Dans Va savoir, Jeanne Balibar joue au c’ur du chœur mis en scène par Jacques Rivette. Un rôle d’amoureuse et de joueuse qui rend justice à une comédienne maîtresse de son art.
Beaucoup d’indices biographiques ont été remâchés à propos de Jeanne Balibar, jusqu’au cliché, jusqu’à l’éc’urement. Le père philosophe au nom encombrant, la mère physicienne, le grand-père mathématicien. Les études brillantes Normale sup, mastère à Cambridge sur les éditions de Machiavel interrompues brutalement le jour de l’épreuve de géographie du concours de l’agrég d’histoire pour bifurquer vers le théâtre. Les débuts fulgurants à 25 ans simultanément à Avignon et à la Comédie-Française. La filmographie additionnant la crème des jeunes auteurs français (Desplechin, Assayas, Ferreira Barbosa, Podalydès, etc.). Le compagnonnage artistique avec le père de ses enfants, Mathieu Amalric (elle a été quatre fois sa partenaire et a tourné deux fois sous sa direction : Mange ta soupe et Le Stade de Wimbledon 1). Sa fantaisie, son espièglerie, cette fameuse « singularité » dont on l’affuble comme pour mieux la cataloguer. Et même une réplique définitive (« Cette fille est dangereuse, il ne faut pas en tomber amoureux », dans Dieu seul me voit), de celles qui édifient les mythes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un personnage, sans aucun doute. Aura-t-on la chance de rencontrer la personne ? En ce jour de promotion du miraculeux Va savoir de Jacques Rivette, on voit arriver pour l’entretien une grande fille brune et longiligne, fatiguée d’enchaîner les entretiens, jet-laguée par la récente présentation du film à New York, mais soucieuse de ne pas répéter ce qu’elle aurait dit à d’autres journalistes. Autant dire que Jeanne Balibar ne se ménage pas, ne s’endort pas dans le confort. Entre deux gorgées de Coca, elle tente de rassembler ses mots, d’être précise mais pas tranchante, juste mais pas docte. Elle conclut la moitié de ses réponses, souvent surprenantes de parler-vrai, par « … mais ça, vous ne l’écrivez pas », aussi bien, imagine-t-on, pour préserver les autres qu’elle-même. Car on pressent que Jeanne Balibar ne se ment pas, ce qui peut se concevoir comme l’art suprême de la comédienne, mais aussi, peut-être, l’intranquillité de la femme, son inquiétude fondamentale.
Comédienne justement : à quel moment a-t-elle découvert sa vocation ? « A la suite d’une rupture amoureuse. Je m’imaginais face à l’autre : comment je lui dirais ça, comment je lui répondrais ci. Ça m’a aidée de pouvoir recourir à l’imaginaire. Plus tard, il y a eu le plaisir, tout simplement, à jouer. » Entre cette prise de conscience et l’assomption que constitue le rôle de Camille dans le film de Rivette, il se sera passé du temps, et surtout beaucoup de rôles, de rencontres, d’étapes. « A une époque, au théâtre surtout, j’ai cru que jouer, c’était entrer en transe, répéter les mots comme on psalmodie. Et effectivement, c’est assez impressionnant. Et puis, tout le monde n’y a pas forcément accès, donc on a le sentiment d’atteindre un registre privilégié. Mais avec le temps, j’ai compris qu’en réalité cet état de transe vous blindait, pouvait empêcher l’émotion de passer. Aujourd’hui, j’essaie de travailler sur de plus petites choses : par exemple, j’ai été très sensible à de minuscules gestes que fait l’actrice principale des Joueurs d’échecs de Satyajit Ray, qui m’ont renvoyée à la danse indienne, d’une précision microscopique. Ça peut paraître insignifiant, moi, ça me transporte. Et puis un acteur dont on sent trop qu’il veut être là, ça n’est pas forcément idéal. Dans Va savoir, j’adore la scène avec Claude Berri parce que, justement, il n’a pas l’air très sûr de son désir d’être là. »
