Pas le temps de s’ennuyer lorsqu’on part sur les traces de Jamel Debbouze, l’incroyable phénomène cathodique qui fait rimer banlieue et mort de rire. De Trappes à Paris et de Zonzon au tournage de H, la sitcom haut de gamme qui devrait le consacrer, portrait et interview d’un homme pressé.
La scène se passe à la télévision française, ce lieu où rien ne nous surprend jamais vraiment, où l’on rit plutôt rarement, et trop souvent par dépit. Au centre de l’image, un petit homme gesticule, vocifère, crève l’écran. Il porte un nom bien de chez nous : Jamel, un nom de cette France polychrome qui nous a vus naître et où l’on a appris à rire ensemble, petits Blacks, petits Blancs, petits Beurs, sous le préau de l’école et sur les terrains de foot. Précisons : avant d’être un homme de sang (marocain) et d’accent (la cité), c’est avant tout un jeune type hilarant, incontrôlable, explosif. Un esprit brillant et turbulent que quelques champions de la condescendance ne tarderont pas à vouloir brocarder, mais que l’on continuera à suivre avec admiration et jubilation, persuadés d’avoir enfin rencontré le trublion qui manquait si cruellement à notre génération.
Sur l’écran de télévision, donc, Jamel se livre à ce qu’il convient d’appeler un « sketch » mais peut-être faudra-t-il inventer un nouveau mot pour ces performances sans précédent. Seul face à la caméra, dans un non-décor blanc, Jamel « fait son cinéma ». Aujourd’hui, il nous raconte Roméo et Juliette hier, c’était Didier et, avant ça, La Haine ou quelque exploit musclé de Bruce Willis. Ceux qui n’ont pas encore eu le bonheur de voir ces exercices télévisuels d’un genre nouveau l’auront tout de même compris : le récit du film n’est évidemment qu’un prétexte, une invitation à la déconnade, à la tchatche, au baratin. Qu’il nous parle de Saturday night fever ou de Mary Poppins, Jamel ne manque jamais une occasion de nous ramener à Trappes, la banlieue où il a grandi et vit encore aujourd’hui. Dans ses récits hallucinés, Robert De Niro et Julia Roberts parlent en verlan et portent des Nike Air, les apprentis vedettes du showbiz veulent systématiquement forcer l’entrée des discothèques select et les histoires d’amour finissent mal, en général. Le Jamel qui s’agite à l’écran voudrait nous raconter la vie des autres (les beaux, les riches, les costauds du cinéma) mais ne nous parle que de lui : le petit Beur régulièrement jeté à l’entrée des Bains-Douches ce misérable temple du racisme ordinaire , le petit Arabe qui rêvait de se faire une place au soleil.
Lorsqu’on découvre cet oiseau-là, une impression l’emporte immédiatement : on n’a jamais rien vu de tel et surtout pas en France. Les gestes de ce nouvel ovni audiovisuel ne nous rappellent rien de connu, pas plus que l’effarant déluge de mots qui complète sa panoplie de comique inédit. Dans Jamel fait son cinéma comme dans ses apparitions sans filet sur le plateau de Nulle part ailleurs, ses monologues dérapent, rebondissent, menacent dix fois de se casser la figure, puis retombent (presque toujours) sur leurs pieds. La langue de Jamel est une bille de flipper gonflée à l’EPO, une voiture folle lancée sur une petite route de campagne. Mais Jamel est un fameux joueur de flipper verbal et un sacré pilote de rallye lexical. Un champion du monde.
