En France, il est l’un des rares à se confronter avec talent au cinéma de genre. Un prophète, film de prison sec et tendu, crée l’événement. Rencontre avec un cinéaste qui doute pour avancer.
Il surgit en veste, lunettes noires, feutre sur le chef, la cinquantaine alerte et élégante. On est content de parler à Jacques Audiard, cinéaste pas toujours à la fête dans ces pages. Depuis son premier film, Regarde les hommes tomber, il est évident que cet homme a du talent, une fibre puissante pour le cinéma de genre finalement assez rare en France. Mais on a toujours ressenti à la vision de ses films un excès de maîtrise, une qualité de fabrication trop voyante qui nous maintenait sur une certaine réserve. Réserve qui tombe à la vision d’ Un prophète, coulée de cinéma intense, physique, où l’incarnation fait oublier la fabrication pour un âpre envoûtement du spectateur de 2 heures 30 sans une seconde de creux. La surprise, c’est que contrairement à ses films, nets, précis, comme sûrs d’eux et de leur force, Jacques Audiard est un homme qui doute, qui cherche, la parole hésitante, traquant le mot juste, ne terminant pas toutes ses phrases, toujours sur le qui-vive dialectique, en quête perpétuelle de la note exacte, n’hésitant pas à s’autocritiquer, à dialoguer avec lui-même. Incertitudes de la pensée et du verbe qui le rendent assez sympathique. Du magnifique accueil cannois au nom du père, de la genèse des films au cinéma de genre, de la recherche de corps neufs à la fascination pour les hommes, conversation exigeante sur le toit du Panthéon – le cinéma, pas le monument, ce qui sied mieux à un homme pas dupe des honneurs trop clinquants et craignant plus que tout le devenir muséal.
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Jacques Audiard –L’accueil cannois était magnifique, mais très étrange. Je ne sais même pas si j’ai le recul nécessaire pour en parler. J’étais encore au mixage peu avant Cannes et, quand on est plongé dans son film, on ne sait pas à quoi ça ressemble. Et on ne sait pas si à la fin d’une projection cannoise, on va se prendre des cailloux ou des caresses. Cannes, c’est une accélération de particules considérable. Ce qui se fait normalement en plusieurs mois a lieu là-bas en quelques heures, au niveau des réactions, des ventes à l’étranger… On vous somme de parler alors que vous ne savez pas encore trop quoi penser de votre film.
Vous êtes vraiment “aveugle” à ce point sur votre propre travail ?
Ah, on ne sait pas ce qu’on a fait. Il y a un objectif de départ, on se souvient pourquoi on s’est lancé dans un film. Mais durant la fabrication, on ne sait pas bien à quoi ça ressemble. Il faudrait écouter les conversations des monteurs pour mieux le savoir. Cannes a agi comme un pharmakon, un truc qui calme. C’est quand même formidable que des gens aient vu le film et l’aient aimé.
Beaucoup de festivaliers vous voyaient Palme d’or. Des regrets ?
C’est un débat que je refuse. Je ne le comprends pas, c’est à la limite de l’inconvenance. Une fois que c’est débattu et que le jury a donné son verdict, je ne vois pas pourquoi discuter. C’est quand même difficile de se dire qu’on mérite la Palme d’or. De toute façon, à aucun moment on ne fait du cinéma pour avoir des prix. Donc, je prends ce qu’on me donne, et ce Grand Prix est déjà pour moi une vraie reconnaissance.
Concrètement, quelle fut l’envie au départ du Prophète?
Après De battre mon cœur s’est arrêté, je réfléchissais à la suite. Je me disais : si je dois continuer à faire de la réalisation, qu’est-ce qui m’attend ? Je n’ai fait que quatre films, est-ce que je vais rester dans un schéma d’utilisation des mêmes personnes, des mêmes acteurs ? Et puis ce qui fonde la légitimité du cinéma, c’est quand même un truc de témoignage : je descends dans la rue, je la regarde, et est-ce que mon film va ressembler un peu à cette rue ? Ça doit être ça un film, regarder le monde et créer du lien. Quand je vais à New York après avoir vu les films de Scorsese, c’est ressemblant, je me dis que la photo prise était la bonne. Le réel fonde le cinéma. Ce qui allait être le levier de cette intuition-là, ce qui me ferait sortir un peu de mes trucs consanguins, c’était le casting. Il fallait que les lignes bougent pour que je trouve de l’intérêt à continuer de faire des films. Donc, des corps, des visages et des regards nouveaux, des façons nouvelles de dire un texte…
On peut s’arrêter sur le casting, l’un des points très forts du film.
