Pour traiter la maladie de l’époque et conjurer l’asphyxie de l’air du temps, Laurence Ferreira Barbosa joue sur tous les registres.
J’ai horreur de l’amour, j’ai l’amour en horreur, un film d’horreur donc (mettons Shining), sûrement un film d’amour (mettons El). Ou bien un film généraliste, comme son héroïne, la doctoresse Annie Simonin, qui sillonne les rues du XIIIème arrondissement pour soigner les maux en trouvant les mots. Généraliste dans sa façon assez unique d’affronter une masse de symptômes contradictoires, de les étudier un à un, avant d’établir un diagnostic global. Pourtant situé dans un tout petit périmètre géographique, J’ai horreur de l’amourne cesse d’élargir son champ d’investigations, comme s’il lui fallait embrasser tout le corps social, saisi en plein processus de morcellement mortifère, pour espérer l’unifier à nouveau. La guérison est à ce prix.
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Annie est le lien nécessaire entre chaque patient, chaque histoire, chaque scène. Comme les Médecins de nuit d’autrefois, dont elle est l’héritière exigeante, « auteuriste » et subtilement décalée, elle s’arrête, écoute, soigne et repart, bref, elle tourne rond un peu en rond. Mais l’infection est si grave que la maladie est devenue une identité à part entière. Pendant le grand creux des années 80, « la société » a accouché d’une fiction monstrueuse : une ténébreuse affaire de serment trahi, de pacte rompu, de sang contaminé. Alors, le doute s’est insinué pour ne plus nous quitter. Comme son titre le dit drôlement, J’ai horreur de l’amour est une comédie pour temps de peur. Des temps où un mot sida est devenu suffisamment puissant pour se suffire à lui-même. Comme disait Bedos, « Ce que tu lis, tu l’as ! »
Puisque Annie et Richard Piotr, le cabot rencontré lors d’une soirée qui se traînait, n’ont pas su oser l’assouvissement sexuel (sans même parler de sentiment amoureux), leur rencontre tourne à la lutte à mort. Elle voulait le guérir de son horreur de l’amour, il lui opposera que « les paranoïaques ont toujours des raisons de l’être ». C’est incurable, puisque c’est vrai.
Le délire de Piotr (« Un médecin m’a contaminé ») est d’autant plus logique qu’il s’appuie sur des faits avérés. Et le garçon de café l’incarnation immuable du « bon sens populaire » n’est même pas surpris quand il entend son histoire. Le mauvais acteur a trouvé là le rôle de sa vie, celui de la victime, celui qui permet toutes les identifications. Mais l’intrusion de la folie pure dans une vie en sommeil aura un curieux effet secondaire : Annie se remettra en mouvement, vers l’avant. Entraîné à sa suite, le film prend alors le chemin des écoliers. Il est tenté par le polar bien glauque, revient sur ses pas vers Répulsion, flirte avec Urgences et finit par retomber sur ses pieds, du côté de chez Renoir. Entre-temps, on aura eu bien peur pour l’héroïne, on aura bien ri avec elle.
Et pourtant, au départ, il n’y avait pas de quoi se tordre sinon de douleur. Bien servi par une véritable troupe d’acteurs (au sens où leurs différences criantes rendaient indispensable leur réunion), le film réussit quelque chose qui tient du miracle : il trouve un angle efficace (la comédie de situations, le moins évident a priori) pour saisir toute l’asphyxie de l’air du temps, et assurer ainsi son renouvellement. Plutôt que de laisser ça le sida et la cohorte de nos peurs quotidiennes à d’autres (aux journaux ou aux talk-shows, pauvres imposteurs), Ferreira Barbosa croit encore assez au cinéma pour le penser capable de traiter le sujet. Elle intervient à chaud, pressée par l’urgence, et démontre en virtuose que le mort annoncé est encore bien vivace et qu’il n’a rien perdu de sa capacité d’intervention.
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