Sylvie Durastanti, traductrice réputée, fut la dernière compagne du cinéaste Jean Eustache. Elle publie aujourd’hui deux scénarios superbes, inédits, écrits pour lui et un très beau texte sur son œuvre et sa personnalité. Rencontre.
Sylvie Durastanti est connue comme traductrice, notamment de William Burroughs, de Virginia Woolf, de Clarice Lispector, de Hunter S.Thompson, et de beaucoup d’autres auteur·trices. Depuis de nombreuses années, elle surtitre aussi des opéras et des comédies musicales (notamment de Steven Sondheim). Spécialiste de la traduction de l’anglais (et de l’américain), elle est aussi capable de traduire l’italien, le latin, l’allemand, etc. même les langues qu’elle ne connaît pas tout à fait, comme le chinois, aidée d’une amie taïwanaise. Elle m’explique qu’elle a même surtitré, à la demande de Jordi Savall, une œuvre en douze langues dont le tibétain… “C’est via William Burroughs que je suis venue au surtitrage. Parce qu’il avait écrit le livret de The Black rider, d’après Thomas de Quincey, mis en musique par Tom Waits, en scène par Bob Wilson, et monté au Châtelet. Je me suis dit : je veux faire ça. Et puis j’ai continué”. L’ensemble de ce travail immense a été couronné par le prix Étienne-Dolet de la traduction en 2020.
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J’apprends que son nom est d’origine corse, qu’elle a vécu dix ans, jusqu’en 1964, “dans un pays en guerre”, l’Algérie, qui l’a beaucoup marquée. Son père est prof de maths et censeur de lycée, mais sa vraie passion est le bridge. Il est en train d’écrire un manuel sur le “bridge contrat” quand il meurt. Sylvie est encore enfant. Sa mère, sage-femme de formation qui a dû abandonner son métier en se mariant – comme il était souvent d’usage… –, se retrouve avec ses quatre enfants à nourrir et doit trouver du travail. “Ma mère travaillait dans des zones dangereuses. Elle soignait des gens. Elle travaillait pour l’armée française mais aussi pour le FLN, ce que l’armée française ignorait”. Sylvie Durastanti vit, elle, dix ans dans un pensionnat, jusqu’à l’hypokhâgne.
« C’est du provisoire qui dure depuis une cinquantaine d’années”
Elle obtient une bourse qui lui permet de faire des études, mais qui malheureusement lui est coupée à la fin de sa deuxième année de doctorat en sémiologie dirigé par Julia Kristeva : “C’était évidemment une façon d’exclure les gens”. Pour gagner sa vie, elle commence à traduire des livres, sans penser un seul instant que cela va devenir son métier. Tout simplement parce qu’elle aime ça. « C’est du provisoire qui dure depuis une cinquantaine d’années”. Elle sourit. « Ce que j’aimais, c’est que ça me permettait de vivre la nuit. Après la mort d’Eustache, j’ai décidé de ne plus vivre la nuit…”.
Elle rencontre Jean Eustache grâce au cinéaste Jean-Daniel Pollet. Pollet, me raconte-t-elle, qu’elle avait rencontré en l’interviewant (elle adorait Méditerranée et le considérait comme le summum de ce que le cinéma peut proposer) pour une revue de cinéma intitulée ça, cinéma (publiée entre 1973 et 1980 par les éditions de l’Albatros) et puis, elle le croisait à l’époque où elle travaillait pour les Éditions Des Femmes (où elle avait traduit des livres de Clarice Lispector), dans ce qu’elle appelle son “bureau”, Le Twickenham, un café situé au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue de Grenelle. Bref, au moment où Pollet lui présente Eustache, elle vit avec Pollet (“Mais j’ai quitté Jean-Daniel avant de…”, me précise-t-elle). Mais le jour où Pollet la présente à Eustache, rien ne se passe. Il faut dire qu’elle a “vigoureusement” détesté La Maman et la Putain.
Quand commence la relation avec lui, Sylvie Durastanti, qui est beaucoup plus jeune que lui, découvre un homme qui a beaucoup de maîtresses (elle le sait, en souffre, mais ne tient pas à tout savoir), qui passe la plupart de ses soirées dans les lieux les plus connus de Saint-Germain-des-Prés et de Montparnasse, avec ses deux meilleurs amis, le psychothérapeute Jean-Noël Picq, et Jean-Jacques Schuhl, écrivain dilettante (est-il encore besoin de le présenter, l’auteur de Rose poussière et d’Ingrid Caven ?), à boire énormément (essentiellement du Jack Daniel’s, s’agissant d’Eustache, en tout cas), discuter, et/ou draguer ou attendre de retrouver une femme dans son lit (pour simplifier).
