En imaginant le tournage d’un remake des « Vampires » de Feuillade, Olivier Assayas réussit à poser ludiquement et légèrement d’importantes questions de cinéma.
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Comment réinventer son art sans reproduire le passé ? Qu’est-ce qui se trouve à l’origine du désir de filmer ? Comment transformer son fantasme initial en cinéma ? La réponse, c’est « Irma Vep », œuvre d’une liberté sidérante, film expérimental et rebelle où Assayas se lâche complètement.
C’est bien connu, les enfants aiment casser leurs jouets pour pouvoir pleurer à leur aise l’objet sacrifié. Olivier Assayas, gosse sacrément inventif, ne se contente pas de stratagèmes et de plaisirs aussi frustes. A cet assassinat des jouets, il faudra trouver la forme, le rituel, qui saura le transformer en jeu de massacre. Pourquoi balancer sèchement l’objet contre le mur lorsqu’on peut l’exploser dans mille prouesses pyrotechniques ? L’enfant inventif, transformant la perte du jouet en jeu, recycle son désir, se métamorphose et en oublie ses larmes. Le jouet d’Olivier Assayas, c’est Les Vampires de Louis Feuillade, film de « mystères et d’aventures », feuilleton mirifique des années de la Première Guerre. Musidora y incarne Irma Vep, à la fois anagramme et égérie en collants noirs des Vampires, cette bande de crapules stylisées. Le jouet, c’est une image ; une image de film, certes, mais plus encore une image mentale, qui vient de l’enfance et qui comme telle est mouvante, parce que sempiternellement changée, enrichie, raffinée.
Irma Vep est un film sur le tournage d’un remake des Vampires et Jean-Pierre Léaud est René Vidal, le cinéaste-auteur par excellence, désormais en disgrâce et rattrapé par ses dépressions. Au début, Vidal ambitionne de moderniser le serial et c’est pourquoi, en fan du cinéma de Hong-Kong, il engage une de ses stars, Maggie Cheung, pour interpréter Irma Vep. C’est là sa seule bonne idée car Les Vampires ne sont pas Les Profanateurs de sépultures, et en faisant leur remake, ce n’est pas une histoire aux thématiques riches que Vidal reprend et qu’il redistribue dans des formes nouvelles, mais une émotion, un choc, à la fois visuel et érotique, qu’il essaie de répéter. La beauté du film de Feuillade est du même ordre que celle des albums ligne claire, celle du less is more : beauté pleine de vide et qui tire autant sa force de ce qu’on y met que de ce qui y est. Là où Vidal se fourvoie et pas Assayas , c’est qu’il confond son fantasme, qui est dynamique, avec une forme qui est fixe ; croyant un temps à la prééminence, à l’antériorité de la forme des Vampires, il pense recréer le fantasme en répétant la forme. Cette forme de la répétition qui est répétition d’une forme se place forcément sous le signe de la perte de puissance, de la déception et de la tristesse. C’est pourquoi Vidal, qui est lucide, est triste. Il sait qu’il est en train « de faire des images à partir d’autres images et que ça ne vaut rien ». Il abandonne alors le projet pour le refiler à un autre cinéaste (Lou Castel, très marrant avec son blouson Chiapas) qui, sans aucun doute, va faire un film merdique, de la copie sinistre, puisqu’il s’empresse de revenir sur la seule bonne intuition que Vidal ait eue en virant Maggie pour la remplacer par sa doublure (« Les Vampires, c’est les bas-fonds de Paris, c’est pas Fu Manchu ! »). Si Vidal s’en sort quand même, in fine, c’est en remontant, recadrant et grattant ses images dans un style expérimental tout à la gloire du visage et du corps de Maggie Cheung, extrêmement belle. Il réalise peut-être le film qu’il voulait faire, mais qui ne sortira jamais.
