Elle dit appartenir au cinéma du milieu et aimer les “bonnes” actrices. Avoue chercher ce qui est bien pour elle et n’être peut-être pas assez souriante.Entretien avec la grande Isabelle Huppert.
En plan large, sur les pistes rouges terreuses du Cameroun, elle est une brindille au vent, perdue dans les grands espaces. En plan rapproché, au contraire, sa musculature fine mais noueuse saute au visage. Autant de ruptures d’échelle, par lesquelles Claire Denis joue de cette dualité. Isabelle Huppert, si fragile (ayant incarné depuis ses débuts tant de figures d’aliénation et d’effondrement), mais aussi si forte, combative, conquérante, parfois inquiétante de dureté. Peut-être plus que chez tout autre star française, il y a du génie dans l’étendue de ce que peut Isabelle Huppert. Ces dernières années, l’actrice semblait guettée pourtant par un certain maniérisme, semblait parfois se regarder jouer. Dans White Material ou Un tramway, elle retrouve une invention de jeu absolument intacte. Epoustouflante.
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ENTRETIEN > Isabelle Huppert – J’ai connu Claire Denis il y a longtemps. Elle était assistante d’un film dans lequel je jouais, Retour à la bien-aimée (Jean-François Adam, 1979). Depuis, on s’est beaucoup vu en sachant qu’on finirait par tourner ensemble. Et moi, bien sûr, j’ai vu suffisamment de ses films pour avoir envie de tourner avec elle. J’aime beaucoup J’ai pas sommeil, Trouble Everyday…
Votre personnage dans White Material évoque, ne serait-ce que parce qu’il s’occupe d’une plantation, celui que vous teniez l’an dernier dans Un barrage contre le Pacifique, l’adaptation du livre de Duras par Rithy Panh…
J’inclurais aussi Home, le film d’Ursula Meier, dont la problématique est assez proche. C’est aussi l’histoire d’une femme qui refuse de quitter un territoire, en l’occurrence sa maison, tandis qu’on construit une autoroute au bord de son jardin. J’ai joué coup sur coup trois personnages de femmes accrochées à un espace. Cette proximité était curieuse. On peut même y adjoindre Nue propriété ou Villa Amalia, où tout se joue aussi autour d’une maison…
Depuis vos premiers grands rôles jusqu’à Un tramway aujourd’hui au théâtre, vous avez beaucoup joué la folie, la désagrégation psychique. Vous avez travaillé en vous documentant sur cette question ?
Non, c’est purement intuitif. Je n’ai jamais cherché à me documenter de façon théorique. D’abord, il n’y a pas de représentation univoque de ce genre d’état. J’ai pu chercher à m’approcher d’un sentiment de perte de soi mais sans vraiment m’appuyer sur des cas que j’aurais étudiés ou observés. Même si ça m’est arrivé de me rendre dans des hôpitaux. Mais je ne crois pas qu’on puisse essayer de mimer ça en imitant telle ou telle personne existante. C’est vrai qu’on me parle beaucoup de cet aspect de mon travail. Il ne couvre pourtant qu’une partie de mes films. C’est apparemment ce qui a marqué. Il est difficile d’établir la part de responsabilité et de hasard dans la persistance de ces personnages qui se désagrègent psychiquement. C’est vrai qu’on est souvent venu vers moi pour jouer la folie. Jouer ces états extrêmes est d’ailleurs une des expériences les plus jouissives qui soit pour une actrice. Peut-être aussi que de ma part, en plus du désir, il y a une forme de soulagement à jouer ça. Peut-être que je me délivre de quelque chose dans ces rôles, que je me soulage de choses un peu incertaines : la tristesse, le chagrin… J’ai très vite remarqué en faisant ce métier que la caméra, si je ne fais rien, si je suis le plus neutre possible, enregistrait chez moi quelque chose de l’ordre de la mélancolie. Si je joue, c’est différent. Je sais que je peux faire rire, et si ça peut rassurer tout le monde, oui, je suis capable de faire des comédies (rires). Mais je sais que de façon quasi chimique, si je ne fais pas attention, une caméra qui me regarde a d’abord accès à ma tristesse.
C’est très visible dans vos premiers films, La Dentellière, Violette Nozière. Mais aujourd’hui, un gros plan sur vous où vous ne faites rien dégage à mon avis autre chose. Quelque chose de plus dur, de plus inquiétant aussi…
Ah bon ? (rires) Oui, c’est possible. J’ai grandi entre-temps, j’ai appris à m’aguerrir. Et ça ne libère pas quelque chose qui ressemble à de la gentillesse ou de la douceur. Pourtant, il y a de très beaux films sur la douceur. Mais je ne vais pas spontanément vers cet endroit. J’adore Vacances romaines par exemple. C’est un film très fin, très émouvant…
Vous aimez Audrey Hebpurn ?