Le projet du casting a créé ce champ dans lequel est venu se loger le sujet. La Ville de Paris nous avait invités à présenter De battre mon cœur s’est arrêtéau ciné-club de la Santé. Là, c’est comme si Thomas Bidegain, le scénariste, et moi avions vu la Vierge : il y avait de l’altérité, un type de pauvreté que je ne connaissais pas, et qui me semblait intéressant à filmer. Je me suis dit que ce serait bien que le cinéma se mette là-dedans. Pour le casting, ça a été difficile parce qu’on ne savait pas vers quoi on allait. Ce qui est le pendant de “on sait trop où on va”, qui provoque l’ennui. Ce qui m’a envoyé vers les affres du “on ne sait pas où on va”. Tahar Rahim, je l’ai rencontré à l’arrière d’une voiture en revenant d’une projo de La Communede Philippe Triboit. En le regardant, je me suis dit que j’aurais forcément envie de travailler avec lui. Mais après un flash comme ça, on se dit aussi que ce n’est pas possible d’avoir trouvé la bonne personne du premier coup. On a quand même fait un casting, vu de nombreux candidats. Il fallait faire une “contre-expertise”, puis on est revenus à Tahar. Tout ce qui relevait de l’avant-plan dans le film venait d’un casting soit classique soit sauvage. L’arrière-plan, le casting de la prison, c’était des ex-détenus. On n’avait pas à leur expliquer comment ils devaient occuper l’espace, marcher dans un couloir, faire une promenade de prison… Ça fonctionnait tout seul.
Le mélange fonctionne bien, on ne fait pas de différence entre les acteurs professionnels et les ex-taulards.
Pour la mise en place d’une scène, on dispose les acteurs du premier plan, puis, ensuite, en fonction des axes, on organise la figuration derrière. Au bout de deux semaines de tournage, je m’aperçois que ma prison est totalement figée, comme du contreplaqué. Il fallait faire l’inverse. J’ai commencé à mettre en place toute la prison, tout le fond, à 180 degrés, et, seulement après, on a fait jouer les comédiens devant. Là, ça marchait, ça vivait, ça électrisait les scènes, parce que les comédiens devaient jouer avec tout ce qui se passait autour d’eux.
Votre scénario a connu de multiples versions, ce fut un long et laborieux processus.Quels étaient les principaux problèmes à résoudre ?
Tout ! La structure, la crédibilité, l’affinement des personnages… Par exemple, dans la première version d’Abdel Raouf Dafri (scénariste de Mesrine–ndlr) et de Nicolas Peufaillit, le personnage de Malik n’arrive qu’au bout de trente-cinq pages. C’était un mec dur, un tueur à la Scarface… Je me sentais mal à l’aise avec ce personnage, à la fois dans son évolution dramaturgique et dans ce qu’il trimballait idéologiquement. Un personnage inutilement provocant. On l’a repris avec Thomas Bidegain. Déjà, il fallait tenir compte de notre méconnaissance relative de cet univers. Je ne sais pas ce que c’est que d’être arabe, je peux éventuellement l’imaginer, pas plus. Je ne sais pas non plus ce qu’est la prison, j’ai un rapport très lointain avec la délinquance, etc. La question de la vraisemblance nous a demandé du temps. On me dit que le film sonne vrai et juste, très bien, mais c’est une pure fiction. Il fallait éviter de tomber dans le pseudo-documentaire, le fait de société. C’est un film de prison, mais contrairement auTroude Becker, les personnages n’ont pas d’objectif fixé, de projet d’évasion. Un prophète, c’est la vie en prison, y trouver son identité et y faire sa place. Ça ne s’écrit pas classiquement, par actes, ça s’écrit plutôt comme une série télé, par segments de trente ou quarante minutes.
Vous dites avoir voulu éviter le côté “fait de société”. Mais on ne peut s’empêcher de penser que votre prison est un microcosme de la société française.
C’est ça aussi, bien sûr. Mais quand je disais vouloir éviter le côté “fait de société”, je pensais plutôt à ne pas être asphyxié par l’actualité. Je ne voulais pas faire un film symptôme sur la politique carcérale. Notre prison est une centrale pour peines de longues durées : celles-là sont moins concernées par les problèmes de surpopulation que l’on rencontre surtout dans les maisons d’arrêt. Ces dernières sont devenues des déversoirs de tous les problèmes sociaux, psy… Les centrales concernent les détenus supposés dangereux, ils sont seuls dans leur cellule, on leur fout un peu la paix.
Un prophète montre les tensions entre clans corse et arabe. Est-ce une allusion aux tensions communautaires qui montent dans la société française ?
