Acteur, cinéaste, musicien, écrivain, peintre… Pas un terrain de jeux qui n’échappe à James Franco. Rencontre avec un (gentil) monstre de travail.
C’est dans un complexe hôtelier à Pasadena, que l’on retrouve James Franco pour une demi-heure d’interview, « prise sur sa pause déjeuner », insiste la publicist. C’est que l’acteur/réalisateur/producteur/écrivain/ poète/musicien/éditeur/artiste/professeur/étudiant/homme modeste est, on s’en doute, très occupé.
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James Franco est sur tellement de fronts qu’il est difficile de le suivre. On l’a d’abord connu « simple » acteur, dans le Spider-Man de Sam Raimi (en 2002) et dans un biopic un peu terne de James Dean (2001) pour la télé, avant de réaliser que Judd Apatow et Paul Feig lui avaient offert son premier rôle d’importance dans la série Freaks and Geeks, dès 1999: Daniel, un lost kid au sourire béat qu’on aima instantanément. Plus tard, il allait traîner cette belle gueule et cet air sublimement idiot dans le seul film de Nicolas Cage (Sonny, en 2002, où il interprétait un gigolo), chez Gus Van Sant (Harvey Milk, 2008, où il était l’amant du politicien incarné par Sean Penn), chez David Gordon Green (Délire express, 2008, produit par Apatow dont il est resté proche), ou chez Danny Boyle (le médiocre 127 heures où, lui, néanmoins, excellait).
Tout cela aurait suffi à remplir n’importe quel agenda, mais pas celui de ce boulimique de travail de 34 ans. Il s’est ainsi mis à réaliser des films (le site IMDb en indique près de vingt, la plupart inédits ou invisibles !), à écrire des recueils de nouvelles (Palo Alto), à publier de la poésie, à composer des chansons, à s’intéresser aux arts plastiques (il a déjà été exposé plusieurs fois)… Mais également à étudier, de façon compulsive, presque absurde : entre 2006 et 2012, il s’est inscrit dans plus d’universités qu’on ne peut en compter sur les doigts de la main, avec des résultats apparemment probants. Il terminerait actuellement une thèse en littérature anglaise à Columbia…
Pour l’heure, il répond à nos questions entre deux bouchées de salade, calmement, les fesses sur une chaise et les pieds sur le lit (évidemment défait).
Vous travaillez sur tellement de projets à la fois que c’est parfois un peu dur de vous suivre. J’ai entendu parler d’un film autour de Bukowski que vous auriez réalisé il y a quelques semaines à Los Angeles ?
James Franco – Je suis en plein dedans mais j’ai dû m’interrompre pour faire la promotion du Monde fantastique d’Oz. Je compte terminer le film le mois prochain. C’est un projet qui me tient à coeur depuis longtemps.
De quoi s’agit-il exactement ?
Pour l’instant, ça s’appelle simplement Bukowski. Ça parle de ses jeunes années. Il a eu une enfance très dure, son père abusait de lui. Mais à travers son art, il est parvenu à faire de cette expérience traumatique quelque chose de quasiment comique, sans qu’elle ne perde rien de sa puissance émotive. J’aimerais capturer un peu de ce ton-là dans mon film.
Vous n’avez tourné qu’une poignée de semaines. Pourquoi travailler si vite ?
La plupart des films que je réalise tournent, d’une façon ou d’une autre, autour de la littérature. Ce sont des films artistiques, qui n’ont clairement pas vocation à devenir des blockbusters. Je ne fais pas ces films pour qu’un maximum de gens les voient, je les fais pour d’autres raisons. Par conséquent, je dois rester raisonnable sur le budget, et donc tourner vite. C’est la condition sine qua non de leur existence… Par ailleurs, tous les projets ne requièrent pas le même niveau de finition, de perfection. Parfois, on obtient un meilleur résultat en travaillant vite ; on capte une énergie particulière, quelque chose de cru. Ce serait contre-productif d’y passer plus de temps, d’y dépenser plus d’argent.
Quelles sont ces autres raisons qui vous poussent à faire ces films ?
J’aime me confronter à la difficulté des adaptions littéraires. Cet automne, j’ai tourné un film adapté de Tandis que j’agonise de William Faulkner ; c’est un chef-d’oeuvre écrit il y a quatre-vingt ans mais dont la structure est tellement étrange que personne n’a osé s’y attaquer. J’ai aussi adapté un livre de Cormac McCarthy, Un enfant de Dieu, dont le personnage principal, Lester Ballard, est très sombre. C’est un tueur, mais il ne s’agit pas pour autant d’un thriller, donc c’est assez dur à situer. Voilà le genre de défis qui m’intéressent.
Et vous n’êtes donc pas frustré que ces films restent confidentiels et soient vus essentiellement en festival ?
Non, car je sais qu’ils trouveront leur place un jour ou l’autre. Certains de mes films préférés n’ont été vus par pratiquement personne à leur sortie.
Vous aimez Fassbinder, je crois ?
