Le petit écran voit grand. Le western est un rêve d’enfance de dimanche après-midi qui devient, pour l’adulte, beau terrain de passion cinéphile et métaphore du monde contemporain.
L’occasion de congratuler Arte qui consacre une superbe semaine a cet art, américain par excellence mais a la portée universelle, et d’exécuter le portrait de John Wayne : un acteur emblématique que l’on retrouvera dans La Rivière rouge et Le Massacre de Fort Apache, deux de ses plus beaux rôles En préambule, une vision politique, historique et esthétique du western par Jean Giraud (alias Gir/Moebius), dessinateur du mythique Blueberry et fan érudit de l’Ouest américain.
L’enfance :
Pour moi, le western est vraiment lié à l’enfance. Mais des perceptions de plus en plus complexes, des visions plus adultes du phénomène sont venues se superposer par couches successives sur la première impression enfantine. Y compris des interrogations sur la fascination elle-même, sur tout ce qui fait qu’une passion devient un champ d’investigations pour soi-même. On se définit d’abord par l’attirance immédiate puis par l’interrogation, la recherche de sens qui se cache derrière l’attirance ou la répulsion. Mais c’est d’abord une attraction collective liée au marché américain, qui émettait beaucoup de westerns. Par rapport à la génération télévisuelle, je fais partie d’une autre race culturelle : je suis devenu un dinosaure, le détenteur d’un monde englouti et le produit d’un univers qui a disparu. Comment faire pour passer de cette imprégnation naïve et enfantine à quelque chose d’élaboré et qui sert de base à une activité professionnelle quotidienne, sans s’ennuyer, sans se sentir honteux ? C’est la méthode du hamburger, on procède par couches successives : d’abord le discernement mystérieux de l’enfance qui pousse vers certains films, certains univers, puis on s’y replonge quand on en a besoin, tout en progressant dans la connaissance de ce qu’on aime. Je construis un système de réflexion sur cet engouement enfantin qui continue à me nourrir émotionnellement. J’utilise ce goût pour le western comme système de références invisible pour énormément de choses, pas uniquement pour Bilicberry.
La construction de l’Amérique :
En Europe, on a une perception un peu tronquée du phénomène .Pour les Américains, le western est essentiellement un problème familial. Les jeunes Américains des années 30 et 40 attirés par le western s’intéressaient en fait à la vie de leurs grands-parents. Pour eux, il était très important d’approcher cette vie-là, d’autant plus qu’elle était fondatrice de la modernité américaine, de l’emprise territoriale complète, de la conquête. Tout ceci est très fondateur et relié à une mémoire familiale . En plus, les choses ont été très vite : la Première puis la Seconde Guerre mondiale ont accéléré le processus de mutation .Le monde du western devenait à la fois un monde très proche et en totale voie de disparition, extraordinairement lointain, avec une nostalgie incroyable . Pas seulement la nostalgie d’un ordre mais aussi celle d’un désordre, la nostalgie des peurs de l’Amérique. En Europe, on a beaucoup de mal à comprendre l’attitude des Américains vis-à-vis des Indiens parce qu’on na pas vécu ce rapport. Pour les Américains, les Indiens sont les Vikings : des gens barbares qui m étaient tout à feu et à sang pour acquérir des richesses et pour prouver, à leur retour, qu’ils étaient bien des hommes et trouver une femme. Sur le plan ethnologique, c’est un système social très honorable (rires)… Mais pour les gens qui essayaient de former des communautés de paix, de construire patiemment un monde en travaillant la terre, c’était catastrophique. En même temps, c’était intéressant, ça les secouait un peu. D’ailleurs, les colons américains qui partaient ‘Hans l’Ouest auraient sûrement construit un pays très différent s’il n’y avait pas eu les Indiens. Ce conflit était doublement cruel : les Indiens n’avaient bien sûr aucune chance, mais les colons qui s’approchaient avaient eux aussi très peu de chances de s’en sortir. Pour eux, les Indiens étaient tri déroutants dans leur façon de concevoir la vie : s’ils donnaient une grande valeur à la vie, ils donnaient aussi une grande valeur à la mort. Pour les Indiens, l’acte de tuer faisait partie des choses nécessaires afin se développer. Pour les immigrants européens ? des gens simples la plupart du temps ? et même pour la législation américaine qui suivait, bâtie sur l’état d’esprit moderne de la préservation de la vie, les Indien étaient des gens cruels et incompréhensibles. Et, pour les Indiens, les Blancs étaient comme un nuage de sauterelles tout aussi incompréhensible. C’est un drame très cruel. Evidemment, quand j’était enfant , je ne le voyais pas comme ça, mais comme une vaste cour de récréation.
