Dernier épisode du journal du festival. A moins que Kagan n’accepte de continuer chez lui avec des caméras sous sa douche ?
Ça y est, encore quelques feuillets et c’est la quille ! Je l’avais prévu au début de ce journal il y a dix jours, ça s’est vérifié, moi et mes camarades sommes épuisés. J’en ai marre, tout le monde en a marre de Cannes, des fêtes, des nuits blanches, et je pense aussi qu’une semaine sans film nous fera le plus grand bien. Comme dirait Oliveira, je veux rentrer à la maison, je veux dormir dans mon lit, je veux retrouver ma compagne et mes fillettes, je veux voir Loft Story (non, là, je déconne).
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A midi, moment rare : je déjeune avec Hou Hsiao-hsien et ses acteurs (dont la sublimissime Chu Qi, une nouvelle Gong Lee, à cette différence que Chu Qi joue dans des grands films), dans la villa louée par Ocean Films. En plein Cannes, l’endroit est calme, frais et magique, chaises en rotin, jardin fleuri et ombragé, on se croirait dans une demeure coloniale en Indochine. Je félicite chaleureusement les producteurs Eric Heumann et Gilles Ciment, non seulement parce que Millenium mambo est splendide, mais parce que c’est grâce à des gens comme eux, qui prennent énormément de risques financiers, que des cinéastes aussi précieux que Wong Kar-wai et Hou Hsiao-hsien peuvent travailler et surtout faire les films dont ils rêvent, sans concessions artistiques. Souhaitons à Heumann et ses associés le même genre de succès miracle qu’ils ont connu l’année passée avec In the mood for love. Hou parle magnifiquement de son film et de ses options esthétiques. Après l’interview, je papote avec sa décoratrice (en anglais ? la discussion est plus spontanée sans interprète) qui s’enquiert des réactions internationales aux films chinois en général et à ceux de Hou en particulier. Je lui explique que la critique française considère depuis des années le cinéma asiatique comme le plus inventif et le plus élégant du monde, et je lui signale les succès publics en France (et parfois en Europe) des Fleurs de Shanghai, de Yi-Yi et de In The mood for love.
A 14 h, je referme à regret cette parenthèse asiatique, aussi régénérante qu’un bain tiède et parfumé.
Aujourd’hui, le festival commence à sentir les soldes. Plus beaucoup de projos, presque plus de papiers à écrire, plus de planning à composer pour le lendemain, les festivaliers commencent à destresser, à marcher moins vite, à moins turbiner du portable, à se laisser aller à traîner un peu sur une terrasse au soleil. Le grand jeu du jour, c’est évidemment de spéculer sur le palmarès. Tout le monde voit Moretti décrocher la Palme, mais personne ne sait d’où vient cette rumeur ni si elle est fondée. On murmure que Kassovitz aurait adoré le Makhmalbaf et on suppute que ce (mauvais) film qui dénonce la condition des femmes afghanes sera soutenu par les membres féminins du jury, on se dit que Liv Ullmann sera sensible au travail de Rivette, on prédit les prix d’interprétation pour Jeanne Balibar et Billy Bob Thornton. La dernière rumeur en date parle d’une Palme d’or pour La Chambre des officiers de François Dupeyron. On raconte aussi que Liv Ullmann mènerait ses troupes à la baguette, transformant les longues réunions du jury en psychodrame bergmanien’ On se dit tout ça, on a peut-être tout faux, et autant lire dans le marc de café.
Je ne sais pas si ça intéresse qui que ce soit, mais voilà quand même nos favoris, à Bonnaud et à moi qui avons couvert la compète (sans ordre de préférence) : Lynch, Rivette, Hou Hsiao-hsien, Moretti, Oliveira, et en outsiders, Ruiz, Recha et Tsai Ming-liang. Si cinq de ces huit films décrochent un petit (ou un gros) quelque chose, le palmarès sera réussi. Et heureusement que les films hors compète étaient hors compète, parce que Lanzmann, Coppola (Francis), Kiarostami et Denis (Claire) ont tous fait très fort. Quant à Mulet, il vote pour Le Cinquième élément de Besson, un cheffe-d’ uvre d’après lui. Il faut dire aussi que c’est le seul film que le grand Eric a vu à Cannes en cinq éditions.
Le soir, la fête HHH à la plage Man Ray prolonge l’état de lévitation dans lequel me laisse le film (que j’ai déjà regoûté en intraveineuse direct) et le déjeuner du midi. Sushis, lampions chinois, lumières tamisées, et sur la sono, la sublime ritournelle techno du film en boucle et en sourdine. Cette soirée est voluptueuse. Toute la fine fleur du cinéma taiwanais est présente pour rendre hommage à maître H. Tsai Ming-liang et toute son équipe, Edward Yang, tout ému, qui vient faire la bise à HHH, quasiment en larmes. C’est beau, un cinéma chinois la nuit.
Mulet me présente Ariane Ascaride : les premières secondes, je suis un peu gêné parce que nous entretenons une relation, disons dialectique, avec le cinéma de Guédiguian (en clair : un coup on aime, un coup on aime pas). Hier, quand on lui a présenté Bonnaud, il paraît qu’elle s’est écriée avé l’assent, ?ah, c’est toi l’enculé ! ! !?, puis ils sont tombés dans les bras et ont passé la soirée à déconner, avec la Mule et l’Azoury déglingué. Ce soir, pareil, elle brise tout de suite la glace avec sa faconde légendaire et bien réelle : ?ah, c’est toi Kaganski ! aha ah ah, ça y est, je vous tiens tous les deux !?. Ariane est la femme la plus sympa et la plus chaleureuse du monde, on a bien rigolé et on n’a pas parlé des films de Robert. Mais c’est dangereux ces rencontres réussies pour un critique : désormais, je ne regarderai plus les films de Robert avec le même œil.
A 1 h, Marchais me propose de passer à la fête de l’Acid. Je décide que non merci, qu’il est temps de rentrer, de taper ce dernier carnet de bord cannois, et de plier cette édition 2001. Le commentaire du palmarès, ce sera dans les Inrocks papier, avec le compte-rendu total du festival, le vrai.
Croiser Jean-Pierre Léaud au cours de ce festival, même brièvement, même si on s’est à peine parlé, a revêtu pour moi un caractère épiphanique. Je suis né pendant le Festival de Cannes 1959, alors que Truffaut et le tout jeune Léaud venaient y présenter leur tout premier long métrage, véritable prise de pouvoir de la Nouvelle Vague. 1959, année des 400 coups, cités dans le Tsai Ming-liang, année d’Hiroshima mon amour, présent dans le Suwa (cruelle ironie, Sacha Vierny, le chef-op du Resnais vient de nous quitter), année d’A bout de souffle (dont l’auteur était présent cette année), d’Autopsie d’un meurtre? 59, année extatique. Terminer ce journal sera un beau cadeau d’anniversaire. Aujourd’hui, j’ai 42 ans et j’ai l’impression d’en avoir mille. Alors maintenant : silencio !
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