Avec Merveilles à Montfermeil, son premier long métrage, Jeanne Balibar signe un film politique et une comédie complètement barrée. Et imagine, “en poussant le bouchon”, un avenir meilleur pour ces quartiers et habitants laissés pour compte.
Jeanne Balibar est fatiguée ce jour-là. Elle joue à Bobigny, chaque soir, Bajazet de Racine (et Artaud), monté par Frank Castorf. Presque quatre heures de représentation. Pourquoi la rencontrer aujourd’hui ? Parce qu’elle vient de réaliser son premier long métrage, une belle comédie politique, indisciplinée et réjouissante, un conte utopique en banlieue, avec plein de personnages, comme dans les films de Fellini.
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Avec un côté rivettien totalement assumé. Interview à domicile, dans un salon confortable avec un vieux chat qui ronronne et l’obscurité qui tombe lentement sur un Paris en grève. « ll faut la faire, cette grève, de toute façon », me dira Jeanne Balibar. Une entrevue à la fois artistique et politique, les deux mêlés, sans mâchage de mots.
Quelle était l’idée de départ de Merveilles à Montfermeil ?
Jeanne Balibar — Je me suis toujours dit que la politique dans les quartiers était un truc à la fois hilarant et désespérant. Hilarant parce que désespérant, désespérant parce que dérisoire. Toutes ces mesures, parfois inventives, intéressantes, mais sans moyens pour les réaliser, comme une goutte d’eau dans un océan d’inégalités, c’était un merveilleux matériau de comédie. Par ailleurs, je connaissais un peu Montfermeil.
Clichy-sous-Bois et Montfermeil, c’est aussi le lieu des émeutes de 2005… Enfin, il y a la personnalité des acteurs principaux qui étaient aussi à la racine du film : Emmanuelle Béart, la seule actrice à avoir cette aura, ce talent, ce sex-appeal, et en même temps un sérieux foncier, viscéral sur la question de la politique. J’ai aussi vu que Ramzy était James Stewart : élégance morale et finesse dans la virtuosité. Le citoyen idéal.
En 2012, je suis allée faire des recherches là-bas, et j’ai rencontré plein de gens. Je suis tombée sur une vraie mine puisque la réalité dépassait tout ce que je pouvais avoir imaginé, si bien que presque tous les éléments comiques qui sont dans le film existent réellement : la journée de la djellaba (à Aubervilliers), les cours de respiration, les cours pour apprendre à se déplacer dans les transports en commun, la fête de la Brioche, les jardins partagés. Ensuite, j’ai poussé le bouchon.
Les trois seules choses que j’ai inventées : le service d’assistance à la satisfaction sexuelle à domicile (mais qui existe dans un programme électoral que j’avais lu), l’enseignement des mathématiques en arabe et la Montfermeil International School of Languages… (rires)
Mais pourquoi es-tu devenue cinéaste ?
Oh, peut-être que je ne ferai qu’un seul film dans ma vie, et ce sera celui-là. Ensuite, j’avais déjà coréalisé un moyen métrage avec Pierre Léon, Par exemple Electre (en 2013 – ndlr), un objet totalement bizarroïdissime, très expérimental. Il était très barré. Déjà plein de gens trouvent que Merveilles à Montfermeil est trop barré…
Ah bon ?
(d’un air las) Ouais… Mais tout de suite, je me suis dit : on va créer des ateliers de préparation pour pouvoir travailler avec les gens, là-bas. De la préparation au corps et à la voix pour que les amateurs soient à l’aise devant la caméra. J’y allais avec mes techniciens. Donc, on faisait des exercices formels mais très intelligents (rires) !
En 2012, j’ai écrit le scénario en quinze jours, ensuite j’ai cru que ça allait se faire tout seul… Dans ma grande naïveté, j’ai cru que tout le monde allait me donner de l’argent, parce que c’était le scénario, parce que c’était moi (rires). Taratata ! Personne n’aimait le scénario et personne n’avait envie de me donner de l’argent dans le cinéma français.