L’imagerie :
II y a un fétichisme lié au western. Tous les objets qui ont été fabriqués en Amérique entre 1850 et 1900 sont d’une beauté curieuse, très étrange : les diligences, les chariots, les armes, les bottes, les chapeaux… Tout ceci a créé une imagerie unique. C’était le début du monde moderne, de la fabrication en série. Il y avait un extraordinaire enthousiasme pour cette découverte. Et les jeunes gens de l’époque étaient très conscients d’être à l’avant-garde, des sortes de punks par rapport à la tradition. Créer ces objets était une transgression extraordinaire et ils en multipliaient la beauté. C’est la signature western. Elle est représentée sur les individus par ces objets. C’est une esthétique unique, et aucun système n’a généré autant de littérature et de variations médiatiques que cette période de cinquante ans.
Une terre bénis :
Bien sûr, l’Amérique a su balancer au monde entier son histoire personnelle, son histoire familiale. Avec d’autant plus d’efficacité qu’elle est une création de l’Europe. L’Europe avait un inconscient politique qui nécessitait un espace extérieur pour modéliser une porte de sortie à ses blocages. Cet espace extérieur sera l’Amérique, qui est une non société puisque la société Indienne est invisible : pas de routes, pas de cathédrales, pas de législation, pas de rois, rien. En revanche, une signature invisible à chaque centimètre carré. Chaque lopin de la terre américaine est, depuis trente mille ans, béni et aimé par les Indiens, ce qui fait que le territoire bénéficie d’une charge énergétique extraordinaire. Mais, pour comprendre ça, il faut savoir quelle est la puissance de la prière sur la matière
L’esprit de la frontière :
La question de la survie individuelle. C’est un esprit très particulier qui, en se perpétuant dans le monde moderne, donne lieu à des monstruosités qui représentent la droite américaine la plus réactionnaire. Ces gens sont des malades : ils souffrent de la maladie du passé, de la maladie de l’avidité pour ce qui- n’est plus Une avidité insatiable car liée à une enfance perdue. Ils transposent leur propre enfance perdue à une enfance imaginaire de l’humanité. C’est d’ailleurs ce qui est curieux avec le western : quelque chose de réellement « encoconé » dans le passé avec des limites très précises en temps et en espace. Un moment précis qui commence vers 1860 pour se terminer en 1890. Déjà, en 1895 c’est terminé, il faut aller chercher dans les petits coins résiduels. C’est l’époque de La Horde sauvage.
Modernité du western :
Le cinéma américain est tout de suite confronté à une nostalgie, à un monde disparu. Ce qui a traversé le western ? et qui continue toujours ? est de l’ordre de la modernité. La diffusion de la culture, celle du droit, la répartition égale pour tous du droit au rêve, à la santé, à l’espoir de guérir – même de guérir sa mémoire. Et surtout du droit de changer de catégorie sociale, ce qui était impossible en Europe. Le western fait partie de la naissance d’une nouvelle conception de l’être humain où la loi séculaire qui catégorise les individus est laissée derrière soi. On arrive dans un endroit, dans un territoire où ces choses-là sont toujours mises en échec. Dans la mythologie du western, c’est récurrent : le type qui arrive avec un lourd passé cherche à le faire oublier, et si le passé revient quand même, ce n’est pas forcément une malédiction. Il pourra en être lavé, ça n’empêchera pas son accession à la propriété, à l’amour, à la considération de la communauté. Exactement le contraire de ce qui se passe en Europe. Impitoyable d’Eastwood, c’est cette histoire-là. Et c’est très moderne.