Beaucoup. J’aime toutes les actrices. Enfin non, pas toutes : j’aime toutes les bonnes actrices.
Vous avez revu la prestation de Vivien Leigh dans le film de Kazan avant de jouer Un tramway ?
Oui, par curiosité. Mais il était clair que nous ne nous plaçions pas au même endroit. Tennessee Williams est suffisamment vaste. C’est moi qui ai proposé cette pièce à Krzysztof Warlikowski. Peter Zadek, décédé depuis et que j’aimais beaucoup, voulait la monter avec moi depuis des années. Je cherchais un metteur en scène qui pouvait intégrer la pièce à un univers personnel très fort. Krzysztof a adapté la pièce tout en la doublant de la représentation de l’intériorité psychique de Blanche Dubois, avec les vidéos, le décor… Certains spectateurs qui ne voient pas ça sont un peu surpris.
Justement, à la représentation à laquelle j’ai assisté, vous sembliez faire la gueule au moment des saluts. Etait-ce parce que des gens huaient ?
Ah non, pas du tout ! Mais la fin de la pièce est assez violente pour le personnage. Je me vois mal revenir en sautillant. Peut-être que je ne suis pas assez souriante. Mais ce n’est pas du tout parce que les premières représentations étaient un peu chahutées. Aujourd’hui elles ne le sont plus. Mon attitude n’était évidemment pas une réponse à ces huées. C’est une chose à laquelle on n’a pas à répondre, en tout cas pas de façon aussi littérale. Mais il faut que je me surveille, je ne dois pas être très bonne en saluts (elle sourit).
On dit de vous que vous faites peu de comédie. Mais à l’intérieur d’oeuvres dramatiques, vous êtes souvent drôle, sur un mode un peu cruel, dans Un tramway ou La Pianiste…
J’essaie souvent de trouver des nuances ironiques ou humoristiques dans mes interprétations. Ça tient à l’envie d’imposer une distance, de ne pas être trop dans l’empathie de ce que je joue.
Vous est-il possible de cerner pourquoi aujourd’hui vous avez envie d’un projet ?
Je n’en ai aucune idée. Parce que les idées sont incarnées par des gens qui les portent, par les possibilités qui s’offrent à soi. Je crois que je suis attirée par des personnages avec une intériorité très dense à explorer. Mais les raisons pour lesquelles je me lance dans un projet sont très fugaces, ça surgit dans les limbes et ça ne correspond pas à des critères très normés comme un “bon scénario”… C’est plutôt lié à ce que j’entrevois, à certains états dans lesquels je vais pouvoir m’abîmer. Je vois bien ce qui se dessine dans le cinéma français aujourd’hui, et ce n’est pas forcément en phase avec mes envies. On sent un appétit assez fort pour les sujets de société, les films à message… Et souvent, plus il y a du débat social dans un film et moins il y a de cinéma. Moi, ce qui m’intéresse, envers et contre tout, c’est encore le cinéma, quel que soit le sujet.
Qu’est-ce qui a dominé pour vous dans le panorama du cinéma mondial que vous avez vu à Cannes l’an dernier et qu’a voulu en dire le jury que vous présidiez ?
Il y avait beaucoup de violence. Et, sans vraiment se le formuler, le jury a donné la parole à cette violence. La violence était parfois insoutenable mais soutenue par un langage de cinéma. Le Ruban blanc, Antichrist, Un prophète, Kinatay…
La question Haneke était-elle compliquée pour vous ?
Non, elle a été réglée tout de suite et n’a même pas été débattue. Dans la mesure où il y avait un mouvement naturel pour attribuer la Palme au Ruban blanc, je ne vois pas pourquoi j’aurais été plus royaliste que le roi.
Avez-vous le sentiment que le cinéma français dans lequel vous travaillez aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui dans lequel vous avez commencé ? Le cinéma dit “du milieu” a-t-il disparu ?
Non, il est menacé, mais il n’a pas disparu. Sinon, j’aurais déjà quitté la France…
Vous pensez que ce cinéma d’auteur à vocation un peu large est votre territoire ?
Oui, quand même. Même si je me suis déplacée vers les deux extrêmes et que je suis prête à recommencer. Mais c’est mon sillon naturel.
Les choses étaient-elles plus faciles en 1980 quand vous enchaîniez Loulou de Pialat et Sauve qui peut (la vie) de Godard ?
