Un autre regard – Voici le troisième volet de notre chronique qui appréhende l’actualité du cinéma du point de vue des inégalités, des stéréotypes et des mutations de genre. Cette semaine retour sur le cinéma de Jean Grémillon, cinéaste que Serge Daney appelait le « grand perdant » d’un âge du cinéma où d’autres, comme Renoir, ont insolemment gagné. Pourtant, Jean Grémillon fut un grand portraitiste de femmes, le représentant d’un féminisme d’avant-garde.
En ces temps de repli obligé, et peut-être de dialogue sans fard avec soi-même, j’ai une pensée pour un cinéaste sincère, entier, adorable et néanmoins trop peu connu et célébré. Alors puisque toute notion d’actualité est devenue, en quelques jours, étrangement caduque, célébrons cet homme, Jean Grémillon, puisque c’est de lui qu’il s’agit. Ce réalisateur français des années 30-50, compagnon de route de Jean Renoir ou Marcel Carné sans toutefois jouir de la même renommée, aimait l’océan, la Basse Normandie dont il était originaire, les héros et héroïnes ordinaires, le don de soi, et un sens du devoir tournant parfois à l’obsession. Il savait filmer l’atmosphère de danger sur un bateau en pleine tempête, l’angoisse dilatée d’un acte chirurgical sur un malade, le risque encouru par des pilotes d’avion réalisant des acrobaties dans l’air, ou encore la menace que représente pour chacun toute passion amoureuse non réciproque ou vouée à l’échec.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un partisan de la douceur
Pourtant, Grémillon qui savait dépeindre les extrêmes, était partisan de la douceur. Pourtant, lui qui affectionnait les drames, ne tombait jamais dans la forfanterie, le cynisme ou la violence. Cela tient forcément un peu aux rôles que jouent dans son cinéma, les femmes. Et celui qui échoie aux hommes : poussés dans les retranchements de leur virilité, filmés en deçà de leur armure de testostérone, les personnages masculins chez Jean Grémillon sont d’une insoutenable grâce et d’une infinie délicatesse. Leur fragilité est palpable, leurs passions houleuses, leur vertige immense. Et tout commence avec Jean Gabin. L’homme fort du cinéma d’après-guerre, sorte de héros national, figure ultra-patriarcale d’une France conservatrice pré-Nouvelle vague, fut à cet endroit précis de sa carrière une fleur. Un roseau. Un poème de Louise Labé à lui tout seul. Au point que l’acteur trop heureux dans sa peau de mâle alpha reniera plus tard ses personnages chez Grémillon, jugés trop féminins.
Dans Gueule d’amour, sorti en 1937, il joue un militaire épris d’une élégante parisienne entretenue qui ne cesse de lui échapper et finit par le rendre fou. Toute cette histoire finit très mal. Mais dans ce qui s’apparente à un mélodrame somme toute relativement convenu pour l’époque (la même année, Pépé Le Moko propulse Gabin sur un canevas assez proche, un héros damné en raison de son amour pour une vamp), Jean Grémillon met ces thématiques à sa sauce. Si la déroute du jeune soldat provincial et naïf symbolise le désenchantement de la classe ouvrière (on est au crépuscule du Front populaire), la vamp est plus qu’une figure repoussoir.
Le cinéaste déconstruit cette image formée par la misogynie ambiante : cette séductrice elle-même, interprétée par l’ambiguë Mireille Balin, est l’objet d’une transaction sexuelle et marchande qui la soumet à une mère maquerelle et à un riche protecteur, et lui donne l’apparence (en façade seulement) d’une bourgeoise. Cependant, il serait exagéré de dire que le film est de son côté. La modernité de Grémillon se concentre plutôt sur son héros masculin, ce jeune sous-officier qui parade fièrement dans son uniforme au début du film : cette « Gueule d’amour » que les dames reluquent et admirent, voire draguent avec concupiscence, pour une fois, n’est pas une femme mais un homme perçu et filmé comme un objet de désir.
Un homme qui pleure
Aux valeurs morales normalement accolées aux entités viriles (et martiale), le cinéaste substitue un joli minois, un corps idéalisé mais vide d’idéal, sans consistance, aveuglé par un amour sans espoir. Privé par la suite de son agréable abord, Gabin n’est plus qu’un bloc de désespoir brut et lacrymal. Un homme qui pleure tout simplement, son amour détruit, incarnant à l’image une puissante transgression.
La passion comme vocation
Au fond, qu’est-ce qui consume « Gueule d’amour » ? Une forme de désespoir social, sans doute. Face à ce vide, ressenti durement par un réalisateur issu lui-même d’un milieu modeste (son père était cheminot), la seule planche de salut est la poursuite insensée d’une passion, fut-elle destructrice. Mais le cinéma de Grémillon évolue, et bientôt cette passion vaine chez un jeune homme immature devient vocation : on retrouve le même Gabin, trois ans plus tard dans Remorques, sublime mélo aux brisures expressionnistes, datant de 1940.
L’acteur y incarne cette fois un capitaine de remorqueur portant secours aux marins en mer. De sauvetages en péripéties, on suit la valse de cet homme avec la mort, tiraillé entre deux femmes dont il est également épris (Madeleine Renaud, l’épouse malade, et Michèle Morgan, son amante). Il s’agit ici encore du désir central d’un homme, mais dont la libido se voit crucifiée par le jeu poignant de Madeleine Renaud, complice et actrice fétiche du cinéaste, à laquelle Jacques Prévert, coscénariste du film, semble avoir réservé ses plus belles répliques. Lors d’une querelle, elle exprime ainsi à son mari la malédiction des femmes de marin, lui reprochant à lui son désir de puissance, une volonté qui le pousse coûte que coûte à se réembarquer, sans cesse et maladivement, à bord de son remorqueur « Le Cyclone« .