C’est grâce à l’acharnement de mes producteurs (Martine Marignac, puis Mathieu Amalric et Isaac Sharry), plus l’aide d’autres producteurs, de Ciné+ et du CNC, que j’ai pu le financer. 800 000 euros, une gageure.
Mais depuis que tu as obtenu le César de la meilleure actrice dans Barbara, rien n’est plus facile pour toi, en 2019 ?
Rien de rien de rien de rien. J’ai mis sept ans pour arriver à finir par le faire, ce film.
Le film de Ly et le tien donnent deux angles différents sur ces deux villes.
Le film de Ladj Ly est une dystopie et le mien, une utopie. Aucun des deux films n’est plus réel que l’autre. On a des esthétiques complètement différentes, mais chacun de nous deux retranche quelque chose de la réalité. Lui pour montrer ce qui pourrait arriver de pire, et moi, ce qu’on pourrait éventuellement espérer de mieux.
Mais au fond, sur le constat que ça part de l’abandon anticonstitutionnel de ce « territoire », comme on dit maintenant, par les pouvoirs publics, on est complètement sur la même longueur d’onde. Il montre les bandes de mecs, je filme les mamans. Je pense que l’art, c’est quelque chose qui procède par soustraction.
Ton film est bouillonnant d’idées de jeu d’acteur.
Ça, c’est ce que Philippe Katerine appelle mes “méthodes spéciales”. J’ai mes propres méthodes, que je m’applique en tant qu’actrice, et j’ai donc dirigé les autres acteurs comme je manipule ma propre marionnette. Ils étaient hyper-surpris ; on me racontait que, dans les loges, ils disaient : “C’est vachement bizarre comme elle travaille. Ça doit venir d’Allemagne” (rires). Mais j’ai toujours travaillé comme ça !
J’ai compris un jour, que le truc de Truffaut : il faut tourner contre le scénario et monter contre le tournage, etc, ça vaut aussi pour l’acteur, et il le savait. Il faut jouer contre le personnage et contre la situation. Mais évidemment pas n’importe comment. Je repère dans mon état réel du moment – qui peut être n’importe quoi (mon enfant est malade, ou bien je suis archi de bonne humeur parce que j’ai rencontré un amoureux la nuit dernière, etc.), même si j’ai une scène sinistre à jouer – ce qui doit être la base du jeu. L’identifier et le laisser diriger l’affaire.
Donc, j’ai fait pareil avec mes acteurs. Evidemment, ça demande de l’entraînement : quelle est l’expression dont il va falloir se servir pour tirer ce fil et quelle dramaturgie elle va apporter. C’est comme chez Proust, on met des trucs dans l’eau et plein de significations se déploient. C’est dialectique. C’est aller contre pour faire éclore plus. Ça provient d’une extrême confiance dans la force… de l’histoire. (silence) C’est une conviction esthétique.
Il y a eu la déconstruction, avec des choses très explosées, fragmentaires, et on peut maintenant prendre une histoire qui a l’air linéaire et la faire exploser de l’intérieur. De toute façon, elle continuera à se raconter, l’histoire. Elle se racontera même mieux si on passe son temps à la dynamiter à chaque instant de l’intérieur. Et puis je pense que ça provient aussi très fort de Rivette : c’est comme cela qu’il travaillait.
On arrivait et il disait : « Alors, qu’est-ce que vous feriez ? » Et on voyait. Et ça provient aussi d’une phrase que j’ai lue un jour, de Rohmer : « Il faut toujours travailler avec le hasard, c’est notre meilleur ami, c’est lui qui fait advenir l’inconscient du film. »
C’est aussi godardien, comme idée, non ? Pas le hasard, mais c’est l’instant, le moment : il faut s’adapter au réel.
Oui. Ensuite, j’avais un rapport au réel qui n’était pas tant de s’y adapter. Je disais toujours à tout le monde : « On fait une comédie musicale cachée. On fait un film de Demy, sauf qu’on n’a pas besoin de construire quoi que ce soit d’artificiel pour arriver à faire un film enchanté.
