[Jean-Luc Godard est décédé ce mardi 13 septembre. À cette occasion, nous vous proposons de redécouvrir cet article.]
[Nos grandes séries – Jean-Luc Godard] Pour ce deuxième épisode, retour en 2003 où nous montrions comment le Godard écrivain, peintre et musicien était parvenu à faire du sampling un art en soi.
Les Inrocks lancent des séries consacrées aux grandes figures suivies par le magazine depuis des années, voire des décennies. Après Houellebecq, Assayas ou Miyazaki, voici notre série consacrée à l’immense Jean Luc Godard, à l’occasion de la diffusion de son film, Le Livre d’image, sur arte.tv. A la fois cinéaste révéré et artiste total, il a été de ceux qui nous ont toujours accompagnés.
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En quarante-cinq ans de cinéma, Jean-Luc Godard a toujours maîtrisé le sampling et le collage tout érigeant, comme un DJ prend des notes à la volée, un système de citation/déconstruction qui laisse resurgir la sensation et entrecroise les disciplines artistiques.
Godard artiste, la définition est pleine : incarnation de son art, son résumé, son synonyme et son horizon, tout en s’inscrivant avec un appétit de baleine dans une stratégie d’association-appropriation-ingestion-digestion de tous les autres arts : il y a un Godard peintre, un Godard musicien, un Godard écrivain.
Bien qu’il n’ait jamais peint, encore moins composé, publié des critiques seulement puis des fragments de scénarios, mais aucun roman à proprement dit. Sa modernité est de perpétuer les arts, de les faire passer dans le sien, d’interpréter au cinéma le geste du peintre, le geste de l’écrivain, du musicien.
A ce titre, il est le seul métamoderne possible. Evoquer Godard artiste est une source immédiate de malentendus, de confusions : il ne s’agit pas de se satisfaire des citations littéraires, picturales et musicales qui nourrissent son cinéma, ni d’avoir tout dit une fois qu’on aura placé ces détournements très haut, comme matière première de son système.
Antonioni, Bergman, Rossellini et lui…
Mais de voir si des fois la modernité godardienne n’aurait pas réussi à prolonger le geste artistique par les moyens du cinéma, restituant l’avènement d’une phrase, d’un mot, d’une musique, d’une lumière, d’une couleur, d’une composition.
Des grands modernes (Antonioni, Bergman, Rossellini avant lui travaillaient à la rupture), il est celui qui a la conscience la plus ample de la modernité de son outil. Pas une conscience fière, agressive. Au contraire, l’emprunt, la référence, la déférence et la révérence de Godard aux autres arts est l’aveu de la faiblesse du cinéma, art dernier, idiot de la famille, mécanique de capture prenant le pas sur l’homme et qu’il faudra forcer si on veut la dominer.
Godard a inventé une position nouvelle : celle de l’artiste incomplet
Le cinéaste n’écrit pas (il n’a même pas besoin d’être scénariste), ne compose pas (on le fait pour lui), ne peint pas (son outil reproduit) : il est celui qui compose avec les éléments épars. En montrant le cinéma sous la lumière de cet aveu, JLG n’a pas seulement donné une légitimité à la citation, ni même désigné l’emprunt aux autres arts comme l’essence secrète de tout le cinéma (dès les frères Lumière, que fait le cinéma ? il cite le réel), il a inventé une position artistique nouvelle : celle de l’artiste incomplet. Qui ne prend son outil qu’à partir de son incomplétude.
Critique aux Cahiers, Godard n’avait ni le sérieux de Rohmer et de Rivette ni les colères d’amoureux transi de Truffaut. C’était un dilettante vaguement pitre jouant avec les mots, usant des superlatifs à en vomir. Volontiers paradoxal, il écrivait comme on monte un film, par association d’images.