Une nouvelle morale :
Dans le western, l’espace moral est aussi ouvert que l’espace géographique. D’un seul coup, la morale et la loi ne sont plus à l’extérieur de soi, mais doivent se trouver à l’intérieur. Même les gardiens de la loi sont obligés de se poser des questions, car ils n’ont personne au-dessus d’eux. Dans Le Train sifflera trois fois, le shérif est tout seul, il n’a à rendre compte de ses actes à aucune autorité de tutelle. Il est son propre garant et doit définir lui-même le cadre de la loi. C’est la fondation d’une société : il s’agit de créer une égalité nouvelle. Une révolution, c’est ça.
Le territoire :
Ce qui est remarquable, c’est la conjugaison entre cette ouverture révolutionnaire sur le plan éthique, la créativité au niveau des formes et la nature du terrain. Il faut intégrer dans l’équation l’aspect tellurique, un peu magique du territoire, son émanation minérale, les distances extraordinaires et la présence du désert. C’est le cadre de cette nouvelle société. Et aussi, bien sûr, la présence d’hommes qui vivent là depuis fort longtemps et on trouvé un équilibre écologique parfait avec le monde végétal et animal. Du coup, ils n’avaient pas plus de chances de résister à l’arrivée des Blancs que les fleurs et les papillons.
Pionniers :
Danse avec les loups fait apparaître avec beaucoup d’acuité l’aspect dévastateur de la pensée blanche. On voit un Blanc qui devient un meilleur Indien que les Indiens, II y arrive car c’est un individu qui a une culture familiale, littéraire, qui lui permet de comprendre le monde comme un homme moderne. Avec lui, le spectateur peut s’identifier à quelqu’un. Si Costner avait voulu montrer un homme simple de la fin du XIX », il aurait eu plus de difficultés pour trouver chez le spectateur un créneau d’identification. En fait, les pionniers sont des gens qui nous sont très étrangers, qui vivaient une sorte d’hypnose collective, qui ont fondé une civilisation.
Conquête de l’Ouest, conquête du monde :
Pour que cette passion du western ne meure pas, pour la nourrir, il faut avoir l’intelligence de voir ce qui la relie de façon prophétique au monde moderne. Ce n’est pas par hasard si l’Occident s’est autant intéressé au western. Cet engouement n’est pas lié à des choses accessoires, mais au contraire très centrales et très fortes. Beaucoup de gens qui s’intéressent au western ont vu la relation qu’il y a entre l’histoire de la conquête de l’Ouest et l’histoire de la conquête de la planète. Ça touche à notre relation avec le monde archaïque, c’est-à-dire avec l’enfance de l’humanité qui est toujours présente sur la planète à travers le chamanisme ? la grande religion mère. Et puis notre pensée moderne, la réunification planétaire, le respect des particularismes, la mondialisation des communications, de la circulation des biens et des informations, et la nécessité de préserver les zones encore vierges : toute cette problématique est celle du western. Cette période de l’Histoire retrouve une actualité et devient emblématique de ce qui se présente à l’échelon planétaire. Le western continue donc à avoir une utilité dramaturgique , c’est-à-dire une utilité éthique, morale, philosophique et politique. A travers le western, on peut encore parler de choses vitales.
Les réserves :
Avec les réserves, les Américains nous ont donné un modèle de ce qu’il faut faire. Les réserves ont très mauvaise réputation, c’est un terme péjoratif, mais c’est unique. Ce qui n’est pas très bon, c’est la façon dont ça a été fait jusqu’à maintenant. Malgré sa mauvaise réputation, cette notion de réserve peut évoluer d’une façon favorable si les Indiens prennent conscience de leur importance et de leur génie propre. On ne leur a laissé qu’une parcelle du monde qui leur appartenait, mais c’est mieux que rien. D’autant plus que cette parcelle n’est pas fermée : les Indiens peuvent en sortir et y revenir, il n’y a pas de murs. C’est très douloureux et angoissant, mais c’est aussi une situation formidable : ils sont mis en état de protection. Et les tentatives de leur prendre ce privilège sont innombrables. Il faut qu’ils se battent pour le garder et ainsi rester des guerriers. Les Indiens me fascinent et Blueberry ne peut vivre que dans le monde des Indiens. Il n’y a que là qu’il est bien.