J’avais envie de faire le film d’après. Celui où on n’est plus dans ces questions d’intégration dans lesquelles nous piétinons depuis des années. Dans Un prophète, cette question est résolue, il n’y a plus que des problèmes de pouvoir, de territoire, de partage d’un objet. “Je convoite ce que tu as”, c’est à la fois un rapport de force et d’égalité. C’est aussi à ça que sert le genre, nous mettre tout de suite ailleurs que dans les questions sociologiques ponctuelles. Les personnages vont se bouffer pour un bout de gras, ce qui va servir à exprimer un certain nombre de choses. Il ne s’agissait pas de faire un film de revendication ou de revanche sociale, mais de se placer au-delà de ça. Et de placer des acteurs arabes dans un bel environnement de cinéma, de les filmer comme des héros de fiction. Le personnage principal, on peut penser ce qu’on veut de lui, mais il est quand même positif. C’est quelqu’un qui fait marcher sa cervelle plutôt que ses muscles. Il a un côtélittle big man.
Vous avez déjà eu droit à une polémique, venant non pas des Arabes ou des musulmans, mais des Corses.
Oui, parce que lors de la conférence de presse de Cannes, Abdel Raouf Dafri a fait une sortie sur le racisme corse. Le racisme corse n’est pas la question centrale du film, et puis je pourrais aussi bien parler du racisme français ou russe, ça ne ferait pas avancer le schmilblick. Je montre des Corses qui magouillent en prison. Ils n’ont pas vocation à représenter l’ensemble des Corses, ils servent les besoins d’une fiction bien circonscrite. A ce moment-là, on ne pourrait plus faireLe Parrainpour ne pas offusquer les Italiens ? C’est absurde.
Le film semble montrer que les hommes sont façonnés par le milieu où ils évoluent plutôt que par la génétique…
La société corromprait l’homme ? Mouais… Je ne dirais pas ça comme ça. Je me posais plutôt la question du précédent film : est-ce qu’on a le droit à plusieurs vies ? La vie repasse-t-elle les plats ? Quel est le coût pour refaire sa vie ? Quels sont les bénéfices et pertes entre une première et une seconde vie ? Je suis parti d’un personnage sans identité au départ, avec la question “qu’est-ce que c’est que ne pas avoir d’histoire, et de s’en écrire une ?” Mais c’est vrai que Malik est le produit de circonstances qui traversent sa vie. C’est un personnage qui se construit en direct.
C’est aussi un individualiste qui échappe aux lois du clan pour n’obéir qu’à ses seuls intérêts. C’est un survivant ? Un laïc ? Un libéral ?
Je pense que c’est fondamentalement un sceptique. Son apprentissage va lui enseigner à relativiser toute chose.
Le titre du film est trompeur. On s’attend à des considérations mystiques, religieuses, et pas du tout. Ou alors à la périphérie du film…
Je n’en étais pas fou. Je n’aime pas les titres qui ressemblent à des injonctions. Les Anglo-Saxons sont forts, ils ont le sens de la concentration langagière. Et en m’interrogeant sur le titre, j’ai un moment pensé à une chanson de Dylan, You Gotta Serve Somebody. Je me suis dit : tiens, voilà un bon titre pour le film. Mais comment le traduire ? On est toujours au service de quelqu’un ? Ça aurait mal sonné, mais ça exprime bien une des choses que dit le film. Un “prophète”, ça peut avoir plusieurs sens : celui qui annonce un nouveau type de voyou, qui ne serait pas que dans la testostérone, mais toujours entre la nécessité de tuer et son impossibilité. Ce mec est quand même hanté, accablé par la mauvaise conscience.
Comme d’autres de vos films, Un prophète aborde les relations père-fils…
Ah non ! C’est maître-esclave. Justement, je ne voulais pas reproduire ce que j’avais fait dans De battre mon cœur s’est arrêté.
Les relations entre Tahar Rahim et Niels Arestrup ont une forte coloration filiale.
Peut-être que ça donne cette image-là, mais pour nous, auteurs et comédiens, il s’agissait de rapports de sujétion et pas de filiation. Les personnages s’utilisent, se servent les uns des autres, ils ne s’aiment pas. On peut toujours objecter qu’un père peut utiliser son fils ou vice versa, mais ce n’était pas notre intention. Je le dis d’autant plus fermement qu’il n’était pas possible pour moi de refaire la même chose que dans le film précédent. César Luciani (Arestrup) méprise Malik (Tahar Rahim). S’il paraît parfois se prendre d’une vague affection pour lui, c’est par pure tactique.
Ce film semble confirmer votre préférence pour les univers masculins, voire virils.