De l’art du cut-up à la Burroughs au découpage des mots
Devenu cinéaste, il a ensuite beaucoup cité (on le lui a assez reproché) sans prendre le soin de nommer ses sources (et puis quoi encore ?). Ensevelir, au nom du magma film, les mots des autres sous un irrespectueux anonymat, c’est aussi devenir l’automate de la littérature. Burroughs et ses cut-up hante bien sûr ce geste de joueur compulsif des mots. En quarante-cinq ans de cinéma,
Godard aura surtout proposé un idéal de lecteur. Il cite comme on prend des notes : entendre cela au sens littéral, comme un DJ aujourd’hui prend des notes à un autre et les redistribue à partir de ses agencements à lui. L’écrit est d’entre tous les arts celui que Godard sacralise le moins. Le livre est un acteur (et on sait ce qu’il pense des acteurs, dans le fond), indispensable au film et à qui on emprunte quelques traits.
Il substituera à l’écriture la puissance graphique des mots posés sur une image
Comme l’acteur, qui n’a pas accès au script, le livre ne sait pas pourquoi on le convoque. Mais s’il se voyait à l’écran, le livre comprendrait qu’on l’entend là comme on ne l’a jamais entendu avant : fragmenté, mais photographié dans toute sa puissance.
Il a fait des livres, oui. A partir du numéro 300 que lui confieront les Cahiers en 1979, et à sa suite le livre des éditions Albatros (Introduction à une véritable histoire du cinéma) et enfin le coffret inutile mais indispensable des Histoire(s) du cinéma paru (pas trop tôt) dans la Blanche Gallimard, il substituera à l’écriture la puissance graphique des mots posés sur une image, en marge d’une image, couchés sur une piste de la page. Là, on peut parler littéralement de son écriture : elle est ronde, nette, féminine. Il semble préférer les feutres noirs, rouges des fois.
Coloriste, JLG exploite les bleus, les rouges et les jaunes
A Grenoble, quand il découvrira les ordinateurs, alors même qu’il s’interrogeait sur l’effacement de l’auteur, qu’il ne devait rêver que de ça au fond, être le robot de lui-même, déplacer l’artiste incomplet vers l’artiste absent, il s’abandonnera au corps d’écriture des premiers logiciels informatiques, lettres carrées blanches sur fond noir, avec quelque chose de martial dans cette façon de détacher la pensée de la main qui l’écrit : Hal 9000 est le dernier bon écrivain. Apple est le Gallimard intelligent des années à venir.
Le Godard des années 60 regardait ses contemporains peintres comme des compagnons en modernité. Le pop art, ses couleurs primaires, ses affiches lacérées (Mimmo Rotella, Raymond Hains), ses icônes élevées sur l’autel de la consommation lui allaient comme un gant, tout comme la tentation ready-made (Week-end, “un film trouvé à la ferraille”).
Coloriste, JLG exploitait les bleus, les rouges et les jaunes, nous les montrait comme on montre le monde à un albinos soudainement guéri. Montreur préventif, cependant : “ce n’est pas du sang, c’est du rouge”. Il fallait entendre cela autant comme une trouvaille de sémiologue (le signifiant prime sur le signifié) que comme une intuition de peintre (repartir de la couleur).
Pierrot (Ferdinand !) révérait Modigliani, Vélasquez peintre des nuits, Renoir et sa Marianne idéale, mais il allait main dans la main avec l’art de son temps. En 68, de sa rupture avec le cinéma découlera aussi une autre façon de concevoir le lieu de la peinture comme terre de repli. A l’action s’est substituée la réflexion sur le mode hanté du misanthrope.
“Passion”, son film le plus pictural ?
Plus question d’autre chose que de peinture classique. Il vit loin, à Rolle, et comme un peintre change de lumière dès qu’il change d’atelier, les bruns, les teintes froides dominent désormais son cinéma en bord de lac, trempé de lumière crépusculaire. La critique commence à parler de mort du cinéma.