Tout est déjà là. Pas la peine de composer de musique, il y a soixante-deux langues qui sont parlées dans le film. Et tous les registres de langue : poésie, langue administrative, borborygmes, etc. Les couleurs aussi. Pas la peine de repeindre toute la ville de Rochefort ! (rires) Il y a ces chantiers qui sont bleus ! L’irréel, le songe, il suffit d’aller le chercher dans le réel… »
Ton film est politique. Tu nous montres une ville utopique dont on rêverait tous.
Le cinéma, c’est quand même… l’endroit du rêve, pour moi. Un endroit où l’on entre dans un rêve mais aussi un endroit où l’on peut faire exister des rêves. Ensuite, il faut les faire exister de façon paradoxale parce qu’il faut avérer le fait que c’est du rêve. Je trouve qu’on nous empêche de rêver.
Je trouve que, pour des raisons très politiques et pour des raisons très économiques très stupides, il y a une poignée de fanatiques intégristes fondamentalistes de la religion de l’argent qui accumulent aux Bermudes des sommes toujours plus monumentales depuis les politiques reaganiennes de fiscalité.
Cet argent nous est confisqué, il nous est volé, et si on le récupérait, on pourrait réaliser des milliers de rêves magnifiques que nous portons en nous et qui nous permettraient de vivre et de respirer d’une manière tellement belle. Et ça me rend folle que nous ne puissions pas essayer toutes ces idées avec tous les milliards qui sont entassés comme des vieux cacas je ne sais pas où. Au lieu de ça, on nous enfonce tout le temps dans la sinistrose et la haine. C’est ça, le moteur de ce film.
“Nous sommes entravés dans la circulation du désir, qu’il soit sexuel, politique ou amoureux”
Il y a aussi une sorte d’utopie sexuelle assez réjouissante dans le film. On a l’impression qu’au fond tout le monde pourrait éventuellement coucher avec tout le monde…
Il y a une utopie sur la circulation du désir, disons. Tout ça va ensemble. Nous sommes entravés dans la circulation du désir, qu’il soit sexuel, politique ou amoureux. Le sujet important, pour ces personnages, c’est aussi la tendresse ! C’est pour ça que j’ai repris ce canevas rebattu de la comédie de remariage entre Ramzy et mon personnage. Qu’est-ce qui peut faire recirculer la tendresse comme condition d’un désir ?
Le découragement politique donne aussi un sentiment d’impuissance.
Oui, c’est un film sur l’impuissance, l’impuissance désirante. Quand même. Mais c’est aussi une comédie, j’espère pleine de vitalité. On a encore la possibilité d’être dans la joie ! De dire : « Nous sommes des millions à être capables d’être joyeux, de ne pas avoir le choix entre Marine Le Pen et Jean-Michel Blanquer ! Deux figures sinistres de la sinistrose la plus sinistrissime ! On peut faire quelque chose contre la castration qui nous est infligée en permanence. »
Parle-moi de cette scène festive où les personnages écrasent des œufs sur la tête d’un mannequin portant un masque de Macron. Il y a quelques semaines, tu t’en es pris dans une interview pour SoFilm à l’attitude de Macron, qui prétend avoir été ému par Les Misérables de Ladj Ly. Où en es-tu avec lui, si j’ose dire
Cette scène du film, je l’ai inventée en m’inspirant du souvenir d’une scène des Maîtres fous de Jean Rouch (1955 – ndlr), où les gens se déguisent et fabriquent des espèces de marionnettes du personnel colonial, sur lequelles ils égorgent un poulet. C’est une pure scène de cinéma. Une réminiscence, avec la personne qui incarne la fonction de président de la République française en 2012, c’était Hollande quand j’ai écrit.
“Montfermeil est l’une des villes les plus inaccessibles de la banlieue”
Ce qui est marrant, c’est que quand je suis arrivée à Montfermeil, j’ai découvert ce qu’était la municipalité (des Républicains à l’extrême droite des LR). Ces gens ont pris des décisions politiques avec lesquelles je suis en désaccord profond (ils ont, par exemple, coupé le chauffage dans les écoles qui accueillaient des enfants de familles sans papiers), mais il faut que je dise qu’ils savaient très bien que nous n’étions pas du tout du même bord et ils ne m’ont fait aucune difficulté pour tourner le film. Ils ont tout mis à ma disposition.
