Et si l’hospitalité représentait la question centrale de l’amour et du cinéma.
Une histoire de bouleversements. Des personnages bouleversés par l’amour, famille fragile qui se compose et se recompose. Louis et Clotilde ont une petite fille, Charlotte, mais Louis aime Claudia. Esther est la sœur de Louis, Louis aime leur père qui est mort il y a longtemps. Claudia quitte Louis, mais Louis ne meurt pas. Philippe Garrel, le metteur en scène, dessine ses proches. Son film avance de proche en proche, par espaces contigus, quittant un espace pour un autre sans qu’ils se recoupent complètement.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quitter quelqu’un, c’est quitter son espace, quitter le plan. Le metteur en scène assemble ses dessins par deux ou par trois, les espaces se rencontrent, les proches se rapprochent, s’éloignent. C’est très beau, il y a le noir et blanc du fusain, les expressions s’impriment patiemment sur pellicule. Et c’est autre chose : quel peintre fait un dessin seulement pour qu’il soit beau ? Il faut que le fusain se fasse fusées, passages.
Passages de générations, d’abord. Tous ces espaces proches séparés sont traversés par la petite fille. Elle est le troisième terme de chaque jalousie – chaque rencontre entre deux personnages est un amour jaloux. Garrel dit qu’il fait revivre par son fils Louis son propre père, Maurice Garrel, et qu’il est lui-même la petite fille. “Tu es jalouse ?”, lui dit Louis quand elle rencontre Claudia. Cette formidable petite fille jalouse, c’est le cinéaste qui s’obstine à voir et qui souffre avec ses visions, qui souffre avec les personnages. Qui se souvient de chaque signe, qui garde jalousement les cicatrices indélébiles des générations et des amours.
Il n’y a pas, comme dans le précédent film, Un été brûlant, la difficulté à transmettre l’expérience, la douleur d’être fidèle en amour et en politique, la couleur terrible du temps qui brûle. Dans l’hiver froid de La Jalousie, le discours d’amour fou circule librement entre tous, et entre les parties du film : “J’ai gardé les anges” et “Le Feu aux poudres”. Garder les anges : ne pas mourir, ne pas guérir, continuer à voir avec le regard jaloux du cœur.
Mais le cœur est une poudrière, la folie, à chaque génération, un danger, une expérience transmise sans le dire. Dangers : la voix d’Anna Mouglalis qui est le contraire d’une voix blanche, une noirceur vaste, un abîme accidenté. Femme fatale encore, femme-destin qui trahit pour continuer à vivre, dans son rôle d’actrice sans rôle. Et le feu dans l’appartement d’Esther (si belle d’être autant d’aujourd’hui que d’hier). Dangers du monde extérieur et des blessures antérieures.
Générations de passages, aussi. Louis raconte à sa sœur la loi du désert, qu’il tient de leur père. “C’est quand tu es dans le désert et que quelqu’un te demande l’hospitalité. Tu dois lui donner trois jours et trois nuits sous ta tente, après il doit partir.” On quitte l’espace de l’amour pour retourner au désert du monde. La loi du cinéma est de garder avec soi cet amour, d’accueillir le spectateur et les amours du spectateur, d’inviter la vie dans le plan.
L’hospitalité, le monde des frères et des sœurs qui échappe aux regards jaloux et aux trahisons, serait cet espace proche qu’on n’est pas obligé de quitter. Claudia vient dans la tente de Louis, a peur qu’il parte, part enfin pour un autre espace, cet appartement qu’on lui offre. Elle bouleverse tout.
Quant à la petite fille jalouse, elle attend Papa. Papa se répond à lui-même, comme Maurice Blanchot : “Je suis vivant. Non, tu es mort.” La petite fille, ou l’ange, ou le cinéma, répond plutôt : “Je suis mort. Non, tu es vivant”. Le cinéma existe, c’est bouleversant.
{"type":"Banniere-Basse"}