Pour l’heure, Jamel n’est pas seulement l’homme de télé à la trajectoire la plus folle de ces dix dernières années : c’est aussi un jeune acteur de 23 ans qui apprend son boulot. Cette semaine, il est à l’affiche de Zonzon, le deuxième film (pas comique) de Laurent Bouhnik. Il y joue le rôle de Kader, un petit taulard qui tue son temps derrière les barreaux en amusant la galerie. Une première expérience au cinéma qui a laissé Bouhnik béat d’admiration. « Jamel, je ne le connaissais pas. Et puis il s’est pointé au casting et j’ai tout de suite compris : c’est un vrai comédien, à la fois très instinctif, naturel, mais on sent aussi qu’il a fourni un boulot monstrueux avant d’en arriver là. Ce qui m’a séduit, c’est son sens immédiat de la dualité entre l’humour et le drame. C’est exactement ce que je recherchais pour le rôle, quelqu’un capable de faire le grand écart émotionnel… Jamel, je l’ai considéré en acteur, comme Pascal Greggory et les autres. Ses histoires de one-man show, ça ne m’intéressait pas d’utiliser ça pour le rôle de Kader. Par contre, comme Jamel est un type généreux, quelqu’un qui donne énormément, il a enrichi le personnage avec ses mots, son jeu, mais sans jamais déraper. Il ne m’a jamais fait du Jamel façon Canal+, il s’est « contenté » de jouer Kader, mais de manière brillante. » Dans Zonzon, c’est donc un autre Jamel qu’on découvre, moins Grosse Bertha, plus bombe à retardement. « Il a un potentiel monstrueux. Le problème, c’est qu’avec le succès qui arrive il risque de se retrouver dans un univers uniquement comique, ce qui serait dommage… Je crois qu’il peut jouer des rôles dramatiques quand il veut, et ça, le public le sent en voyant Zonzon. Jamel a une humanité et une gentillesse qui touchent les gens immédiatement et surtout les femmes (rires)… J’en ai vu devenir totalement hystériques en regardant le film. »
Vendredi 14 août, à la Plaine Saint-Denis. Sur l’immense plateau du Studio 1000 celui-là même où ont été tournées les sitcoms dégénérées produites par AB et la géniale Dorothée , une trentaine de techniciens s’affairent autour de Jamel Debbouze et des acteurs de la série H. C’est un vétéran du cinéma comique français, Edouard Molinaro, qui a été choisi pour diriger les acteurs de cette série commandée par Canal+ et située dans un service d’hôpital. « Chez nous, on ne parlera pas de sitcom, parce que le mot est trop galvaudé, mais de comédie », s’empresse de préciser Jean-Pierre Ramsey, le producteur de H. Sitcom ou comédie, peu importe, le résultat sera le même : un résultat décapant, survitaminé, grand coup de frais dans le petit écran. Quelques minutes sur le tournage de H suffisent à s’en convaincre : Canal+ permet là l’accouchement tardif d’une forme d’humour que la télé française s’interdisait d’adopter. Un rire de situation, mais capable de péter les plombs, façon Seinfeld ou Absolutely fabulous.
Sur le plateau de H comme sur celui de ses illustres aînés anglo-saxons, le politically correct est prié de rester à la porte et les acteurs sont gentiment conviés à sortir des rails. Si H explose mais comment en douter ? , ce sera donc grâce au travail hors norme des acteurs (Jean-Luc Bideau, Eric et Ramzy, Catherine Benguigui, Sophie Mounicot), mais aussi, pour beaucoup, grâce aux auteurs des textes un bataillon de jeunes trentenaires formés à l’école Canal (Les Guignols, l’édito de Gassiot, Le Vrai journal). Et puis évidemment, H possède l’arme absolue : Jamel, d’ores et déjà star hors catégorie de la série, où il est à la fois acteur, auteur et danger permanent. « Il lui arrive de changer des passages entiers par rapport à ce qu’il devait jouer, les auteurs s’arrachent les cheveux », confie une figurante admirative. « Jamel, tout comme Eric et Ramzy, n’a jamais connu ce genre d’expérience », poursuit Jean-Pierre Ramsey. « Ce sont des mecs incroyablement doués, mais assez incontrôlables. Comme ils viennent tous les trois de la performance personnelle, il faut leur apprendre le travail d’équipe. En ce moment, ils réalisent que c’est beaucoup de boulot : le soir, ils repartent épuisés. »
Il faut dire que pendant les journées de tournage, Jamel ne fait rien pour s’économiser. Ce vendredi, jour d’enregistrement en public une centaine de personnes sur des bancs, face à des écrans de contrôle, à qui l’on demande de rire sans retenue , Jamel est une pile électrique, un grand show permanent. On le croit particulièrement déchaîné et indiscipliné, mais on nous dit que c’est tous les jours comme ça. A la régisseuse qui réclame le silence sur le plateau, il répond « Si je veux, j’fais le silence. Tu donnes pas d’ordre à Jamel, pigé ? » Quelques secondes plus tard, entre deux prises, il feint une grosse colère en direction d’Eric, qui a raté une scène. « Dis donc, Bamboula, il t’faut des bananes pour que ça redémarre ? » Course-poursuite sur le plateau, sous les yeux d’un Molinaro un peu déboussolé. « Ce sont des mômes, soupire Ramsey, mais des mômes hilarants. » Puis les caméras tournent et Jamel est impeccable. En quelques minutes, l’affaire est bouclée. « Ce monsieur Jamel est un grand pro-fes-sion-nel ! », lance-t-il à la cantonade, la mine réjouie, au sortir d’une scène délicate parfaitement maîtrisée. Les techniciens se marrent, le public aussi.