Or dans cette tragédie sur l’eau où tout n’est que sifflements et fracas (les scènes de sauvetage dans la tempête font alterner poétiquement petites maquettes de bateaux en studio et prises de vue réelles), on n’oublie jamais qu’il est avant tout question, dans ce film catastrophe empli de chants mortuaires et de mythes, d’une profonde méditation sur la liberté. Celle qu’implique toute vocation et ce qu’on doit être prêt à lui sacrifier. Difficile de ne pas y voir une métaphore du métier de cinéaste et de ce que Grémillon, à l’origine jeune musicien prodige, a dû batailler pour exercer son art souvent freiné par les productions.
La passion plus forte que tout
Cette réflexion se déploie magnifiquement dans une œuvre très originale de l’auteur, Le Ciel est à vous (1944). Madeleine Renaud revient aux côtés de l’acteur Charles Vanel pour incarner un couple passionné d’aviation. Toute la beauté poignante du film tient d’abord à ce portrait d’un modeste couple de province saisi d’un rêve commun de transcendance, de verticalité : rien de leur passion n’est rationnel, et celle-ci va même les conduire à délaisser leur métier (ils possèdent un garage) puis à négliger leur rôle de géniteurs (leurs deux enfants se retrouvent livrés à eux-mêmes). Ils deviennent de “mauvais parents”, des citoyens irresponsables asservis à une addiction : battre des records de vitesse à bord de leur machine dans les airs.
https://www.dailymotion.com/video/x2k0zgi
Ayant recours à l’ellipse, Grémillon élude d’ailleurs la phase d’apprentissage du couple pour le propulser illico dans les nuages, comme si on était dans le domaine du rêve. Un songe partagé qui exalte leur amour, et au travers duquel l’épouse se montre plus héroïque que le mari, véritable tête brûlée cumulant les coupes et toujours plus avide d’aventures périlleuses. Comme à son habitude, Grémillon joue avec les marques de la tragédie et les signes du destin (des chants d’orphelins qui scandent le récit comme une mise en garde divine de ce qui pourrait arriver aux rejetons de ce tandem inconscient) mais nous fait le bonheur d’un happy end inespéré au lieu de la fin attendue qui aurait eu pour effet de punir cette « mauvaise mère ».
Grands espaces et solitude
La vocation virant à l’obsession dévorante et exigeant de constants sacrifices constitue une source de joie autant qu’une forme de malédiction chez les personnages tardifs du cinéaste. L’un de ces sacrifices étant la solitude. Comme notre marin à la fin Remorques, voué à voguer seul sur les flots déchaînés afin de sauver les âmes à la dérive, sur une musique obsédante du compositeur Roland Manuel. Grémillon sait utiliser les grands espaces pour exalter cette solitude, que ce soit dans l’immensité du ciel, ou à la montagne (le sublime décor de Lumière d’été troublé par les explosions de mines) et surtout l’océan, dans Remorques mais aussi deux opus plus anciens du cinéaste (le film muet Gardiens de phare et Daïnah la métisse).
Son dernier film, le plus beau
Et surtout dans ce qui est pour moi son plus beau film, bien que moins célébré, L’Amour d’une femme. On comprend avec cette œuvre sortie en 1953, qui fut sa dernière, que l’être humain le plus estimable aux yeux de Grémillon est celui qui dédie sa vie aux autres. Son ultime récit exalte une figure sublimée de l’altruisme. Une personne qui fait don de sa vie aux autres, sacrifie son propre bonheur au bien-être collectif, au terme d’un douloureux dilemme moral. Ici, dans le décor romantique de l’île d’Ouessant, en Bretagne, une femme médecin interprétée par la bouleversante Micheline Presle pose ses valises afin de soigner ses habitants.
Elle s’éprend bien vite d’un ingénieur de l’île qui lui demande sa main et, au passage, d’abandonner son métier. Elle hésite, lutte contre elle-même, résiste puis consent. La peur de l’isolement l’angoisse. L’amour pour cet homme la porte, et pourtant elle fera le choix inverse qui s’impose, peut-être le seul possible pour elle. Rarement un film n’a évoqué avec autant de précision le lien d’interdépendance entre un individu et sa profession, qui plus est celui d’une femme des années 50 qu’on aurait davantage tendance à voir confinée à la maison.
Destin tragique et libre arbitre féminin
Sa vocation de médecin implique une lutte contre les conventions autant que les éléments qui se déchaînent littéralement contre elle : la plus belle scène du film – et peut-être l’une des plus folles de l’histoire du cinéma – relate sa traversée en mer en plein orage sur une barque ballottée par les eaux, pour rallier le phare où l’attend un malade. Le gardien a une appendicite. Là, dans cette tour encerclée par les flots, sous le regard d’une dizaine d’hommes passifs et émerveillés, elle opère le patient à travers une succession de gestes méticuleux, d’ordres glissés avec douceur mais fermeté. L’intimité de la scène est mise en tension avec l’immensité du cosmos grondant autour du phare breton. On touche à une espèce de splendeur et de perfection, mêlant détail naturaliste et vision poétique et tourmentée. Une ambivalence qui se reflète à l’échelle d’une œuvre superbe où se confondent destin tragique et libre arbitre féminin dans une étreinte indécidable.
{"type":"Banniere-Basse"}