(son regard s’illumine) J’adore ! Combien de fois ai-je entendu des gens me dire « James, tu fais trop de choses, tu devrais te calmer, prendre ton temps, etc. » Fassbinder faisait parfois trois ou quatre films par an ! Il travaillait tout le temps, à fond, et sur des projets très différents, qui n’avaient pas tous vocation a être des chefs-d’oeuvre. Il a beaucoup d’influence sur moi, et aussi sur Harmony (Korine). Il y a une phrase, inspirée de Fassbinder, qu’il me répète souvent : « Je construis une maison. Ce film-ci sera le salon, celui-là la chambre, cet autre sera la salle de bains, cet autre le grenier. Grande ou petite, chaque pièce a son utilité dans une maison, et l’important est de pouvoir y habiter. »
Un autre point commun entre plusieurs de vos projets, c’est l’homosexualité. Vous avez tourné des films sur Allen Ginsberg, Kenneth Anger, Hart Crane, Sal Mineo, vous êtes l’amant d’Harvey Milk dans le film de Gus Van Sant… Qu’est-ce qui vous fascine ?
Je m’intéresse davantage au travail de tous les gens que vous venez de citer qu’à leur sexualité. Pour moi, ce sont des poètes avant d’être des homosexuels. Parfois, ils intègrent cet aspect dans leur art, parfois non. Mais ça excite la curiosité des tabloïds, qui pensent que je suis gay parce que je joue ou fais des films sur des gays. Ils peuvent écrire ce qu’ils veulent, je ne vais pas arrêter pour faire taire ces rumeurs. Ça m’est égal, tant qu’ils ne sont pas dans la diffamation (Franco fut récemment accusé d’être un violeur à la suite d’allégations farfelues – ndlr).
Une fois cela précisé, le fait est que j’ai beaucoup étudié la théorie queer et son application dans les arts. Interior. Leather Bar., une variation autour de Cruising de William Friedkin, que je viens de présenter à Sundance et à Berlin, est directement lié à mon intérêt pour cette culture. Ça oblige à s’interroger différemment : « Qui sommes-nous ?« , « Comment nous définissons-nous ?« , « Comment interagit-on avec les autres« , des questions qui m’intéressent, en tant qu’artiste, et la sexualité joue un rôle énorme dans tout ça.
Et quid du documentaire sur Kink.com, le site porno BDSM (bondage, domination, sadisme, masochisme), que vous avez produit ?
Ça s’inscrit dans la même problématique. Le BDSM, qu’il soit hétéro, bi ou gay, fait partie de la théorie queer parce qu’on y joue un rôle. On y porte un masque. On y décide ce que l’on est, ce que l’on fait, selon certaines règles particulières qui remettent en jeu les dominations habituelles de la société. Je suis fasciné par l’écart entre ce que l’on voit à l’écran, de la soumission à des niveaux extrêmes, et ce qui se passe en dehors : de l’échange, de l’amour, de l’amitié, de la tendresse. Je suis fasciné par cette bascule entre la maîtrise et le laisser-aller.
Depuis que vous réalisez des films, et donc que vous êtes amené à diriger des acteurs, avez-vous changé votre façon de jouer ?
Oui, profondément. Avant, je n’avais qu’une seule façon de m’exprimer artistiquement : le jeu. Par conséquent, je me mettais une pression de dingue. Je voulais tout contrôler. Faire en sorte que chaque rôle soit ma création. Ça me rendait parfois difficile à vivre. Je me détestais lorsque j’étais désynchronisé avec le réalisateur. Je rendais les autres malheureux, je me rendais malheureux, je n’en pouvais plus. En réalisant mes propres films, je me suis rendu compte que le boss, sur un plateau, c’est le metteur en scène, pas l’acteur. Point. C’est son film, et les acteurs sont là pour servir sa vision. J’ai donc appris à lâcher du lest en tant qu’acteur, à faire confiance, à m’abandonner.
C’est d’une certaine façon ce que font les performers de Kink…
Oui, exactement ! Et ce n’est pas parce qu’on se laisse aller qu’on y perd au change, au contraire.
Y a-t-il un film en particulier qui vous a fait comprendre ça ?
Oui, je crois que c’est en travaillant sur Harvey Milk avec Gus Van Sant et sur Délire express avec David Gordon Green. Sur ce film-ci, j’ai appris une grande leçon : « Just relax and have fun ! » Quant à Harvey Milk, j’y travaillais avec mon réalisateur préféré et un de mes acteurs préférés, Sean Penn, alors je me suis simplement reposé sur leur talent. J’ai appris à faire confiance.
Y a-t-il un réalisateur avec qui vous rêveriez de travailler ?
(il réfléchit) À vrai dire, je crois que j’ai déjà travaillé avec tous mes héros. Je ferais n’importe quel film avec Gus Van Sant, Harmony Korine ou Sam Raimi. Avec Danny Boyle aussi… Je suis très heureux de ce que j’ai fait ces cinq ou six dernières années. Je suis encore jeune, mais je crois que j’ai déjà accompli la plupart des trucs que je rêvais de faire en devenant acteur. La suite, c’est du bonus. J’ai beaucoup reçu, maintenant j’ai envie de donner. C’est une des raisons pour lesquelles j’enseigne.
Qu’enseignez-vous ?
Des choses diverses, aux universités de Los Angeles, de Californie, de New York et au California Institute of the Arts. J’essaie de donner à mes étudiants des opportunités, des ressources, de les aider au maximum, de leur présenter des grands acteurs pour qu’ils puissent collaborer avec eux… C’est un changement complet de perspective pour moi. Je ne me demande plus quel sera le prochain gros projet qui va faire monter ma cote. Chaque geste artistique n’a pas à être un choix de carrière. C’est plutôt : comment ça va m’aider à me découvrir moi-même, et comment ça peut aider un autre artiste à avancer. Je me concentre désormais sur les autres, ou sur des choses plus petites, et ça me rend heureux, vraiment heureux.
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