Asssistant de Truffaut, écrivain, réalisateur de nombreux documentaires, le cinéaste de 86 ans vient de signer « Vienne avant la nuit », superbe déambulation historique et géographique dans Vienne et dans sa mémoire familiale et littéraire.
Le nom de Robert Bober ne vous dira peut-être rien et pourtant, cet homme vient de loin. Il fut assistant de Truffaut sur Les 400 coups, Tirez sur le pianiste et Jules & Jim, réalisateur de nombreux documentaires avec notamment Pierre Dumayet (sur les écrivains) et Georges Pérec (Récits d’Ellis Island), et il a publié des romans (Quoi de neuf sur la guerre ? chez P.O.L) salués par la critique. Il vient de signer Vienne avant la nuit (un film et un livre illustré), rêverie sur un arrière-grand-père qu’il n’a pas connu, déambulation physique et mentale dans la Vienne de son aïeul et des grands écrivains (Schnitzler, Zweig, Roth…), capitale culturelle et cosmopolite avant que le nazisme ne détruise tout. Conversation avec un écrivain, cinéaste et lecteur autodidacte qui s’est arrêté au certificat d’études, un homme remarquable qui vient en effet de très loin.
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Quelle a été l’impulsion première de Vienne avant la nuit ? Parler de votre arrière-grand-père ou évoquer la Vienne des écrivains et de la montée du nazisme ?
Robert Bober – Cet arrière-grand-père était déjà présent dans mon premier film tourné en 1967, Cholem Aleichem, un écrivain de langue yiddish. Ce film est plein de défauts mais ma fierté, c’est qu’on y a entendu pour la première fois parler yiddish à la télévision française. Après, j’ai fait plein d’autres choses sur d’autres sujets, mais ponctuellement, j’y revenais. Bref, cette fameuse photo de mon arrière-grand-père était déjà présente dans ce premier film, et finalement, on se trimballe ce genre de chose jusqu’à la fin de ses jours. On est ému par des ancêtres qu’on n’a jamais connus vivants. On est nourri par eux à travers des bribes de conversations familiales, ça s’installe en nous et ça resurgit de temps en temps. Récemment, un producteur m’a demandé un sujet de film et je lui ai proposé mon arrière-grand-père, sans pousser jusqu’aux écrivains viennois de son époque. Et c’est en commençant à écrire que Zweig, Schnitzler et Roth se sont pointés.
Ce qui parait logique puisque vous avez réalisé avec Pierre Dumayet de nombreux documentaires sur des écrivains…
Oui, et pourtant, ma scolarité s’est arrêtée au certificat d’études. Ma culture littéraire est tardive, j’ai d’abord été tailleur, je ne lisais pas, je pensais que Balzac, Stendhal ou Proust étaient réservés à ceux qui poursuivaient leurs études. Je ne voyais pas en quoi Flaubert pouvait m’être utile devant une machine à coudre. Et puis c’est venu progressivement. J’ai lu mon premier bouquin vers mes 19 ans. Au début, on ne lit pas vite, ça prend un peu de temps, puis après on lit un deuxième bouquin, et le processus est enclenché. Ma culture livresque est beaucoup passée par le cinéma, c’est en voyant Le Plaisir de Max Ophuls que j’ai eu envie de lire Maupassant.
C’est aussi Ophuls qui vous a amené vers Arthur Schnitzler ou Stefan Zweig ?
Je ne sais plus… sans doute. Ce dont je suis sûr, c’est que les livres que je lisais le plus facilement, sans effort, c’était ceux de Schnitzler, Roth, Zweig… Et je me suis dit que c’est peut-être cet arrière-grand-père qui m’a donné ce goût à son insu. Pourtant, avec la tête qu’il avait, on ne l’imagine pas avoir lu ces livres ! Mais mon ancêtre et ces écrivains étaient juifs, ont vécu à la même époque dans la même ville… Ces écrivains se sont installés naturellement dans le film.
Relier votre arrière-grand-père et ces écrivains est-il une manière peut-être inconsciente de relier votre propre puzzle biographique sur les plans filiaux et littéraires ?