Pendant une pause, Jamel se laisse aborder. Premier contact chaleureux et rigolard, j’te vanne, tu m’vannes, tout va bien. On l’invite à s’éloigner du plateau le temps d’une discussion et lui nous entraîne vers sa loge, trop content de pouvoir faire l’école buissonnière. Ecroulé dans un canapé, le regard incroyablement vif et malin, il se livre sans retenue, une idée chassant l’autre. « Tout ce que je fais en ce moment m’éclate, c’est un kif incroyable. Ça fait plusieurs jours qu’on me demande si je ne suis pas fatigué, si j’arrive à supporter la soi-disant pression. Moi, je réponds que je ne suis pas à l’usine, que tout ça, c’est pas un travail… Le tournage de H, c’est un kif terrible, parce que c’est une rencontre entre la old-school de Molinaro et nous. Mais je voudrais qu’au niveau des thèmes abordés ça aille plus loin, que ça arrache. On m’a demandé d’écrire un épisode, mais le CSA ne l’acceptera jamais, c’est sûr et certain. Moi, je voudrais parler de shit, de proxénétisme, de n’importe quoi, les trucs que les gens connaissent… Bon, pour l’instant, en écriture de sketches, je ne suis pas au top, je travaille toujours à la dernière minute, c’est pas bien. Alors que si je me donnais un peu de mal, en deux ans, je deviens Seinfeld au moins… De toute façon, il faudra bien que j’en arrive à bosser, parce que mon personnage actuel, c’est de plus en plus un phénomène de mode, et ça, c’est dangereux. »
Au championnat du monde des euphémismes, l’expression « Jamel est lucide » gagnerait la médaille d’or haut la main. Tous ceux qui le fréquentent nous le diront : en apparence fonceur et tête brûlée, Jamel s’avance en fait en joueur d’échecs, soucieux d’anticiper les coups. « C’est quelque chose qui me vient de ma famille. A la maison, on n’est pas trop le genre à se prendre la tête pour des conneries, on est plutôt au niveau du sol, soudés, prudents. Je vis toujours avec mon père, ma mère, mes frères, mes soeurs, mes oncles. C’est vital pour moi de rester à Trappes, parce que là-bas on me laisse pas me prendre le chou. Ma famille, c’est tous mes repères, c’est ceux qui m’ont toujours montré le chemin. C’est un truc de culture : on s’est toujours sentis dans la même galère, exactement comme quand mon grand-père a quitté Taza, au Maroc, pour aller s’installer boulevard de la Chapelle, à Barbès où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 8 ans. C’est pour ça que je reste à Trappes, même maintenant : parce que ça fait partie de notre histoire commune, de ma vie. J’ai beaucoup de chance dans ce qui m’arrive, mais je n’oublie ni le Maroc ni ma religion. Je suis croyant et j’essaie de prier cinq fois par jour, même si c’est pas facile. Ça me permet de rester celui que j’étais il y a quelques années. »
Jamel est radieux, comblé d’être ainsi, chaque jour de sa vie, au centre d’une immense fiesta dont il est à la fois l’invité permanent et l’attraction principale. Mais Jamel n’en demeure pas moins consciemment immature, jouvenceau surdoué qu’il faudra protéger d’une mauvaise chute pendant quelques années encore. « C’est un gamin, prévient Jean-Pierre Ramsey, le producteur de H. Et comme tous les gamins, il faut lui donner des petites indications, des conseils. Heureusement, il enregistre tout ce qu’on lui dit. »
