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Jacques Rozier est décédé hier. Il avait 96 ans. Il avait un statut très particulier dans l’histoire du cinéma français : c’est l’exception caractérisée. Au mitan des années 50, pour simplifier, de jeunes critiques (on dit « rédacteurs ») des Cahiers du Cinéma inventent ce qu’on appelle la « politique des auteurs ». Qui prône non seulement que l’auteur d’un film est le cinéaste (et vice versa : que le cinéaste est le seul auteur d’un film), mais aussi qu’un cinéaste est un artiste qui a un style, une signature, et qu’il n’y a pas besoin pour cela d’avoir suivi le cursus habituel du cinéma très hiérarchisé de l’époque qui veut qu’on monte les différents degrés de l’assistanat avant d’avoir le droit de passer à la réalisation.
Rozier, lui, qui est plus jeune que Rohmer mais plus âgé que Truffaut, Godard, Chabrol, Rivette, a fait l’IDHEC. Il a été assistant. Il a fait de la télévision. De tous ceux qui vont être « adoptés » d’une certaine manière par les gens de la Nouvelle Vague qui naît à la toute fin des années 50, il n’est pas comme les autres. La télévision, il n’y a que lui qui sache la pratiquer, dans un groupe hétéroclite qui n’en est pas vraiment un. Mais Godard surtout, dès le court Blue jeans, a su reconnaître en Rozier un digne héritier de Renoir et de Vigo, avec un regard incroyable neuf, lucide, cruel, bienveillant sur la jeunesse. Blue jeans ne tient que sur sa mise en scène, donc son style, qui est révolutionnaire. L’histoire tient en quelques mots : deux dragueurs invétérés sur les plages de Cannes (qui aujourd’hui prendraient une amende pour harcèlement de rue). Mais quelle liberté, quelle impertinence dans la façon de concevoir un cinéma sans corset scénaristique, totalement immergé dans l’instant présent !
Autre exception : Rozier ne filme pas les bourgeois. On comprend bien que ça ne l’intéresse pas. Il veut bien, dans les reportages qu’il réalise pour la télévision, filmer des mannequins (aussi parce qu’il aime beaucoup les jolies filles), mais la bourgeoisie, ce n’est pas son truc du tout et on ne la verra jamais dans son cinéma (sinon dans sa version microscopique : la toute petite bourgeoisie de banlieue – au mieux). Ce n’est évidemment pas le cas des « leaders » de la Nouvelle Vague (même si Truffaut change volontiers de milieu dans ses films, sans doute parce que lui-même s’est élevé dans la société grâce au cinéma). C’est cela, par exemple, qu’il ne peut pas non plus faire partie de la bande des Cavalier, Rappeneau, Sautet, qui eux aussi ont fait l’IDHEC, ou de Philippe de Broca, mais pratiquent très vite un cinéma qui filme la bourgeoisie.
Quand il tourne son premier long-métrage, Adieu Philippine, Jacques Rozier est le premier, une bonne dizaine d’années avant Les Bronzés, à filmer une chose inimaginable, une réalité de son époque, un truc qu’on ne voit pas dans le cinéma, c’est-à-dire un Club Méditerranée, un endroit où l’on va certes passer des vacances mais aussi s’envoyer en l’air. Ce n’est pas dans un film avec Gabin de l’époque, soit le cinéma de papa avec des dialogues lourdingues de Michel Audiard, où la nostalgie des maisons closes fait encore florès, qu’on verrait une chose pareille. Rozier est de son époque.
Sans doute aussi grâce à la télévision, qu’il filme dans la première partie du fil, puisque Michel, le « héros » du film, y travaille comme machino – même s’il fait croire aux filles qu’il est le responsable de toutes les caméras, il est plutôt là pour aider les cameramen à les déplacer sans se prendre dans les câbles… Le cinéma de Rozier est plus proche de ce lui qu’on appelle par commodité la Nouvelle Vague Rive Gauche, qui rassemble Resnais-Varda-Demy-Marker. Ne serait-ce que politiquement. Quels sont les films français de l’époque où la guerre d’Algérie est évoquée, par exemple ? Muriel de Resnais, Les Parapluies de Cherbourg de Demy, Cléo de Cinq à Sept, et Adieu Philippine. Michel doit faire son « service », partir en Algérie. Mais il a un copain qui en revient : Dédé. Et s’il n’en raconte rien, ni à Michel et ni aux parents de celui-ci (le père est jouée par Maurice Garrel), on sent bien que c’est parce qu’il n’a pas envie d’en parler… Et que s’il n’a pas envie d’en parler, c’est peut-être qu’il y a vu ou fait des choses dont il ne veut ou peut pas parler.
Autre exception qu’incarne Rozier : il a tourné très peu de films de long-métrage, contrairement à tous les cinéastes de sa génération : quatre ou cinq (Fifi martingale, dont la réalisation s’est terminée en 2002 – après beaucoup d’aléas de tournages – n’est jamais vraiment sorti en salles) en cinquante ans… C’est extrêmement peu, en regard en tout cas de sa notoriété auprès des amoureux du cinéma du monde entier. Et pourtant, Rozier jouit toujours d’une aura exceptionnelle auprès de cinéphiles (Jean Vigo a très peu tourné, mais il est mort jeune, ce qui n’est évidemment pas le cas de Rozier). Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’a pas pu, que les occasions ne sont pas présentées.