Oui, certainement. Un jour, Dumayet m’a demandé de lui conseiller un livre juif. J’étais intimidé, considérant Dumayet comme l’homme le plus cultivé que j’ai croisé. Je lui ai parlé des Récits hassidiques de Martin Buber et il s’est passionné pour ce livre. Il m’avait demandé aussi si on pouvait faire un film sur le talmud. Je n’en savais rien, je me suis renseigné et on m’a répondu qu’on pouvait, mais sur une seule phrase, car même après des siècles, on n’est pas au bout de l’interprétation de la dite phrase ! Et on a fait ce film. Au bout de dix minutes, j’étais largué par le dialogue entre les deux rabbins que nous filmions, tellement ça volait haut. Ensuite, l’un des deux rabbins m’a demandé une cassette du film. Je lui ai demandé pourquoi ? Il a répondu « parce que je me suis entendu dire des choses que je ne savais pas encore ». Le genre de phrase qu’on retient par cœur. Il a dit ça parce qu’il avait été en face d’un être curieux mais ignorant du talmud qui lui avait posé des questions auxquelles il n’était pas habitué. Comme s’il savait ce qu’il avait dit mais ne savait pas qu’il le savait !
Outre votre aïeul et les écrivains viennois des années vingt/trente, votre film évoque aussi la montée du nazisme.
Si je n’ai pas connu une partie de mes tantes, oncles, cousins, c’est en raison du nazisme, donc ça devait être dans le film. On m’avait dit que je n’arriverais pas à parler de ces trois sujets ensemble, mais mon boulot était justement de travailler à les assembler. Les écrivains, je ne les mentionne que dans la mesure où ce qu’ils écrivent est relié à ma propre histoire. J’ai fini par confondre ces écrivains avec mon aïeul Wolf Leib Fränkel. Pourtant, ils faisaient partie de la grande bourgeoisie ce qui n’était pas le cas de mon arrière-grand-père. Celui auquel je suis le plus attaché est Joseph Roth, peut-être parce qu’il manquait toujours d’argent.
Pourquoi votre film débute par un extrait de La Ronde de Max Ophuls (qui ressort en salles le 6 décembre) ?
Pour cette phrase du narrateur : « J’adore le passé, c’est tellement plus reposant que le présent, et tellement plus sûr que l’avenir ». Il faut savoir que cette phrase n’existe pas dans le livre de Schnitzler qui a été écrit à la fin du XIXème siècle. Et Schnitzler est mort en 31, il ne pouvait pas savoir ce que serait le nazisme. Ophuls de son côté a fait le film en 52, il savait très bien ce qu’il en était, d’autant plus qu’il avait quitté l’Allemagne en 33, en même temps que mes parents et pour les mêmes raisons. D’où cette phrase.
« J’adore le passé, c’est tellement plus reposant que le présent et tellement plus sûr que l’avenir ».
On vous voit au travail dans le film. Pourquoi ?
Pour moi, faire un film est un moyen de connaissance. Il faut que j’en sache plus à la fin du tournage. Je ne sais plus quel cinéaste disait « mon film est terminé, je n’ai plus qu’à le tourner » ! Ce n’est pas du tout mon cas. Je pars avec un socle et ensuite, je digresse, j’imagine… Tourner, c’est apprendre, c’est une quête.
Dans le film, on voit que vous cherchez, que vous déambulez, que vous flânez en réfléchissant, ou le contraire, que vous vous posez beaucoup de questions sans avoir toutes les réponses, que votre imaginaire joue un rôle important. Votre démarche fait penser à celle d’un Modiano…
J’ai lu tout Modiano ! Même quand il n’a apparemment rien à dire, hop ! il repart. Je pense en effet avoir beaucoup de points communs avec lui, par exemple l’attention aux petits détails. Et comme lui, je pense que la mémoire n’est jamais chronologique, qu’elle est aléatoire. On cherche un souvenir et en écrivant, cela déclenche un autre souvenir et on avance comme ça, par fragments désordonnés.
Avez-vous fait ce film pour chercher des images qui vous manquaient ?
Absolument. Il me manquait la tombe de mon arrière-grand-père, je l’ai trouvée, ce qui n’a pas été sans mal.
Par images manquantes, j’entendais aussi celles de la partie de votre famille que vous n’avez pas connu, ou celles d’une vie avec cet ancêtre que nous n’avez pas vécu ?
Parlant de mon arrière-grand-père, je parle d’un grand-père rêvé dont j’aurais voulu qu’il me tienne par la main quand j’étais enfant. Grand-père, arrière-grand-père, peu importe, n’ayant jamais connu mes grands-parents, c’est ce manque qui m’a poussé à faire ce film. Et puis j’ai eu des petits-enfants, et je veux être pour eux le grand-père que j’aurais aimé avoir. C’est aussi indirectement à mon arrière-grand-père que je dois d’avoir fait Récits d’Ellis island avec Georges Pérec. Quand j’ai fait un film en Pologne en 75, Pérec m’a dit qu’il fallait absolument qu’on fasse un film ensemble. En 76, j’ai appris qu’Ellis island serait ouvert au public. Ma mère m’a raconté l’histoire de mon arrière-grand-père refoulé d’Ellis island et j’en ai aussitôt parlé à Pérec. Dès le lendemain, il m’a dit « on y va ». Pour lui, c’était l’occasion de faire son propre portrait en tant que juif. Pérec était juif par absence, du fait de la déportation de ses parents, on ne lui avait rien transmis. Moi, c’était le contraire.