Fin du western ?
En tant que genre cinématographique, le western n’est pas mort – contrairement aux apparences. Ce qui a disparu, c’est la production de routine. Maintenant, on retrouve le bon petit western bien ficelé dans des séries télé. La production courante a été évacuée, car moins nécessaire à la création de la mythologie des grands-parents et arrière-grands- parents. Elle était devenue moins utile aux Américains, ils avaient coupé le cordon ombilical avec ce système de références, avant que ça ne devienne trop névrotique. Ce qui a vraiment contribué à couper le cordon, c’est la guerre du Vietnam. Du coup, le western est devenu adulte, il est devenu un art normal au lieu d’être un art entaché d’émotionnel généalogique. Il accède à un statut d’art historique privilégié car lié à l’histoire des Etats-Unis et il atteint une formidable autonomie. Par exemple, le film contemporain de l’Ouest est un avatar du western : Thelma et Louise, c’est un western. Le road – movie est un autre avatar du western, surtout les films de Monte Hellman ou Paris, Texas de Wenders. Même le film de Robert Enrico, Les Grandes gueules, a une pure structure de western. On voit aussi apparaître un western de prestige avec des gens comme Eastwood ou Costner. Dans les dernières années, j’ai trouvé deux films remarquables : Tombstone de Pan Cosmatos et Mort ou vtfde Rairni. Tombstone est un film génial qui dégage une odeur d’amour pour le genre. C’est un film déstructuré, de façon assez moderne, dans la ligne de l’école Kazan. On y retrouve la tension de Viva Zapata. Je l’ai vu trois fois et j’ai été tellement enthousiasmé que le prochain Blueberry lui est dédié : il se passera à Tombstone pendant le gunfight<i.e OK Corral. Dans le film de Rairni, il y a une prise à bras-le-corps avec le genre qui est sympathique. J'ai toujours aimé la nouveauté dans le western, je ne suis pas du tout gardien du temple. Le western italien est assez fascinant parce que ses réalisateurs ne se sont pas dégonflés, ils sont allés jusqu'au bout de leur démarche politique. Leone bien sûr, puis tous les autres… J'aime bien Damiano Damiani par exemple. J'ai toujours défendu Monte Hellman. Ce qui est insupportable, ce sont les connards, les tâcherons comme Burt Kennedy ou Andrew McLaglen. Ou Maverick, qui est une catastrophe. Je n'aime pas les comédies-westerns, des films comme CM Ballon ou Quatre du Texas d'Aidrich. C'était le moment, les années 60, où les Américains réglaient leurs comptes avec le western, avec John Wayne, avec le grand-père sévère. Il fallait donc le ridiculiser et nous, en Europe, on était furieux (rires)… Moi, je n'ai pas de comptes à régler avec mes grands-parents… Mon Dieu absolu, c'est Peckinpah : pour moi, La Horde sauvage est le plus grand film du monde. Je peux le voir et le revoir à l'infini.
Clint :
Clint Eastwood, le dernier vrai dinosaure. Il sait qu’il est le dernier et l’assume avec une élégance extraordinaire, un véritable génie. Il aborde le western avec délicatesse, avec retenue et, en même temps, avec une violence et une authenticité remarquables. C’est un des plus grands au Panthéon des artistes américains. On dirait qu’il n’y a pas de paroi entre ce qu’il représente et ce qu’il est. Il représente un archétype majeur, un peu déifié, tout en étant très modeste. Comme tous les grands artistes… C’est la statue du Commandeur qui marche.