Parce qu’il n’a pas l’audace de se croire invincible, Jamel s’est bâti une « seconde » famille, assemblée au gré des rencontres et des amitiés, entre Trappes et Paris. Un cercle extensible, ouvert aux nouveaux venus, mais où quelques anciens dépassent d’une tête, veillant au grain. Parmi les très proches, il y a Kader Aoun, un des auteurs de H. De la bande, il est un peu l’éminence grise celui qui a réussi ses études, en l’occurrence Sciences-Po. « Kader a lu tous les bouquins que je n’ai pas lus et il m’aide à avoir des références, des repères. Quand je ne sais pas un truc, je lui demande. » Kader proteste : « Jamel est beaucoup plus cultivé qu’il ne veut bien le dire. C’est un type qui sait plein de choses, mais qui est trop humble pour l’admettre. »
Dans la famille, il y a aussi Nicolas Anelka, footballeur international parti faire carrière à Londres il joue à Arsenal, aux côtés de Petit et Viera, tous copains de la famille Debbouze , mais à qui l’on parle régulièrement au téléphone. Et puis il y a Momo, l’un des quatre frères de Jamel, à la fois régisseur, chauffeur et meilleur pote. Momo est plus grand, plus large que Jamel. A 22 ans, il est pourtant le cadet de son protégé, né douze mois avant lui. Une casquette de base-ball vissée sur la tête, il parcourt les abords du studio où l’on enregistre H en s’assurant que Jamel n’a besoin de rien. De son regard rigoureux se dégage l’air imposant de celui qui connaît son chemin et n’entend pas en dévier. Aussi posé que son frangin est volubile, il se replace lui aussi quelques années en arrière. « Jamel a toujours fait rire toute la famille, il a ça dans le sang. Dans les repas de famille, il ne pouvait pas s’empêcher de faire le clown. Même chose avec les mecs de la cité : Jamel pouvait passer des heures à tchatcher en bas des tours. Des vraies joutes verbales, vanne contre vanne, avec des mecs qui tenaient bien la route. Son école, c’était ça : la cage d’escalier, là où on parle pendant des heures… En fait, le seul moment où il arrête de déconner, c’est quand il écrit ses sketches. Là, il se referme sur lui-même et devient sérieux. Et puis dix minutes plus tard, c’est reparti, c’est plus fort que lui. » Jamel, lui, se souvient-il du jour où le rire changea sa vie et le regard des autres ? « Cette histoire, elle commence au CE2, quand tu fais marrer tes potes pendant les exercices de lecture. A chaque fois que c’était à moi de lire, ça partait en couilles et tout le monde rigolait. Je rajoutais des mots, je prenais des accents pas possibles, alors je prenais une heure de colle mais c’était pas grave parce que, pour ce prix-là, j’avais fait rire mes copains… Ensuite, au CM1, c’est devenu plus officiel. Un jour, l’instit’ a proposé qu’on fasse une pièce et en deux secondes, c’est moi qui dirigeais l’histoire. Je disais aux autres leur texte, j’avais des idées de décor, tout le truc. »
Dès qu’il s’agit de jouer avec les mots, Jamel surnage. Si l’instit’ demande une rédaction en sujet libre, il raconte, plutôt brillamment, les petites choses de son quotidien. « Ce que je rendais à la prof était bourré de fautes d’orthographe, mais j’avais du style et de l’imagination. Un jour, comme sujet libre, j’ai raconté une baston dans ma cité. Une baston qui m’avait vraiment fait marrer, parce qu’elle était partie de rien et qu’elle avait salement dégénéré. Il y avait même des mecs qui se battaient avec des branches d’arbre. Cette salope de prof m’a dit que mon texte était très bien mais que le sujet était inacceptable. »