C’est donc sur un échec, sur un constat d’impuissance à régénérer du cinéma de genre que le film d’Assayas prend appui. On pourrait trouver déprimant ce procédé usé du film dans le film, lassante cette mise à plat d’une pratique (faire des films) qui trahit une perte de confiance dans la narration, ou tout simplement une absence de discours et qui souvent laisse l’impression que le film en train de se tourner est meilleur que celui que l’on voit. Mais la meilleure réponse à ces objections est le film lui-même, inventif et libérateur, et qui ne met en pièces le petit monde du cinéma que pour mieux danser sur ses ruines. Irma Vep contient une scène très importante et très belle qui, par sa réussite même, pourrait jouer contre le film. Réalisant que Vidal ne fera pas le film et poussée par son désir de donner corps au mythe, Maggie décide de s’approprier le personnage d’Irma Vep et de se mettre en scène elle-même. Nuitamment, elle endosse son costume en latex noir qui fait du bruit dans les couloirs de l’hôtel, pénètre dans une chambre où une femme parle au téléphone, y dérobe un collier, puis s’échappe sur les toits d’où elle jette son trésor dans le vide. Dans cette scène, tout ce qui a trait au tournage est absent et on serait tenté d’y voir un exemple de ce remake au premier degré que Vidal a essayé de faire et auquel Assayas a tourné le dos, un film à la narration simple, linéaire et innocente. Mais en fait, cette scène qui met en œuvre un jeu de va-et-vient entre réalité et imaginaire, entre réalisme et onirisme, n’est pas simple du tout ; sa beauté ne réside pas dans l’action Irma Vep dans un hôtel en train de voler mais dans la situation, invraisemblable, de l’actrice Maggie se faisant son propre cinéma, avec l’application et le sérieux d’un enfant qui y risquerait sa vie. Ce qui est donné à voir, c’est une actrice qui joue enfin le jeu parce qu’elle se sait non filmée, et ce qui est dit, c’est que le désir doit inventer ses propres règles, tordues, pour perdurer, qu’il doit être son propre législateur. Plutôt que de s’opposer au reste du film, cette scène lui fait écho et le résume, révélant que l’agencement libre de forme qu’Assayas opère est le seul à être suffisamment subtil et flexible pour pouvoir capter l’incarnation, forcément fugitive, d’un fantasme. Créé sous le signe de la biffure, Irma Vep est un film de sorcier rageur, à la sensualité diffuse, qui invalide le cinéma de genre comme réducteur, aliénant et incapable, dans ses impératifs, de rendre compte de la singularité d’un désir. En même temps, c’est un film enfantin, d’une exagération constante, excessif et expansif, qui a en commun avec l’enfance de ne pas tolérer de simulacre et d’avoir les idées très claires sur ce qu’il veut.
A la fois désireux de s’intégrer dans une tradition (Truffaut, Téchiné) et de l’enrichir par ses propres lubies (abstraction + rock), Assayas, trop occupé à se travailler une identité, ne laissait pas son cinéma à la violence mesurée, virtuose et contrôlée jusque dans ses fureurs, se contaminer par les greffes de lyrisme qu’il lui imposait. De désastres feutrés en épilepsies chorégraphiées, tout cela avait son charme néfaste, et ses personnages erratiques, transfuges informes dans un cinéma stylisé, concouraient à dessécher par le froid des films à la beauté hivernale. Aussi Irma Vep, en même temps que le chef-d’œuvre d’Assayas, est-il un film contre ses films précédents, un film rebelle qui ne cherche pas à s’intégrer où que ce soit, pratiquant en cosaque l’excès de forme et l’hétérogénéité des matériaux en outre des rushes et du montage de Vidal, on peut voir des films kung-fu, militants, des Vampires d’origine, de la musique tout le temps et ça forme une belle unité. Tournant le dos au cinéma de genre érigé en pureté, à ses problématiques obsolètes et à ses intégrismes (voir l’hilarante scène où un critique caricatural, hybridation de Starfix et de Première, laisse éclater devant une Maggie interloquée sa haine du « cinéma intellectuel français »), ses techniciens mercenaires et ses artistes maudits, Assayas n’est dans la consternation de rien il s’échappe simplement de territoires trop balisés, en cherche des nouveaux. Il est Maggie Cheung, l’étrangère qui se fait son cinéma, mi-amusée, mi-indifférente, qui passe et qui n’est déjà plus là.
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