La récente diffusion du trailer de « Star Wars : L’Ascension de Skywalker » relance le débat conceptuel que se livrent J.J. Abrams et Rian Johnson, les deux principaux artisans de la nouvelle trilogie. Entre sacré et profane, ce sont deux visions du mythe Star Wars qui s’opposent dans une guerre d’idées et d’ego.
« J’AIME TOUT DANS CETTE BANDE-ANNONCE, et je suis instantanément redevenu un gamin tout heureux. Si vous avez besoin de moi, je passerai le reste de la journée à sourire béatement« . C’est par ce tweet un brin volontariste, lettres capitales à l’appui, que Rian Johnson, réalisateur des Derniers Jedi, réagissait le week-end dernier au trailer de Star Wars IX, ultime épisode de la trilogie initiée par J.J. Abrams en 2015, que conclura le même J.J. fin 2019. Mais derrière l’enthousiasme de façade de Rian Johnson, dont le tweet exalté dissimule péniblement sa vocation promotionnelle, pourrait se terrer un sentiment doux-amer autrement moins obséquieux, voire une pointe d’ironie revancharde. Du même genre, d’ailleurs, qui avait du saisir J.J. Abrams à la sortie des Derniers Jedi, dont le programme sulfureux orchestré par Rian Johnson consistait à dynamiter une à une les pistes défrichées par Le Réveil de la Force, film inaugural de la nouvelle trilogie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
I LOVE EVERYTHING ABOUT THIS and I just melted back into being a happy kid. If you need me I’ll be spending the rest of the day smiling dreamily. https://t.co/z8evIBbRoA
— Rian Johnson (@rianjohnson) April 12, 2019
Rompus à l’exercice promotionnel, les deux cinéastes se sont bien gardés de se livrer une guerre ouverte, et continuent de s’adresser des louanges doucereuses par entretiens interposés, ou à coup de tweets cajoleurs. Demeurent néanmoins dans des déclarations vénéneuses faussement unanimes et des choix artistiques en constante réaction, une bataille d’ego souterraine, faisant de la nouvelle trilogie Star Wars une œuvre composite et schizophrène, et un laboratoire d’idées inconciliables, où chaque nouvel épisode semble devenir l’antithèse du précédent. Plus qu’une querelle de chapelle, où s’opposent les visions antagoniques de deux cinéastes censés bâtir un édifice commun, c’est une réflexion sur la nature infuse du mythe Star Wars, et les dogmes qui doivent le porter, que soulève l’opposition J.J. Abrams/Rian Johnson. Reste à savoir lequel des deux parviendra à rétablir l’équilibre dans la Force.
J.J. Abrams, le gardien du Temple
Lorsque le 24 janvier 2013, quelques mois après l’annonce tonitruante du rachat de Lucasfilm par Disney et la mise en chantier d’une nouvelle trilogie Star Wars, J.J. Abrams est annoncé comme réalisateur et scénariste du premier film, Le Réveil de la Force, les fans de la franchise y voient un présage favorable. Après une prélogie boiteuse et conspuée, entièrement orchestrée par un George Lucas désormais dépossédé de sa géniture (contre la modique somme de 4 milliards de dollars), J.J. Abrams entend bien revenir aux origines de la saga, et essuyer l’affront des prequels en prenant pour inspiration principale la trilogie originale de 1977. En geek prototypique, entièrement inféodé au culte Star Wars, et cinéaste sous influence, capable de revitaliser une franchise mythique (Star Trek) ou de rendre un hommage appuyé au cinéma des années 1980 qui l’a façonné (Super 8), J.J. apparaît comme le cinéaste tout indiqué, ou du moins l’homme de paille idoine.Toute la production du Réveil de la Force (et le battage médiatique allant de pair) sera dédiée à cette idée de retour aux sources : moins de CGI, plus de monstres en caoutchouc, des enjeux politiques amoindris et un retour au monomythe campbellien.
En résultait un hommage servile, quoique émouvant, à la trilogie originale. Le Réveil de la Force reprenant, dans un jeu de miroir didactique, la structure du film de 1977, avec son héroïne originaire d’une planète désertique lointaine, promise à un destin exceptionnel, qui traversera la galaxie pour rejoindre un groupe de résistants s’opposant à un simulacre d’Empire galactique. Fidèle à lui-même, J.J. Abrams y développait un sous-texte méta, voulant que les circonstances de la fabrication du film deviennent le sujet du film lui-même. On retrouvait ainsi un vilain obsédé par Dark Vador, dissimulant son visage sous un masque dont il n’a pas l’utilité, une héroïne ayant élu domicile dans la carcasse éventrée d’un quadripode impérial datant de l’époque lointaine de la rébellion, et une galerie de nouveaux personnages vouant un culte aux héros mythiques de la première trilogie, leurs yeux ébahis lorsqu’ils rencontrent Han Solo ou la princesse Leia en chair et en os, se substituant au regard embué du spectateur, retrouvant de vieux amis. Toute la mise en scène de J.J. Abrams, pas avare en clins d’oeil connivents, était vouée à cette idée de répétition, avec la nostalgie comme force motrice, et la renaissance d’un mythe pour destination. Pas aventureux pour un sous mais habile dans son entreprise, le cinéaste avait réussi la mission qui lui incombait : réveiller la Force.