Mais ce que j’ai constaté, c’est qu’en fait, c’était comme un bout de France coloniale, cet endroit, Montfermeil (pas Clichy). Comme un coin très éloigné. C’est l’une des villes les plus inaccessibles de la banlieue, c’est très loin du centre de Paris. Et là sont échoués des nostalgiques des colonies françaises. Ils m’ont fait visiter une école privée hors contrat, favorisée par la Ville, où tous les matins on réunit tous les petits enfants (dont beaucoup sont noirs et arabes) en uniforme pour leur faire saluer le drapeau français et chanter La Marseillaise.
Le tennis club où j’ai tourné a un restaurant de réinsertion où viennent déjeuner les gens de la municipalité. Tous ces Blancs sont assis là et des jeunes Noirs habillés en blanc avec la serviette sur l’épaule leur servent des plats gastronomiques. On se croirait en Afrique en 1955 ! Ladj était complètement d’accord avec moi !
Du coup, ça m’a réconfortée : cette scène qui m’a été inspirée par Rouch et qui date de l’époque coloniale n’est pas débile. Il y a quelque chose de cela qui se continue à Montfermeil. Donc c’est quand même plus le président de la République que Macron que j’ai mis dans l’image…
“Il y a des gens, là, qui sont martyrisés et traités de manière inique et anticonstitutionnelle”
Ensuite, est-ce que j’ai plus envie de parler de Macron que cela… Je pense qu’il faut respecter la loi de la République : il y a égalité des territoires, égalité des services publics sur l’intégralité du territoire français. Ça n’est pas le cas, loin de là. On le sait : il n’y a pas autant d’argent pour les gens qui habitent Clichy-Montfermeil que pour ceux qui habitent Paris !
Ça se traduit dans les transports, dans les écoles, les hôpitaux, les services d’aide à la personne, à Pôle Emploi, etc. Tout, tout, tout. Donc, il y a des gens, là, qui sont martyrisés et traités de manière inique et anticonstitutionnelle et qu’on rend responsables de cette situation qui est créée par le fait que la République ne respecte pas sa propre constitution.
Ensuite, s’il y a un type qui a fait l’ENA, qui a été ministre, qui est président de la République et qui est censé avoir toute sa vie étudié ces dossiers-là, et qui fait semblant de le découvrir un jour parce qu’on lui a montré un film, il y a un énorme problème. Ça veut dire que ça fait quarante ans qu’il ne fait pas son travail.
Il y a des politiques économiques qui envoient le monde entier dans le mur. Il faut arrêter. Ça ne veut même pas dire qu’il faut faire la révolution. Changer de politique économique, c’est possible. Je pense qu’ils sont tous fous, les hommes politiques. Mes personnages aussi, moi aussi, les acteurs sont tous fous. Seulement, quand les acteurs exercent leur folie, ça ne détruit pas la société.
Il faut arriver à ce que la folie des gens soit canalisée par la société, par les rapports de force, de manière à ce que ça serve la société plutôt que de la détruire. Après, qu’ils soient fous ou qu’ils disent n’importe quoi… Oh, on en est tous là (rires).
Je te trouve bien philosophe…
La folie, il faut l’intégrer. Si on se dit : il faudrait qu’ils ne soient ni fous ni menteurs, on n’arrivera jamais à rien, ça n’existe pas. A propos de ce film, j’espère qu’il montre mon rapport au monde. Quand les gens me disent : c’est barré. Je dis oui : barré comme quand les gens essaient de faire vivre de la liberté. Dans une vie où il y en a si peu.
Merveilles à Montfermeil de Jeanne Balibar, avec elle-même, Emmanuelle Béart, Ramzy Bedia (Fr., 2018, 1 h 49)
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