S’il s’en sort plutôt en français, Jamel joue dans la cour des cancres pour les autres matières. « Et Dieu sait que je le regrette aujourd’hui, j’ai des lacunes et j’en souffre. » Avant d’avoir compris pourquoi, il se retrouve en BEP vente action marchande. « Ça m’intéressait pas du tout, alors j’ai quitté l’école en me disant que je voulais tout faire sauf de la vente. » Il bosse l’improvisation, ne manque jamais les cours de théâtre du quartier, écrit ses premiers sketches. Momo : « En ce qui concerne l’impro, tout a commencé à cause d’une sortie en groupe à l’Aquaboulevard qui n’a pas pu se faire. On devait avoir 12 ou 13 ans et toute la bande s’est mise à râler parce que le moniteur nous emmenait voir un match d’improvisation au lieu d’aller à la piscine ; mais Jamel, lui, a totalement kiffé, une vraie révélation. Après ça, c’est devenu une idée fixe. Il est même allé voir la directrice du bahut pour lui en parler et lui demander des cours. » A partir de là, Jamel ne pense plus qu’à la scène. A la scène et aux obsessions ordinaires d’une petite frappe de banlieue : les filles, le fric, les fringues, la musique, le cinéma américain.
« Le cinéma que j’aimais, c’est Scarface, Al Pacino, De Niro, Les Affranchis, Mean Streets. La musique : Barry White, Marvin Gaye, Aretha Franklin, Donna Summer, Tamla Motown. Parce que ça m’a vraiment bercé, la soul. Dans le quartier, on essayait tout le temps d’imiter les grands frères. On rêvait de sortir en boîte, d’aller au Kiss Club en 504 Pinin Farina coupé en écoutant du Barry White dans l’autoradio… Nous, les plus jeunes, on était comme des fous, on se disait « Un jour, on l’aura, la 504 Pinin Farina coupé. » On voulait devenir des Kiss men, les mecs qui allaient au Kiss Club : rien que des voyous, des mecs en costard Saint Laurent et en cabriolet, avec les meufs habillées en léopard. Que des mecs enfouraillés, armés. Parce que si t’avais pas tout l’attirail, tu rentrais pas au Kiss Club… Aujourd’hui, je me marre : je rentre dans les boîtes, on me connaît, je suis devenu un vrai Kiss man ! Je viens de monter une petite boîte de production qui s’appelle Kiss Man Productions. C’est un petit hommage à cette époque, parce que j’aimais bien cette histoire de mecs qui assurent grave, qui flambent la classe : un genre de Fonzy, mais un Fonzy habillé à la Al Pacino. »
A la télévision française, les idoles du jeune Jamel ont l’âge des cadors du quartier : Dupontel, Les Inconnus, Elie et Dieudonné, Smaïn, « tous les mecs qui me parlaient de mon quartier, des Rebeux, des Renois. » Dans les matchs d’improvisation qu’il commence à livrer avec l’équipe qu’il a rejointe, il prend rapidement du grade. Devient capitaine. Part jouer les championnats du monde au Québec. « Un grand grand souvenir. Je mettais tout le monde mort de rire. » En 93, sa troupe est invitée à jouer à l’Institut du Monde Arabe. Dans le public VIP, Smaïn et… François Mitterrand. « Mon sketch a duré dix-sept minutes et Mitterrand n’a pas cessé de se marrer. A la fin, Smaïn est même venu m’encourager. Ce jour-là, j’ai compris que j’étais moins bon en foot que mes potes du quartier mais mille fois meilleur qu’eux à la tchatche. »
Etape suivante pour l’aspirant comique : les scènes ouvertes des cafés-théâtres parisiens. Son prof de théâtre, Alain Dugois dit Papi , l’aide à mettre en scène son premier spectacle, C’est tout neuf, qu’il emmène à La Mainate, au Trévise, au Folies Pigalle. Le spectacle s’étoffe et campera finalement huit mois au Movies, où Jamel tient pendant une heure chaque lundi et mardi soir. C’est à cette époque que Jacques Massadian le voit pour la première fois, pendant une tournée de prospection de talents en compagnie de Jean-François Bizot. Au théâtre de Trévise, les deux anciens d’Actuel, désormais aux commandes de Radio Nova, s’ennuient ferme pendant une soirée scène ouverte, jusqu’à l’arrivée de Jamel. « J’étais prêt à partir, et puis Jamel a déboulé sans prévenir. Ce fut une claque immense et, quelques minutes plus tard, on lui proposait de venir sur Nova. » Jamel accepte sans hésiter : « Cette expérience en radio il « raconte » des films deux soirs par semaine a complètement changé ma vie. C’est de là que tout est parti. »