Les prisons ne sont pas encore mixtes ! J’ai quand même fait Sur mes lèvres, dont le personnage central est une femme. Je dois bien aimer les hommes, sans doute, j’aime en tous cas les filmer, c’est certain. J’admets tout cela… Mais… La virilité n’est intéressante qu’à partir du moment où elle s’écroule. Si une chose me fait horreur, c’est la virilité affirmée. J’ai pris conscience de ça durant le casting. Tous les mecs que j’auditionnais étaient des petits mecs. Je me suis dit : est-ce que ma prison va être assez musclée ? J’ai dû procéder à quelques injections de costauds, mais en ayant pris conscience de mon goût pour les mecs pas baraqués. Oui, je fais sans doute un cinéma de mecs, mais où les mecs se battront toujours contre la masculinité trop affirmée. C’est aussi ce qui oppose Malik et les Corses. Vous savez, j’ai été pensionnaire, et ma méfiance des groupes masculins vient sans doute de là. D’un autre côté, si j’évoque mes références cinématographiques, j’aime beaucoup les films de mecs, à commencer par Rio Bravo. C’est un film qui fait entrer les garçons dans l’âge adulte, où ils vont apprendre à se regarder autrement que comme des taureaux de combat. Peut-être que le visage masculin est un truc qui me plaît, je ne sais pas… Ma femme (la cinéaste Marion Vernoux – ndlr) m’a mis à l’aise avec ça, un jour, elle m’a dit : “Relax, tu filmes les mecs comme des gonzesses !”
Quand vous faites vos films, pensez-vous à la faiblesse du cinéma de genre en France ?
Peut-être que j’y pense inconsciemment, mais dans ce cas, je ne peux pas en parler. Ce qui a été conscient sur Un prophète, c’était de faire un film de genre, parce que c’était nécessaire pour le projet. Sur De battre mon cœur s’est arrêté, j’ai adapté Fingers de James Toback, mais sans me dire que je faisais un film de genre. Sur Un prophète, je voulais transformer des acteurs dont ce n’est pas la place habituelle en icônes de cinéma de genre. Habituellement, ils jouent les terroristes. Je voulais qu’ils occupent la place habituelle d’un Vincent Cassel, le genre servait à ça, c’était la boîte de chocolats dorée. La référence constante au cinéma américain me choque parfois. Bien sûr, je ne vais pas faire l’idiot, ce sont les Américains qui ont fondé l’usage mythologique du cinéma, son usage industriel aussi. Mais ma cinéphilie des dernières années est faite de plein de choses non américaines. La trilogie des Pusher de Nicolas Winding Refn m’a collé par terre. Je pourrais citer le cinéma asiatique, Memories of Murder, Gomorra, plein de choses très marquantes. Je me méfie du discours critique qui accorderait un label d’américanité aux cinéastes non américains. Les films que je viens de citer sont beaucoup plus dans la réalité que le cinéma américain de ces dernières années.
Revenons à la question père-fils qui hante certains de vos films. Comment vit-on la double condition de cinéaste et de fils de Michel Audiard ?
Etre le fils de Michel Audiard a sans doute facilité mon parcours de réalisateur, c’est évident. Je parle souvent de mon père, je n’ai aucune difficulté à évoquer ce sujet. On m’a souvent posé cette question avant, plus tellement maintenant, mais je ne pense pas l’avoir trop marinée. Je crois que je me situe un peu ailleurs que là où était Michel. Mon père n’avait pas une admiration folle pour le cinéma et son milieu. Il appartenait à une génération de littéraires, de gens qui ont écrit pour le cinéma pour des raisons alimentaires, qui étaient dans la mélancolie d’un travail qu’ils auraient préféré ne pas avoir à faire. Vivre avec mon père m’a aidé à désacraliser le cinéma.
Au stade où vous en êtes aujourd’hui, avez-vous “tué” ce père dont le nom est tout de même imposant dans le cinéma français ?
Oh, je n’ai fait que cinq films, c’est peu. Mais je ne me suis jamais posé cette question de “tuer” le père. J’aimais beaucoup mon père et je vis plutôt dans le regret de ne plus l’avoir. Je suis triste qu’il ne soit plus là pour voir mon travail, mes enfants, tout. Notre dialogue a été interrompu. Il est parti trop rapidement, et le côté irrémédiable de la mort est chiant. On se retrouve vachement seul, et ça ne s’arrange pas. Ça se transforme… Les pères meurent trop vite, ça a été trop court, ça me manque toujours. Et il est mort quand ça commençait à être bien entre nous, que notre relation devenait adulte, ben voilà ! J’avais travaillé un peu avec lui, j’aurais bien aimé continuer, qu’il bouge un peu dans ses certitudes à la con, que moi je bouge aussi… Ça aurait pu devenir vraiment très bien.
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