Parce que le cinéma de Rozier ne raconte que cela : des histoires de rencontres inopinées, de rendez-vous réussis, d’occasions, d’opportunités qui se sont présentées ou non, concrétisées ou pas. Les personnages sont entraînés dans des histoires qui les dépassent, et le cinéaste les suit, s’adaptant au fur et à mesure aux contingences (financières, météorologiques, sentimentales) qui s’imposent à lui. Le hasard dicte sa loi. Dans Adieu Philippine, Michel finit par coucher avec les deux filles qu’ils convoitent et qui le convoitent. A la fin, quand elles le laissent tomber et/ou partir pour le régiment, elles lui disent : « Oui, bon, ça va, tu as eu ce que tu voulais, non ? ». On pourrait dire : oui. Mais est-ce si sûr. Michel ne répond pas.
Dans Du côté d’Orouët (c’est Jacques Rozier et Pascal Thomas qui ont découvert ce génie naturellement comique qui s’appelle Bernard Menez), un petit chef de bureau débarque dans une bicoque du bord de l’Atlantique ou trois jolies filles passent leurs vacances. Il va toutes les draguer, sans jamais rien obtenir d’elles (sinon des rires et des quolibets, et même de l’humiliation). Ça arrive ou ça n’arrive pas.
Jacques Villeret et Pierre Richard dans Les Naufragés de l’île de la Tortue de Jacques Rozier (capture d’écran)
Dans Les Naufragés de l’île de la Tortue, conçu, produit, réalisé en un temps record, sans aucune organisation réelle, sur un coup de tête du producteur Claude Berri qui a obtenu l’accord de Pierre Richard, alors devenu une énorme vedette comique, pour tourner un film avec Jacques Rozier, parce qu’il le connaît depuis longtemps et qu’il l’aime beaucoup. Tout est tourné en dépit du bon sens et en quatrième vitesse, et Pierre Richard, qui est quand même le héros du film, disparait à un moment du récit parce qu’il a dû rentrer en France pour tourner dans Le Grand blond avec une chaussure noire. Opportunité, encore, qui nous rappelle cette théorie rivettienne : un film est le documentaire de son tournage.
Maine Océan de Jacques Rozier (capture d’écran)
Dans Maine océan (peut-être son chef d’œuvre – prix Jean Vigo 1986), Rozier, produit par Paolo Branco, organise la rencontre improbable, non par sur une table de dissection, mais sur l’île d’Yeu, de deux contrôleurs de la SNCF (Luis Rego et Bernard Menez), d’une (vraie) danseuse brésilienne qui ne parle ni le français ni l’anglais, d’un producteur de spectacles américano-mexicain (Pedro Armendariz Jr), d’une avocate foldingue et d’un marin-pêcheur impulsif. Et ça explose de partout. Le film atteint son apogée dans une scène qu’on appelle souvent celle du « roi de la samba ». Tout ce petit monde s’est retrouve dans une salle des fêtes et se met à improviser sur une samba. Luis Rego tient la guitare (n’oublions pas qu’il a débuté dans le groupe qui accompagnait le chanteur Antoine et qui devient plus tard « Les Charlots »), le pianiste est un vrai pianiste de music-hall qui a pris sa retraite à l’île d’Yeu et qu’on est allé dégotter, et la musique naît sous nos yeux, tandis que Menez donne des coups de petite cuillère sur une chope à bière en criant en boucle : « Je suis le roi, le roi de la samba »…
Et puis, au sortir de cette nuit agitée, va se dérouler un moment de redescente qui existe aussi dans Du côté d’Orouët, où un homme seul erre sur une plage, à la quête d’un bateau pour rentrer chez lui. Ce long, lent moment, va aussi lui permettre de sortir d’un rêve (le producteur lui a fait miroiter une carrière artistique qui n’existe évidemment pas, mais à laquelle il a bien voulu croire). Bernard, son personnage, a besoin de cette lutte avec la nature pour retomber sur ses pieds, et c’est extrêmement émouvant, métaphysique et moderne : il ressemble soudain à un homme qui marche de Giacometti, mais vivant.
Jacques Rozier disait qu’il avait fini par constater que ses personnages étaient des mythomanes qui s’inventaient une vie. Peu importe le terme : mythomanes, mégalomanes… Disons qu’ils se sont construits un personnage et une vie qui sont mieux qu’eux. Pierre Richard s’est rêvé en Robinson Crusoe, mais il ne risque en réalité pas grand-chose… Menez se rêve en séducteur, mais il n’a aucun charme. Les personnages de Rozier réussissent un temps à faire croire aux autres que ce qu’ils disaient étaient vrai : ils sont contrôleurs à la SNCF en attendant mieux, car ils méritent mieux – et sans doute ont-ils raison de le croire. Les autres ont fini par les croire parce qu’ils y croyaient eux-mêmes.
Alors quand ils tombent, c’est de haut. C’est ce qui passe dans l’un des plus beaux plans du cinéma de Rozier, celui où Luis Rego se retrouve tout d’un coup au centre de l’attention des autres personnages, parce qu’il sait gratter la guitare – c’est l’image qu’il a toujours vendue à son collègue et ami Menez. Soudain, il prend les choses en main, devient le chef d’orchestre de la soirée. Mais on est allé chercher le pianiste professionnel du coin pour qu’il puisse aider. Il se met au piano et tout le monde constate qu’il est capable de déchiffrer un morceau en une seconde et de le jouer parfaitement.
Rego perd tout prestige parce qu’après tout il n’est qu’un amateur. Dans ce regard effrayé, désespéré, déchirant, de l’amateur blessé, de l’orgueil froissé, du personnage dans le personnage qui s’écroule, il y a toute une partie de notre humanité qui s’exprime, une sorte de révélation brutale de notre vacuité, et qu’on ne trouve, exposée si furtivement et violemment, avec des moyens aussi modestes, sans chichis, dans aucun autre cinéma – sinon peut-être dans celui de Jean Renoir.
Court avec Pierre Richard :
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