Le Godard peintre prend toutes les mesures de ses interrogations dans Passion, ce film où le cinéma va regarder la peinture (avec de la lumière, pas avec des yeux), puis vouloir la ranimer (comme on ranime un cadavre). A moins qu’il ne veuille la ranimer avant de savoir la regarder. L’échec de Jerzy, le cinéaste de Passion, ce n’est pas sa vanité à flirter avec les peintres, c’est de vouloir filmer avant de regarder la peinture comme un peintre, d’égal à égal, d’artiste à artiste.
Le leitmotiv de Passion est essentiel : apprendre à voir les choses avant de les nommer. L’approche qui n’est pas si éloignée du Daniel Arrasse de On n’y voit rien : le constat tiré que, pour réapprendre à voir, il faut commencer par dé/peindre. Comme on peut dé/faire. (Jean Louis Schefer, dans ce magazine, en 1998, s’est dit malgré tout consterné par le manque de pertinence de JLG lorsqu’il filme un tableau).
Passion, on peut le voir comme un remake du Mépris, deux films sur un tournage impossible. La peinture classique (Delacroix, Goya, Vélasquez) a remplacé L’Odyssée d’Homère, la peinture est la dernière mythologie : normal, elle est la dernière à avoir fréquenté les dieux avant qu’ils ne désertent. (Cette absence regrettée des dieux est, avec le goût des jeunes filles, le secret de son amour, de peintre à peintre, pour la peinture classique, durant les années 80-90.)
La mutation du chef d’orchestre en DJ
Récemment, JLG a signé un film pour le MoMA à New York : The Old Place. Titre funeste pour un film où l’art moderne est étrangement absent. Normal : l’idéal de Godard n’est plus la peinture mais la musique. Tous ceux qui sont passés par l’abstraction le savent, à commencer par le peintre Robert Motherwell.
“La peinture moderne comme tous les arts, et de même la tendance générale de l’humanité moderne civilisée, est de devenir de plus en plus ‘musicienne’.” (in L’Humanisme de l’abstraction, éditions L’Echoppe) Le musicien Godard est le devenir du peintre Godard.
Longtemps, dans les couloirs de Libération, on pouvait voir une photo (de Gilles Peress il me semble) prise à Cannes en 1984, l’après-midi qui précéda la projection de Détective. Godard règle les derniers essais de son et de lumière à la façon d’un chef d’orchestre. Il est de dos, ses bras exécutent une arabesque, si on ferme les yeux on peut voir une baguette.
La photo d’un fantasme tout-puissant donnant à voir un état de Godard démiurgique. JLG ayant passé les trois dernières décades à donner l’illusion qu’il crée dans une solitude absolue, c’est désormais non plus comme chef d’orchestre qu’il nous apparaît mais comme un DJ.
Notre pote le DJ possède une technique proche du hip-hop, samplant, scratchant à tout-va, attentant au défilement, travaillant ses enchaînements, superposant les images comme les sons, arrachant une matière première de son flux pour mieux la modeler dans une autre continuité, anachronique, orchestrant un syncrétisme des temps, “dans un ultime fracassement du souvenir”.
Godard, ça “tape”
Depuis Numéro deux, et surtout par ses Histoire(s) du cinéma, DJ/LG a livré une image précise de ce que doit être un artiste postmoderne se débattant avec des machines, des forêts de câbles (King Lear) pour fondre de l’art avec de l’art. Dans feu la revue techno Cinématographe (n° 95, décembre 1983), celui qui mixe à deux platines témoignait : “J’utilise deux bandes parce que l’on a deux mains”.
Godard mixait ses premiers films trop fort. Impossible de revoir le début de Week-end sans réveiller ses voisins, tous les sons sont surmixés, poussés jusqu’au point de cacophonie. On retrouve chez lui le même travers que les DJ timides, impressionnés à l’idée de devoir séduire un dance-floor et qui, pour se donner du courage, poussent le son trop fort d’emblée. Godard, ça “tape”.