Rian Johnson, le profanateur
C’est donc à Rian Johnson, franc-tireur du cinéma indépendant et réalisateur du merveilleux Looper, que fut confiée la tâche de poursuivre l’entreprise d’exhumation initiée par J.J.Abrams. Mais au vœu de piété de son prédécesseur, Johnson oppose son goût pour le sacrilège. L’une des premières scènes des Derniers Jedi est à cet égard programmatique : alors qu’elle constituait le climax du Réveil de la Force, filmée en un instant suspendu et solennel par Abrams, la rencontre apothéotique entre la jeune Rey et le vénérable Luke Skywalker tourne chez Johnson à la parodie. Plutôt que de se saisir du sabre laser que lui tend cérémonieusement Rey, Luke, devenu un ermite malotru, envoie valdinguer sa vieille relique d’un geste dédaigneux. Difficile de ne pas y voir la note d’intention déguisée de Johnson, qui a pour le film d’Abrams et son allégeance dévote, un geste de rejet du même ordre.Toute l’architecture des Derniers Jedi est agencée dans cette logique de profanation, estimant préférable de brûler les vieilles idoles, que d’entretenir leur éclat perdu. Et lorsque Yoda, sage parmi les sages, apparaît en esprit à Luke, c’est pour mettre feu aux textes fondateurs de l’Ordre Jedi, et faire souffler sur une religion séculaire, aux préceptes rigoristes surannés, un vent de blasphème salvateur.
En plus de désamorcer ingénieusement toutes les pistes lancées par Abrams, et de brouiller la frontière entre le côté lumineux et le côté obscur, socle théologique de la saga depuis son origine, Johnson instille à son Derniers Jedi une idée immensément belle. Alors que Le Réveil de la Force laissait planer le mystère sur les origines de Rey, orpheline n’ayant jamais connu ses parents, Johnson y apporte une réponse cinglante, déjouant les pronostics des exégètes les plus industrieux : ses parents étaient des « moins que rien », de simples ferrailleurs ayant vendu leur fille pour un peu d’eau, morts misérablement après avoir vécu misérablement. Pas de sang de Jedi pour Rey, ni de lignage insoupçonné, la valeur ne se juge plus à l’ascendance, et la Force n’apparaît plus qu’aux bien-nés. Un pavé dans la marre qui éclabousse la dernière scène du film, peut-être la plus belle conclusion de la saga, dans laquelle un jeune esclave d’une prison stellaire utilise la Force pour ramasser son balais, avant d’observer une voûte constellée d’étoiles, promesses d’un avenir plus radieux.
« La Force est puissante dans ma famille »
La question de l’origine de Rey est certainement le point névralgique du différend conceptuel qui oppose J.J. Abrams et Rian Johnson, et la bande-annonce de l’épisode IX diffusée le week-end dernier semble entretenir la controverse. Titré The Rise of Skywalker (L’Ascension de Skywalker dans la langue de Molière), le film conclusif de J.J. Abrams pourrait remettre en question la vision iconoclaste de Johnson pour lui préférer une orientation plus conforme à la saga, ou du moins à l’idée pieuse que s’en fait Abrams. Si l’on se gardera bien de conjecturer sur un film pas encore sorti, mettre le patronyme Skywalker au cœur du récit semble contraire à l’idée qui sous-tendait Les Derniers Jedi dans sa quête d’affranchissement des codes de la saga. Et si Rey s’avère finalement être une Skywalker, à quoi aura servi la résolution douloureuse de sa quête d’identité dans l’épisode précédent ? Les voies de la Force sont impénétrables.
Plus généralement, le trailer distille plusieurs indices laissant à penser que J.J. Abrams, peut-être un brin revanchard, pourrait à son tour pilonner toutes les pistes lancées par Johnson dans Les Derniers Jedi. Alors que ce dernier avait débarrassé Kylo Ren, l’antagoniste tourmenté de la nouvelle trilogie, de ses oripeaux d’avatar de Dark Vador, lui faisant détruire son masque dans un accès de rage, un plan du trailer (pas anodin) nous le montre entrain de le reconstruire, laissant aux oubliettes son émancipation développée dans le film précédent . Idem pour Snoke, le grand vilain introduit par Abrams dans Le Réveil de la Force, sorte d’Empereur Palpatine fantoche, que Johnson avait fait mourir abruptement et contre toute-attente dans Les Derniers Jedi, fidèle à son implacable logique de dynamitage des codes, mais auquel Abrams semblait tenir. Pied de nez ultime adressé à Johnson, c’est l’Empereur Palpatine lui-même qui pourrait faire son retour dans L’Ascension de Skywalker, c’est du moins ce que laisse supposer son rire sardonique clôturant mystérieusement la bande-annonce.
Cas pathologique de retroactive continuity, ou retcon – concept anglo-saxon désignant les réajustements rétroactifs apportées à une saga littéraire ou cinématographique, au risque de contredire ce que les œuvres précédentes avaient déjà installé – la guerre larvée que se livrent J.J. Abrams et Rian Johnson pour imposer leur vision du mythe Star Wars à la nouvelle trilogie est à la fois passionnante et dangereuse. Passionnante dans ce qu’elle dit de la machine fictionnelle qu’est devenue Star Wars, dépassant largement les frontières du cinéma et charriant son lot de théorèmes contraires ; dangereuse parce qu’elle risque de mutiler définitivement une trilogie déjà cacophonique, assujettie aux visions démiurgiques de deux cinéastes que tout oppose : le gardien du temple et le profanateur. A voir si L’Ascension de Skywalker parviendra à en faire la synthèse. Seul l’avenir nous le dira, et comme le disait Yoda, jamais avare en bons mots, « difficile à voir, toujours en mouvement est l’avenir« .
{"type":"Banniere-Basse"}