Franchement, pas tellement. Faire des choses ambitieuses et personnelles, ça a toujours été un peu plus difficile. Quel est votre sentiment à vous ?
J’ai l’impression qu’une carrière mobile comme la vôtre, qui passe de Ferreri à Diane Kurys, de Werner Schroeter aux Soeurs fâchés, n’est plus tellement possible pour une jeune comédienne. Aujourd’hui, il y a les acteurs intégrés par l’industrie qui tournent des films pas très bons et ceux du cinéma d’auteur, que l’industrie dédaigne un peu.
J’ai la chance de pouvoir continuer à louvoyer entre des projets plus difficiles et d’autres à vocation plus large. Mais il est possible que pour une comédienne qui débute aujourd’hui, ce soit difficile. Les premiers films que j’ai tournés comme La Dentellière ou Violette Nozière ont très bien marché, c’étaient des succès beaucoup plus massifs qu’un succès art et essai d’aujourd’hui.
Avez-vous peur de ne plus arriver à faire aboutir des projets auxquels vous teniez ?
Jamais. Je peux être déçue que des choses n’arrivent pas mais ça ne me fait pas peur.
Il y a un moment dans les années 80 où votre carrière a pourtant ralenti…
Oui, une période de quatre ans où je n’ai pas tourné un seul film en France. Je n’ai toujours aucune explication sur ce qui s’est passé. Je venais d’avoir 30 ans, ce n’est pas un âge où en principe on disparaît. Tout le monde se sent à la fois légitime et illégitime à la place qu’il occupe. Mais moi, j’en suis un peu plus persuadée que d’autres. Il faudrait que je sois aveugle pour ne pas voir les signes de la reconnaissance de mon travail. En même temps, il y a quelque chose de pas si simple, de pas si évident dans mon statut. Et ça s’est incarné violemment à cette période où je ne travaillais plus. Mais ça m’a appris à développer une sorte d’indifférence et de force.
Dans une interview donnée à vos débuts, vous disiez que vous n’accepteriez pas des rôles où vous seriez simplement la compagne du personnage masculin principal.
Quand j’ai débuté, les choses avaient déjà évolué. Il y avait eu la Nouvelle Vague puis un cinéma des années 70 marqué par le féminisme. Mais longtemps les rôles pour une actrice consistaient à être la partenaire féminine du premier nom, masculin, sur l’affiche. Je suis arrivée à un moment où il était possible que quelqu’un comme moi devienne actrice. Je n’aurais pas pu être actrice dans une représentation stéréotypée du vedettariat féminin au cinéma. On ne m’aurait pas acceptée. Après, mon féminisme à moi a consisté à vouloir toujours occuper le centre des films. Parce ça voulait dire que le cinéma était prêt à mettre au centre des personnages pour qui ça n’allait pas de soi. Mes rôles les plus importants étaient des personnages en creux, souffrant d’une sorte d’incomplétude, mais que le récit choisissait de placer au centre. Alors que le cinéma traditionnel mettait des personnages féminins pleins, parés de toutes les vertus triomphantes de la beauté, de la santé, du glamour, mais à côté. Moi, j’ai réussi à entrer dans les films avec moins mais au centre. Et ça m’a paru être la bonne place. De toutes façons, je ne pouvais pas prendre l’autre. Disons que comme je ne pouvais pas prendre la mauvaise, j’ai pris la meilleure (rires).
On parlait de ce qui a changé dans le cinéma . Qu’est-ce qui en vous n’a pas changé ?
Peut-être ma curiosité.
Qu’est-ce qui l’aiguillonne ?
C’est compliqué la curiosité d’une actrice. Ça ne ressemble pas à une curiosité de critique. Vous, vous cherchez ce qui est bien pour le cinéma. Ma curiosité d’actrice va vers l’autre, vers des cinéastes, leur travail, mais pour que ça revienne vers moi. Ce n’est pas désintéressé. Je cherche ce qui est bien pour moi. Comme toutes les actrices. Et celles qui vous diront le contraire sont des menteuses (rires).
Avez-vous vu Avatar ?
Non, je n’ai pas eu le temps d’aller beaucoup au cinéma ces derniers mois.
Comment envisagez-vous ce possible futur du métier de l’acteur consistant à ce que des électrodes captent ses émotions sur son visage et les projettent sur des figures numériques ?
Je crois que c’est ça depuis toujours le cinéma. Les films en motion capture en proposent une reformulation technologique inédite. Mais le cinéma consiste toujours à capter des émotions sur des corps vivants puis à les projeter ailleurs, dans une autre forme, qui est ce qu’on voit sur l’écran et qui est le cinéma.
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