“Il s’agit simplement capter les sons d’un autre monde qui vous tombe dessus” Jean-Luc Godard
En interview, il a toujours eu un mot pour le mixage. En 1966, dans un texte intitulé Trois mille heures de cinéma (Cahiers, n° 184), il avoue s’être trompé d’ingénieur du son pour le mixage de ses deux films jumeaux, 2 ou 3 choses que je sais d’elle et Made in USA : “On peut considérer le son du mixage de deux façons. Soit comme un son neuf, qu’il s’agit de capter, d’enregistrer comme à la prise de vues. Soit comme un son connu, donc un son à reproduire en exploitant au maximum la qualité de la reproduction. Pour reproduire un son, et le faire passer du magnétique à l’optique en mélangeant plusieurs bandes, c’est-à-dire faire un seul son avec plusieurs, Maumont est le plus fort. Mais s’il s’agit au contraire de simplement capter les sons d’un autre monde qui vous tombe dessus, c’est-à-dire faire plusieurs sons avec une seule bande, c’est-à-dire ne jamais considérer le son comme définitif mais comme variable, c’est-à-dire de mixer des rapports et non des objets, et de savoir par exemple qu’il y a certains bruits et certaines musiques qui ne se mettent à exister que lorsqu’elles sont saturées, dans ce cas la jeunesse d’Antoine Bonfanti prime la sagesse de Maumont…”
JLG & “The No Comprendo”
Plus il va avancer dans l’art de la matière sonore, plus il va suivre la voie Bonfanti. Non pour brouiller les pistes comme on l’a trop souvent cru, mais pour les donner à entendre. Le savoir fait écran à notre perception des choses.
Sur l’écran de Godard, les choses, montrées, entendues, “avant qu’on les nomme”, dépossédées du savoir initial qu’on leur prêtait avant : remixées. C’est aussi pour cela que Godard est artiste à partir du moment où il ne nomme pas ses sources. S’il vous dit : là c’est Dostoïevski, là c’est Delacroix, là c’est Bach, il sait qu’on n’entendra pas l’œuvre, on ne la verra pas.
Lorsqu’il filme des musiciens, il les filme au travail, dans le work in progress de la création. Devant les Stones, devant Les Rita Mitsouko, le cinéma de JLG est plein de patience. Qu’enregistraient Les Rita dans Soigne ta droite ? un album qui allait s’appeler The No comprendo. Il respecte les musiciens, le temps des musiciens parce que ce sont des Idiots au sens dostoïevskien du terme.
Ils ont cette lumineuse inconnaissance des choses qui leur donne accès à la plus haute sensibilité. Voire plus. Ainsi cette étrange sentence (de Goethe ?), entendue dans Soigne ta droite : “la mort est le chemin qui mène vers la lumière, on peut ricaner mais on le sait quand on est revenu, revenu de quelque chose qui lui ressemble, peut-être de la musique”.
On sait que l’actuelle période “musicienne” de Godard a commencé avec For Ever Mozart, tout de suite après deux récits de la résurrection (Nouvelle vague et Hélas pour moi). Il n’y a jamais eu autant de pensée pure dans son cinéma : “Si les musiciens s’arrêtent de jouer, moi je n’ai plus d’idées”.
Retrouvez tous les épisodes de notre série grâce aux liens ci-dessous
Episode 1 1998, quand Jean-Luc Godard nous contait ses “Histoire(s) du cinéma”
Episode 2 Jean-Luc Godard, artiste majeur de notre siècle
Episode 3 “Cherche interprète et âme sœur”, Anna Karina raconte Godard
Episode 4 Jean-Luc Godard en 2004 : “En tant que créateurs, on est devenus des SDF”
Episode 5 Vidéo : Dans les coulisses de nos interviews avec Godard
Episode 6 Dix godardismes pour les nuls : ses meilleures “punchlines”
Retrouvez l’interview Inrocks’n’Rolle que nous a accordé Jean-Luc Godard à son domicile suisse (à Rolle, donc) dans notre numéro du 17 avril en kiosque ou en ligne
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