Dans Vienne avant la nuit, vous avez eu recours à toutes sortes d’images, de celles que vous filmez aux archives historiques en passant par des photos de famille, des films de fiction, des dessins et peintures… Pourquoi ?
Quand je filme, c’est au présent, on voit les bagnoles ou décors d’aujourd’hui. Quand je montre des archives, je les filme sur mon ordinateur pour qu’il n’y ait pas confusion, qu’on voit que ces images n’ont pas le même statut. Le noir et blanc, c’est le passé, la couleur, c’est le présent, et il faut que le passé soit montré comme le passé et le présent comme le présent – je ne vais pas effacer les signaux ou néons qui indiquent le présent. Quant aux dessins et peintures, ils interviennent pour les passages où j’imagine la vie de mon arrière-grand-père. Les archives, c’est la réalité, les dessins, c’est l’imaginaire.
Vous montrez qu’à Vienne, il n’y a pas de statue de Schnitzler mais une statue et une place Karl Luger, nom d’un ancien maire de la ville antisémite.
Oui et jusqu’en 2012, une des artères principales sur le Ring portait encore le nom de Karl Luger. Elle a été renommée Boulevard de l’université. Mais en effet, il reste une statue et une place. On m’a demandé si je voulais qu’on enlève la statue : non, je ne suis pas partisan de la censure, mais pourquoi ne pas poser une plaque au pied de cette statue rappelant qui était l’antisémite Karl Luger.
Vous êtes allé dans les cafés viennois montrer des journaux des années trente aux clients et ils s’en fichent…
C’est magnifique de prendre un petit déjeuner dans un grand café viennois où on peut aussi lire les journaux du jour. Personne n’a pris un des fac-similé des journaux de 1938 que j’avais déposés : ça ne les intéressait pas comme si ce n’était pas leur histoire – à l’exception d’un jeune couple qui m’a bouleversé. Mais que voulez-vous : dès la fin de la guerre, les partis politiques autrichiens ont fait une déclaration commune pour dire que l’Autriche avait été la première victime du nazisme ! Cette version arrangeait aussi les Alliés, alors que 99% des Autrichiens avaient voté pour l’Anschlüss et acclamé Hitler ! Les Autrichiens n’apprennent pas ça dans leurs livres d’histoire, ils ne connaissent pas cette face sombre de leur passé, alors que les Allemands ont fait le boulot. Bon, certains Autrichiens sont quand même conscients : les universitaires, les Juifs, certains milieux intellectuels… L’ironie, c’est que l’un des musées viennois du judaïsme a été créé grâce à Kurt Waldheim (ex-chancelier de l’Autriche et ancien nazi) : il se dédouanait ainsi de sa culpabilité. En France, il a aussi fallu attendre longtemps avant que ne se fasse le travail de mémoire et d’histoire.
Un passage marquant du film, c’est quand vous citez Joseph Roth qui pressent la Shoah alors que la plupart des témoins de l’époque disent « on ne savait pas ».
Dès 1932, avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dix ans avant la mise en action de l’extermination, voyant les premiers autodafés nazis, Roth écrit « aujourd’hui on brûle les livres, demain on ne brûlera pas seulement les livres ». Il a quitté l’Allemagne le jour même où Hitler a été élu chancelier. Mais cette décision n’était pas facile à prendre pour tout le monde. Partir, cela voulait dire tout abandonner : son pays, son lieu de vie, son travail, etc. Et le visa coûtait très cher. Et puis beaucoup ne pouvaient imaginer ce que serait la Shoah. Au musée d’Auschwitz, on voit une quantité incroyable de casseroles et gamelles : les déportés pensaient partir vers un lieu normal où ils pourraient faire la cuisine ! La trilogie d’Axel Corti, Welcome in Vienna, montre très bien tout cela.
Comment situer votre travail : documentaire, film d’auteur, essai filmique… ?
