Le journal du festival par Serger Kaganski. Mercredi 16 mai, on ne sait pas à quelle heure.
Mulet, Mulet, et encore Mulet ! Eh, y a pas que Mulet dans la vie, même à Cannes. C’est pourquoi je vais parler aujourd’hui de mes autres camarades de l’équipe Inrocks. Par exemple Olivier Nicklaus, le poétique et lunaire Nick. Hier, Nick s’est réveillé d’un long songe cannois uniquement fait de films, de fêtes et de pots avec ses potes. Hier, Nick a soudainement réalisé qu’il était aussi à Cannes pour travailler et envoyer des papiers à la rédaction parisienne. Pour ça, il a fallu que Fevret lui passe une avoine au bigo. Nick était surpris, quasiment choqué : ?putain, j’comprends pas, Fevret me met la pression?. C’est vrai que c’est incompréhensible, étant donné qu’on est à Cannes depuis une semaine, qu’on boucle le numéro bilan Cannes dans quatre jours, et que Fevret est un mec totalement zen, jamais angoissé et jamais directif. Non, moi non plus, j’comprends pas’ Aha ah ah, sacré Nick !
Et puis nous comptons parmi nous l’inénarrable Vincent Ostria, notre Ostruche national, dit Droopy, dit Gai-Luron. Quand Ostria adore un film, il dit d’une voix lugubre en prenant son air sinistre habituel ?Mouais, pas mal?, pour lui le comble du délire et de l’extériorisation de ses affects. Comme dirait la fille au flegmatique Billy Bob Thornton dans le film des Coen, ?toi, t es un enthousiaste?. Ostruche a un portable mais il nous appelle jamais. Faut lui expliquer trois fois par jour ce qu’il doit faire (ou ne pas faire). Et pour achever de me chauffer, il argumente et discute le moindre détail en grand dialecticien de l’enculage de mouches.
– Vincent, tu nous fais deux feuillets sur le Veysset ?
– Pourquoi pas trois feuillets ? Ou un ?
– Vincent, tu fais un encadré sur la Cinéfondation ?
– Bof, non, j’ai pas envie.
– Vincent, tu viens bouffer une pizza ?
– Non, pourquoi pas un couscous ?
– Bon, OK, va pour un couscous.
– Ah non, finalement, je crois que je préférerais une pizza
(Serge, calme-toi, ne t énerves pas, ne le frappe pas, n’oublie pas, tu es un gentil garçon, tu aimes ton prochain, tu es un être civilisé, doué de raison, tu ne dois pas faire usage de la violence avant d’avoir usé toutes les voies diplomatiques’).
Enfin, il y a Olivier Père. Pas grand chose à dire sur Père. Il est grand, Père, il évolue dans les diverses sections du festival comme un poisson dans l’eau, ou comme une truie dans sa fange si vous préférez. Il voit des films, il gratte comme un métronome, un garçon sans histoire. Le travail ne va pas tuer le Père. Y a juste un truc bizarre avec Père. Les années précédentes, il venait à Cannes avec sa copine, Elise des Actions, ce qui ne l’empêchait pas de couvrir régulièrement et très assidûment la cérémonie des Hots d’or. Cette année, sa copine est devenue sa femme et plus de Hots d’or ! Même plus de fêtes. Projos, boulot, dodo. C’est dingue le pouvoir d’un maire sur un Père.
Le cinéma fascine les gens. Tous les jours devant le palais, les sempiternels ?vous avez pas une invite en trop ??. Hier, le groom de mon hôtel m a demandé divers pistons, il veut devenir comédien. Moi j’ai aucun piston. En attendant, il est figurant sur le De Palma qui se tourne ces jours-ci sur la Côte. Dans un an, quand le film sortira, ça me fera tout drôle de voir mon groom au beau milieu d’une séquence de fusillade. Et y a un autre truc qui a l’air de fasciner les gens, c’est le métier de critique. Et cette fascination me fascine. Deux fois, quatre fois, dix fois, dans une teufe, ou dans un couloir du palais, on m a abordé pour me dire ?vous êtes bien Serge Kaganski ? J’adore ce que vous écrivez?. Ah bon ? Moi j’écris ce que vous adorez. Le pire, je veux dire le mieux, c’est que 9 fois sur 10, ce sont des jeunes filles. Y en a même une qui m a dit ?pour moi, vous êtes Dieu?. Merde, moi qui suis farouchement athée ! Du coup, Mulet m a engueulé : ?Kagan, t’as une gonzesse qui te prend pour Dieu, qui se colle vers toi seins en avant, et toi tu lui parles du dernier Rivette, plan-séquence, magnifique, altérité, gna gna gna. Mais quel con tu fais !?.
Ma devise éternelle étant doute toujours’, je ne suis pas vraiment dupe de tout ça. Je me dis, si on m aborde comme ça trois ou quatre fois, Mandelbaum ça doit être dix fois, Bonnaud, vingt fois, et Lefort cent fois. Et Ostruche, on ne compte même plus.
Ce soir, Bonnaud et moi sommes montés à la villa Tinchant pour le dîner donné en l’honneur de Jacques Rivette. Délicieuse soirée. Cadre admirable, bouffe provençale exquise, convives au diapason. A notre table, Peter Scarlett nouveau boss de la Cinémathèque, Kent Jones et Gavin Smith deux des meilleurs critiques américains, Michel Demopoulos directeur du festival de Salonique, Delphine Pineau des Cahiers, Jean-Pierre Léaud comédien’ Plus tard nous ont rejoint La Mule (un ami), Agnès de la Thèque, puis Agnès de la Varda, Jeanne Balibar Nous avons papoté avec Rivette, ravi de l’accueil cannois triomphal fait à Va savoir et nous expliquant le principe hawksien de son film (on ne se refait pas). Jeanne nous a raconté les épisodes du montage du film de son compagnon Mathieu Amalric : la durée est passée de une heure et demi à 50 minutes ? à ce rythme, ce sera bientôt un clip. Elle nous a aussi confié pourquoi Suwa ne l’avait pas choisie pour H Story : selon elle, Suwa la trouvait trop polie et voulait une fille plus défaite (qui fut finalement Béa Dalle). Avec Jones et Smith, nous évoquons le Rivette qui a émerveillé tout le monde, puis le Godard qui nous divise Je leur demande qui est selon eux le présent ou le futur grand cinéaste américain et apparemment, depuis Scorsese ou De Palma, ils ne voient rien venir. Vraiment une soirée agréable à laquelle ne manque qu’une ponctuation finale, par exemple une connerie de Mulet revenant du dîner Hots d’or : ?Kagan, si tu vas à une soirée Hots d’or, ne va jamais pisser aux pissotières, tu seras ridicule !?.