Trois dandys, trois séducteurs et trois grands bavards. Picq est un peu connu aujourd’hui, parce qu’il apparaît de temps en temps dans les films d’Eustache (il a une scène dans La Maman et la Putain, celle dite du “fan d’Offenbach”, très drôle), mais il tient surtout un rôle prépondérant dans Une sale histoire, le témoignage d’un homme qui raconte une anecdote voyeuriste supposée être vraie mais totalement invraisemblable et d’ailleurs fausse, puisqu’il en est non seulement le protagoniste, ou l’un des deux principaux, mais aussi le “scénariste”, l’auteur de cette histoire sexuelle fantasmatique qu’il aimait raconter.
Collaboration qui permet, comme le raconte Sylvie Durastanti dans son livre, à Schuhl, sans doute un peu jaloux, de dire à Picq et Eustache : “Vous pourrez signer Pistache !”. (Sylvie Durastanti me raconte en riant que Schuhl avait un jour présenté à Picq deux jeunes femmes inséparables qui se faisaient appeler Cric et Crac, en disant : “Cric… Crac… Picq…”).
Qu’est-ce donc que Nous deux, roman-photo (sous-titré “et autres écrits pour Jean Eustache”), ce livre qui paraît quelques mois après la parution du roman qu’a écrit Sylvie Durastanti, Sans plus attendre, l’histoire du retour à Ithaque raconté du point de vue de Pénélope, publié chez les mêmes éditions Tristram – et qui a reçu de nombreuses critiques favorables ?
D’abord l’adjonction de deux scénarios que Durastanti avaient écrits pour Eustache à la fin de sa vie (1981) : celui d’Un moment d’absence, en 1981, et celui de Nous deux, roman-photo, toujours de 1981, qui aurait fait une magnifique fiction, dans la lignée de La Maman et la Putain.
Un Moment d’absence, écrit pour obtenir un financement de l’INA, est aujourd’hui assez glaçant parce que nous savons qu’Eustache s’est suicidé. Pour nous, mais par pour Sylvie Durastanti. Pour elle, c’est un texte drôle, presque moqueur. “On rigolait tout le temps”, me dit-elle. Le scénario décrit pourtant un homme nu, couché, blessé, qui ne sort plus de chez lui, entouré de machines et de bouteilles de whisky vides. Eustache avait prévu qu’il y en aurait deux versions : l’une tournée par lui, l’autre par Sylvie. Deux regards en champ/contrechamp. Une sorte de film expérimental, en somme.
“Je voulais qu’il travaille parce que je voulais qu’il vive”
Quant à Nous deux – roman-photo, plus classique, il raconte, sous forme de continuité dialoguée, l’histoire d’amour impossible, souvent comique en effet – entre un cinéaste qui ne fait rien sinon coucher avec des femmes et une jeune traductrice qui travaille beaucoup et où, m’avoue l’autrice : “Tout est vrai, même si ce ne sont que des instantanés vécus et évidemment récrits dans une structure”. Elle ajoute : « Je pensais que ce n’était qu’un canevas, mais Eustache, qui a coupé pas mal dedans, me disait que ce serait plus long que La Maman…” Très savoureux : la chorégraphie nocturne de la séduction entre hommes et femmes dans des cafés comme La Closerie des lilas, où l’on se rencontre ou s’évite, se snobe, se dédaigne, se rapproche les uns des autres pour attirer la curiosité, attiser le désir aussi. Avant de partir faire l’amour, ou pas.
À cela, Sylvie Durastanti a ajouté un texte, Pourquoi j’ai écrit certains de mes textes, qu’elle avait d’abord rédigé au début des années 2000 et qu’elle a repris depuis, où elle raconte Eustache, qui il était vraiment, mais aussi, avec un sens de l’analyse critique très fine, son cinéma. Un témoignage qui va, volontairement, à l’encontre du cliché propagé depuis le suicide du cinéaste, en 1981, “par des gens qui ne le voyaient plus depuis des années”, ajoute-t-elle. Quand il s’est tué d’une balle dans le cœur, Eustache n’était pas un cinéaste fini, sans inspiration, il avait plein de projets, dont ces deux films. Elle me confie que replonger dans ce passé, dans ces textes, a été éprouvant pour elle.
La vérité, c’est que Sylvie Durastanti a écrit ces deux scénarios (elle était aussi la co-scénariste d’Offre d’emploi, court métrage de 19 minutes, tourné en 1981) pour Jean Eustache, l’homme qu’elle aimait, parce qu’il le lui demandait. “Je voulais qu’il travaille parce que je voulais qu’il vive”, ajoute-t-elle.
Il faut lire ce livre (et Sans plus attendre) pour comprendre une partie du sens de la vie de Sylvie Durastanti, qui sait décidément traduire toutes les langues, même celle des désespérés. En attendant, bientôt, la première édition complète des films de Jean Eustache en DVD-Blu-ray, autorisée par son fils Boris, et promise par les éditions du Losange.
Nous deux – roman-photos de Sylvie Durastanti, Tristram, 18 euros
Sans plus attendre de Sylvie Durastanti, Tristram, 19 euros
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