Aujourd’hui, Massadian est le manager de Jamel, « mais un manager pas trop showbiz, j’espère. Il y a plutôt une sorte de rapport semi-paternel entre nous, Jamel a l’âge de mon fils… En tout cas, il écoute ce que je lui dis, on s’enrichit mutuellement. Dans cette histoire, je suis en train de devenir le grand méchant, parce que Jamel est un mec trop gentil qui dit oui à tout, à tout le monde, alors moi je suis obligé de faire du tri par derrière. En ce moment, on reçoit des propositions de tous les côtés, c’est totalement délirant. » Pas pour Jamel, qui se voit parfaitement avaler les projets comme on enfile des perles sur un collier. « Cette histoire, c’est un kif, j’ai pas envie de me discipliner là-dessus. Faut que ça fonce, boum, boum, boum. » Portrait de Jamel en mangeur boulimique qui va devoir apprendre à faire des choix. Ce qui ne se fera pas sans mal. « Chez Nova, déjà, ils me traitent de casse-couilles. Mais il faut qu’ils comprennent : la radio, c’est une heure par jour et, pendant ce temps-là, je ne fais rien d’autre. Pourtant, je leur suis reconnaissant à ces gens-là, drôlement reconnaissant. »
En cette fin d’été particulièrement chaude pour Jamel Debbouze, le nombre des sollicitations semble doubler chaque jour : ici une proposition de court métrage, là deux projets de longs métrages. Sans oublier le retour programmé au one-man show et des envies de musique : « Je veux faire un truc avec des potes, DJ Abdel de Nulle part ailleurs et Cut Killer, de la musique qui partirait en vrille, avec un super son. »
Et puis, évidemment, il y a la télévision, théâtre permanent de bras de fer souterrains mais néanmoins musclés. « La baston avait déjà été très chaude l’an dernier », explique Philippe Vecchi, coanimateur de la première partie de Nulle part ailleurs. « Et aujourd’hui encore, ce n’est pas simple de garder Jamel avec nous mais, heureusement, c’est un mec vraiment réglo et fidèle en amitié. » A l’intérieur même de Canal+, on s’arrache le nouveau héros. Une source interne affirme que Guillaume Durand a récemment dîné avec Jamel pour lui proposer de présenter à deux la seconde partie de NPA. « Mais tout le monde à l’intérieur de la chaîne sait que Jamel a refusé. »
Même si la vénération des courtisans se fait de plus en plus pressante, Momo sait que son frère gardera la tête froide : « De toute façon, avec la famille, on est là pour le ramener sur terre. Au Festival de Cannes, on a connu la pure folie : Jamel, comme tout le monde, a un peu perdu la boule, à cause de tous ces gens qui l’acclamaient. Mais je l’ai laissé s’amuser parce que c’est un kif et que c’est bien compréhensible de délirer un peu. Ensuite, on est retournés à Trappes et tout est rentré dans l’ordre. »
Jamel est une denrée rare, convoitée, et certains commencent à montrer les dents pour protéger leur trésor. Quelques fleurs font l’aller-retour entre Bastille (Nova) et Javel (Canal+). Massadian : « Au départ, Canal a essayé de s’approprier Jamel et de me dégager de l’histoire. Ils l’ont envoyé à Los Angeles, pour les Oscars, et lui ont déroulé le tapis rouge pour l’épater. Arrivé là-bas, c’était un nabab. Même chose pour Cannes, où il s’est éclaté, mais lorsqu’il est revenu à Paris, il m’a dit « Hum… jolie Foire du Trône. » Voilà comment fonctionne Jamel : à la fois dedans et dehors. Ça vaut pour ses sketches comme pour ses rapports avec Canal+. »