Il y a le désir et il y a le hasard. Va savoir a d’abord été conçu pour Emmanuelle Béart. A sa demande même. Mais elle est partie sur d’autres films. Rivette a donc vu d’autres comédiennes, avant de trancher pour Jeanne. Elle vous raconte ça tranquillement, sans forcer sur l’humilité. « Avec une autre comédienne, Va savoir aurait été un autre film, un autre hasard. Mais c’est moi, et j’en suis ravie. Je me suis très vite sentie en complicité avec Rivette dans ce qu’il appelle le « bricolage ». Ça convient bien à mon désir d’être disponible à la prise, de me laisser surprendre par le moment, d’accueillir l’imprévu. » Jeanne Balibar ou l’éloge de l’interprétation comme disponibilité au sens fort. D’ailleurs, elle ne se rêve ni scénariste ni metteur en scène. « J’adore que ça m’arrive tout cuit. » Ce qui n’exclut, on l’aura compris, ni le travail ni l’angoisse. « Et puis, j’ai été une fois à l’origine d’un film, Jeanne et le Garçon formidable, et finalement il s’est fait sans moi. Ça m’a convaincue, s’il en était besoin, que je dois décidément faire confiance au hasard. »
Savoureuse quand elle commente avec extra-lucidité comment quelques-unes de ses collègues se laissent enfermer dans une « certaine économie du cinéma », elle se désolidarise énergiquement du statut de « vedette ». « Non, non, je ne crains pas que les médias s’approprient mon nom. Au contraire, je suis seulement en train de me l’approprier. » Référence discrète au patronyme paternel. Mais aussi distance avec le personnage public qui vit sa vie de son côté, sans qu’elle se sente forcément concernée.
Avec Va savoir, Rivette a offert un cadeau royal à Jeanne Balibar, lui permettant de déployer tous ses sortilèges, toute sa séduction plus ou moins à rebours. Mais le cadeau pourrait s’avérer empoisonné : que jouer après ça ? « Je trouve que les acteurs vieillissent mal, beaucoup s’autoparodient. Mieux vaut imiter les autres, ça peut donner des choses intéressantes : j’ai appris ça chez Ariane Mnouchkine. Je reçois des propositions de grosses comédies commerciales qui font appel à moi pour élargir leur c’ur de cible, sans doute pour agiter le clignotant « film d’auteur » au public concerné. Et puis il m’arrive ce que nous craignions avec mon agent : certains réalisateurs cherchent à me décaler. » Autrement dit, cherchent à importer dans leurs comédies calibrées son exotisme, sa personnalité, « d’autant que je peux très vite partir dans le boulevard ». Jeanne Balibar ne serait pas la première à connaître ce syndrome : voir récemment Fanny Ardant dans les Pédale douce ou autres Ridicule, Nathalie Baye dans Ab Fab… Balibar a d’ailleurs flirté avec cette ambiguïté dans Ça ira mieux demain de Jeanne Labrune, où elle a beaucoup fait rire les nombreux spectateurs, mais pas forcément tous pour les mêmes raisons. On la préfère à l’évidence chez Jean-Claude Biette (Trois ponts sur la rivière, à revoir de toute urgence) ou Rivette qui la distribuent moins paresseusement dans l’évidence de sa fantaisie, prêts à prendre avec elle la tangente.
D’autres journalistes attendent, l’entretien touche à sa fin, ses mains fébriles baguées de turquoise renvoient à la bague-pivot de Va savoir. Sachant que Jeanne Balibar n’est pas de ces actrices dont la sensibilité au monde s’arrête aux pages culture des magazines, on évoque sur la pointe des pieds sa mobilisation auprès des sans-papiers, en particulier via la reprise de la chanson Les Petits Papiers. Elle bondit : « Mais je n’ai rien fait de particulier, il faut arrêter avec ça. J’ai juste fait quelques manifs, enregistré un disque : c’est du civisme, pas du militantisme. Mon meilleur ami a été président d’Act Up pendant cinq ans : je sais ce que c’est que le militantisme, l’engagement. »
On la trouvait fatiguée, on la quitte fougueuse. On est ravi.
{"type":"Banniere-Basse"}