Je ne crois pas beaucoup au réel dans le cinéma. Dès lors qu’une caméra est présente, la réalité en est transformée. C’est l’histoire de la pipe de Magritte : ceci n’est pas une pipe mais une pipe dessinée. Souvent on me dit comme un compliment « comment avez-vous fait pour vous faire oublier ? ». Me faire oublier quand je filme, je déteste ça ! Quand je filme, j’assume ma présence de cinéaste et je montre la vérité transformée par cette présence. Il y a deux siècles, un rabbin avait dit qu’une copie de la vérité n’était pas la vérité. Il aurait pu être critique de cinéma ! La présence de la caméra n’est pas un problème, au contraire, elle crée une relation entre le filmeur et le filmé et c’est fondamental dans le processus du cinéma. Je et tu de Martin Buber parle de ça, de la réciprocité, de l’altérité. Si tu es là, je ne suis plus le même que si tu n’étais pas là.
« Je ne crois pas beaucoup au réel dans le cinéma. Dès lors qu’une caméra est présente, la réalité en est transformée. »
Aujourd’hui, on assiste à une montée des populismes en Europe et à une résurgence de l’antisémitisme. Quel regard portez-vous sur ces évolutions ?
Il y a une trentaine d’années, l’historienne Annette Wieworka m’avait dit « il n’est pas possible qu’il se reproduise la même chose dans le même siècle ». Certes, mais justement, on est passé au XXIème siècle. Plus les évènements de 33-45 s’éloignent dans le temps, plus c’est dangereux. Il y a des lois qui interdisent le racisme et l’antisémitisme, donc les racistes et antisémites font attention, mais l’idée de l’étranger reste tenace. J’ai été voir le match de rugby France/Afrique du Sud, et il y avait un tel chauvinisme dans le stade que ça m’a donné envie de voir gagner l’Afrique du sud, par empathie avec les minoritaires. J’ai un âge suffisamment avancé pour avoir porté l’étoile jaune et dès que c’est arrivé, des copains ne jouaient plus avec moi. Certains auraient voulu continuer à le faire, mais de peur d’être associés à celui qui portait la marque honnie, ils n’osaient pas. Je n’ai plus repensé à ça pendant des dizaines d’années et pendant ce match, ça m’est revenu ! Ce qui montre que cette expérience d’être désigné comme étranger, d’être minoritaire, m’a marqué profondément. Après, quand j’étais ado, les Juifs étaient identifiés au « complot » capitaliste par l’extrême-gauche et au « complot » bolchévique par l’extrême-droite !
Votre film parle d’identité, de mémoire, mais ne revendique aucun drapeau. Est-il à l’opposé des poussées identitaires actuelles ?
Parfois on me demande si je me sens plus Juif que Français. Mais qu’est-ce que ça veut dire ?! Juif, ce n’est pas une nationalité, c’est une histoire millénaire dont je fais partie. J’ai une seule nationalité, Française, et une double culture. J’adore autant Fréhel ou Damia qu’une berceuse yiddish. Les deux cultures (et d’autres) me nourrissent et c’est une chance.
Vous continuez à regarder des films contemporains, à lire des romans contemporains ?
Le roman récent qui m’a marqué, c’est Taba Taba de Patrick Deville, un des plus grands écrivains français actuels. Sinon, parmi les écrivains vivants, j’adore Modiano, Echenoz. Côté cinéma, je me déplace moins pour voir de nouveaux films mais je peux vous citer les films que je revoie avec le plus de plaisir : L’Atalante de Vigo, Une Partie de campagne de Renoir, Casque d’or de Becker, Madame de… d’Ophuls. Ce sont mes films fétiches, ceux que j’emmènerais sur une île déserte. Sur le plan international, j’adore L’Extravagant M. Ruggles, magnifique film sur la dignité. Fanny et Alexandre de Bergman est extraordinaire, et puis To Be or not to be, parce que Lubitsch est en concurrence avec Ophuls dans mon panthéon personnel. Bon, il y a aussi Cukor.
« Le roman récent qui m’a marqué, c’est Taba Taba de Patrick Deville, un des plus grands écrivains français actuels. »
Vous ne citez pas Truffaut avec lequel vous avez travaillé ?
J’allais commencer par lui puis je me suis dit que c’était trop évident. J’adore son travail mais en plus, il a été formidable avec moi. Je venais d’un autre milieu, j’étais marginal par rapport au cinéma et c’est lui qui m’a donné ma chance. Je ne l’en remercierais jamais assez. Il avait été touché par la façon dont je m’occupais des enfants dans mon travail d’éducateur. J’ai été stagiaire sur Les 400 coups, 2ème assistant sur Tirez sur le pianiste. Sur Jules & Jim, j’ai fait tous les repérages à Paris puis j’ai remplacé le 1er assistant qui était parti faire Cartouche. Les contes de fée existent aussi !
Propos recueillis par Serge Kakanski
Vienne avant la nuit, sortie le 29 novembre
Vienne avant la nuit, le livre, est paru chez P.O.L
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