Jamel Debbouze fait un carton dans le Paris médiatique, mais pas seulement. Avec les filles, ça marche aussi très fort. « Sans doute à cause de mon physique, hein, c’est ça ? » Gros sujet à vannes, les filles, mais sans doute aussi l’une de ses blessures, lui qui a si souvent fait le mariole pour amuser la galerie avant de se faire rembarrer. « C’était toujours pareil : j’étais celui que les filles aimaient bien parce que je les faisais marrer. « Allez, vas-y Jamel, montre-nous ton cul ! » Et puis quand il s’agissait de conclure, la nana partait toujours avec le mec d’à côté. J’avais la haine. » Aujourd’hui, Jamel n’a plus du tout la haine. Mort de rire, il énumère ses dernières conquêtes, dont « une sorte de Whitney Houston en mieux, avec des nibards énormes ». C’est dans ces moments de total abandon, lorsque sa tchatche monumentale l’emmène dans des marges où le réel et l’imaginaire se confondent, que Jamel Debbouze est le plus touchant. Les yeux rieurs, le bras levé, il jubile, fait le clown, bombe le torse en se disant qu’il a fait bien du chemin. Plusieurs fois, les mêmes boutades reviennent, obsédantes, un peu vengeresses : « Les Bains-Douches, maintenant, j’y rentre quand je veux. J’ai même une table à mon nom et je déboule avec quinze potes, on me déroule le tapis rouge, on m’la fait royale à l’ancienne. Alors qu’avant, c’était toujours : « Désolé, ça va pas être possible. » Une fois, un des videurs m’a carrément dit « Toi, tu mettras jamais les pieds ici. »
Jamel aux Bains-Douches, bien plus qu’un symbole : en vérité un éclatant 3-0 dans la tronche du racisme. On ne se privera pas de jubiler devant le spectacle de cette édifiante ascension, de cette happy story aux parfums épicés. Jamel sur Canal+ ou à Nova, c’est la banlieue au coeur du quatrième pouvoir, la barre de HLM qui fait son show. La musique a eu le rap, la télé aura Jamel et ses petits frères.
Jean-Pierre Ramsey : « Socialement, ce qui se passe est très intéressant. Sur l’argent, par exemple, Jamel et ses potes peuvent débattre pendant des heures. Jamel a décidé qu’il resterait à Trappes, mais Ramzy, lui, s’est installé dans un appartement Faubourg Saint-Honoré. Or, Kader Aoun, qui a une très forte conscience politique et sociale, ne supporte pas l’idée que Ramzy vive dans un quartier bourgeois, ça le fait hurler… Cela dit, du fric, maintenant, ils en voient tous passer beaucoup. Lorsque j’ai dit à Jamel combien il allait être payé pour H, il a cru que je m’étais trompé d’un zéro. Là, ils viennent tous de se payer des bagnoles pas croyables. » Et la voiture, pour Jamel, c’est un sujet sensible. Qu’on lui rappelle qu’il en a plié deux ou trois récemment (dont la Ferrari de Guillaume Durand) et il rougira un court instant avant d’éclater de rire : « Bon sang, les bagnoles, ça me fait kiffer. Tout ce qui est rallye, vitesse, j’adore ça. Je viens de m’acheter une décapotable, une 306 Pinin Farina, le rêve de gosse… A la maison, on a toujours mangé à notre faim, mais évidemment il n’y avait pas de place pour le luxe. Alors aujourd’hui, on kiffe comme des oufs. C’est une façon de laver l’affront, de réparer un truc. Mon père a fait le ménage dans le métro toute sa vie et son chef de service était un enculé de sa race, un vrai bâtard. Toute sa vie, il a fait chier mon père, à lui filer des boulots pas possibles, les stations les plus dures à nettoyer. Et mon père, il a toujours courbé l’échine. Il s’est toujours dit qu’il n’était pas chez lui en France et qu’il devait fermer sa gueule. Et ça, pour moi, c’est une sale injustice. »
Admiratif, Massadian, manager, copain et moitié de papa, connaît suffisamment Jamel pour pouvoir affirmer qu’une impressionnante sagesse l’anime. Une sagesse à entrées multiples, mélange de cultures complémentaires ou antagonistes, toujours utilisées à bon escient. « D’avoir une double culture fait qu’il est parfois rabaissé par le pantalon à des valeurs de base. A un niveau personnel, il a eu aussi quelques déboires d’ordre physique un accident de train lorsqu’il avait 10 ans lui a ôté l’usage d’un bras qui ont dû avoir une portée psychologique non négligeable. Ça relativise tout pour lui… Du coup, il reste chez lui, près de son père. Et quand on va chez eux, c’est le Maroc, tout le monde parle arabe. Pour Jamel, c’est une véritable base. »
Extraordinaire Jamel, magnifique condensé d’antagonismes : Jamel qui prie Allah et dit trois fois « putain ta mère la pute » dans la phrase suivante. Jamel qui va deux ou trois fois au Maroc chaque année mais n’envisage pas d’y vivre un jour. « Je suis français mais, en même temps, faut pas me demander de choisir entre ma mère et mon père. Lorsque le Maroc s’est fait sortir de la Coupe du monde, j’étais super malheureux. » Jamel qui déteste les Bains-Douches mais y va régulièrement avec tous ses copains. Jamel qui est humble, attentif, souvent émouvant, mais qui possède aussi un culot gros comme le Ritz. Pendant Nulle part ailleurs, on l’a vu donner des leçons de français moderne à Françoise Sagan, corriger Jean-Claude Van Damme sur ses gestes de kick-boxing, ou encore piquer une grosse colère parce que son pote Nicolas Anelka ne figurait pas dans les 22 de l’équipe de France. « Et pourquoi je devrais me retenir de dire des trucs comme ça aux gens ? C’est un kif de dire tout ce qui me passe par la tête. » Et même lorsque Jamel paraissait incontrôlable, Philippe Vecchi affirme n’avoir jamais tremblé : « Il y a une chose dont je suis sûr, c’est que Jamel contrôle tout. Il sait où il va et sait retomber sur ses pieds, le dérapage me paraît impossible. » Les esprits chagrins devront chercher longtemps avant d’entendre le moindre avis négatif sur Jamel Debbouze. Au « C’est un mec brillant » de Vecchi répond l’admiration interloquée de Molinaro « J’ai jamais vu ça, ce niveau d’improvisation » et la reconnaissance émue de Massadian « J’apprends beaucoup de lui. » Au tableau noir, quelques peccadilles seulement, mais citées plusieurs fois : Jamel pose des lapins, ne sait absolument pas dire non et baratine parfois au sujet des nanas. Sans oublier cette fâcheuse tendance à plier les voitures lorsqu’elles coûtent plus d’un million de francs.
Retour dans sa loge, sur le tournage de H. Avant de redescendre sur le plateau, le comique tombe le masque, la voix soudain moins enjouée. « Tout ce qui se passe en ce moment, c’est très bien, mais faut quand même faire gaffe. Je ne suis pas comédien : pour l’instant, j’essaie de jouer à l’acteur. Ma position actuelle est assez bâtarde et j’ai vraiment envie de prouver que je peux durer. Parce que je ne veux pas être un phénomène de mode. Si ça s’arrête pour moi, je ne peux rien faire d’autre. Si je me casse la gueule, soit je retourne chez ma mère, soit je braque. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}