Critique, notamment aux Inrocks, essayiste et enseignante à l’université, Iris Brey sort ce jeudi Le Regard Féminin – Une Révolution à l’écran, son second ouvrage, après Sex and the Series paru en 2016. A cette occasion, nous avons rencontré celle qui, à travers ses textes et ses récentes prises de parole, notamment au moment de l’affaire Adèle Haenel, s’est affirmée comme la spécialiste française des représentations de genre au cinéma et dans les séries.
Ton livre opère un renversement de la figure du voyeur qui innerve le cinéma, avec qui il entretient un rapport quasi ontologique. Comment en es-tu venu à remettre en cause cette position-là ?
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Iris Brey – C’est encore possible d’être voyeur. Je jouis encore de ma position de voyeur quand je vois un film. C’est quelque chose qui fonctionne très bien pour moi. Mais je me suis rendu compte qu’il existait d’autres manières de prendre du plaisir en regardant des images et d’autres manières de créer du désir en regardant, sans passer par un rapport de domination. Il y a dix ans, j’ai lu les textes de Laura Mulvey (critique et réalisatrice britannique et féministe, à l’origine du concept de male gaze, ndlr). A l’époque, je faisais mon doctorat à l’Université de New-York. C’était la première fois que je lisais le terme de scopophilie (le plaisir sexuel de posséder l’autre par le regard, à son insu, ndlr) qui est inventé par Freud et qui donc faisait partie du jargon de la psychanalyse.
A ce moment-là, j’ai compris que notre rapport au cinéma était un rapport scopophile. Je me suis donc demandé comment nous pouvions sortir de ce rapport de domination. Sortir de l’esthétique du voyeurisme, tant dans la diégèse d’un film que dans le rapport entre le spectateur et le film. La plupart des films nous mettent dans une position de voyeur mais d’autres nous font au contraire prendre conscience que nous sommes là. C’est une geste de mise en scène qui me paraît hyper intéressant et qui fait partie du female gaze. Il ne s’agit donc pas simplement de s’interroger sur la façon dont les personnages féminins sont filmés mais aussi de réfléchir aux spectateurs et aux spectatrices comme des corps actifs, et non pas comme des corps passifs.
Peux-tu expliquer ce qui te dérange dans le rapport de domination induit par le voyeurisme ?
Pour moi ce n’est pas un problème moral en soi. C’est plutôt une question de diversité des plaisirs et de conscience de notre façon de voir le monde. Je me réjouis simplement qu’il existe d’autres manières de jouir par le cinéma et les séries. C’est un nouveau continent à explorer. Et puis cela nous pousse à nous confronter à la façon dont notre propre désir s’est construit, à éventuellement les déconstruire ou au moins à avoir tout simplement conscience d’être dans une position de voyeur, sans la prendre pour un acquis ou une norme.
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Ton livre clarifie assez tôt le fait que tu n’opposes pas le female et le male gaze.
Oui, beaucoup de raccourcis ont été faits et ils ne rentrent pas tous dans la définition que je propose du female gaze. Je ne pense pas que le female gaze est par exemple de filmer des hommes comme des objets sexuels. Cela existe mais cela opère exactement de la même manière que du male gaze. Je ne pense pas que le female gaze soit non plus des films réalisés par des femmes. C’est un regard qui ne s’oppose pas mais diffère radicalement du regard masculin. C’est une nouvelle proposition, un rapport aux œuvres plus horizontale entre le créateur et le spectateur. Comme dans Fleabag, les regards caméras de Phoebe Waller-Bridge sont un procédé formel qui crée de l’horizontalité, car il établit un lien entre nos corps et ceux des personnages. C’est une nouvelle façon de réfléchir à l’expérience des images, qui ne passerait plus par l’identification ou le voyeurisme mais par l’expérience. Il s’agit de sortir d’un cadre psychanalytique pour aller vers un cadre phénoménologique (philosophie qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls phénomènes perçus, ndlr).
Cela rejoint une grande tendance de l’art contemporain qui est l’immersion du spectateur dans le dispositif artistique.
Une des grandes questions de notre siècle est l’inclusivité, parce qu’on a vécu dans une société construite sur l’exclusion avant cela et nous ne rendons compte à quel point nos représentations n’ont pas été inclusives. Donc cela rejoint pour moi la question de l’immersion au cinéma, qui est un cinéma de l’inclusion. Après il y a différentes façons d’être inclus et de pratiquer cette immersion, elle ne garantit en rien un female gaze.
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N’as-tu pas l’impression que ce désir d’horizontalité, de pied d’égalité avec le créateur est une utopie, un idéal vers lequel on peut vouloir tendre sans jamais parvenir à l’atteindre, car il existe toujours un rapport de force, même infime, dans tout échange ?
Non, je ne suis pas d’accord. Justement, tu pointes du doigt le problème qu’a eu la critique française avec l’œuvre de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu. Elle nous montre que cela peut exister, qu’un rapport amoureux peut exister sans domination, que le désir peut circuler de manière horizontale et non verticale et qu’une œuvre peut se voir sans que son auteur exerce une domination sur le spectateur.
Tu ne crois pas qu’il existe, dans le dispositif même du cinéma, un rapport de domination, de force entre le spectateur et le réalisateur, tout comme entre le réalisateur et les acteurs ?
Non, pour moi on décide de rester dans la salle ou pas, à partir du moment où on reste, on signe un contrat de consentement. Après il existe des cinéastes qui ont envie de nous prendre en otage, on peut le ressentir, et c’est une dynamique qui m’intéresse moins aujourd’hui au cinéma. A l’inverse, un auteur peut cultiver l’autonomie de son spectateur, la mise en distance de l’identification.
Tu dis que le male gaze peut donc être pratiqué à travers un corps et un regard féminin. Mais tu écris que l’inverse est impossible. Dans ta définition en six points des règles du female gaze, tu écris qu’il faut qu’il passe par le regard d’un personnage principal féminin. Mais dans la mesure où un film remplirait les autres conditions (un récit remettant en question le patriarcat, un érotisme conscientisé, pas d’objéification, ni de plaisir voyeuriste, un rapport personnage-acteur-auteur-spectateur horizontal), ne pourrait-on pas imaginer qu’il passe par un corps masculin, comme dans The Rider de Chloé Zhao ? Et n’est-ce pas reproduire des clichés que d’associer l’horizontalité et l’égalité au féminin et la domination au masculin, ne faudrait-il pas justement séparer ces notions ?
Il faudrait réfléchir à une nouvelle terminologie peut-être. Je souhaiterais que le female gaze puisse passer par des corps d’homme, mais nous n’en sommes pas encore là je crois. Il y a déjà tellement peu de films qui ont recours au female gaze que la première étape est pour moi de le développer à travers des corps féminins, d’avoir un corpus de films solides. Il y a encore une expérience de vie qui est spécifique au féminin et qui n’est pas assez filmée. Mais dans l’idéal, il est évident qu’il pourrait passer par un corps d’homme. Comme je l’ai dit, je prône la diversité des plaisirs. La révolution du regard ne sera complète que quand les hommes auront aussi remis en cause leur façon de regarder et les auront déconstruites. Cela fait plus de 100 ans que le corps féminin est quasiment filmé de la même manière alors la première urgence est pour moi d’expérimenter ce qu’il se passe quand il est filmé différemment, de voir ce qu’il se passe quand le corps féminin retrouve une subjectivité.
Tu analyses aussi des films réalisés par des hommes qui pratiquent selon toi le female gaze à travers leurs personnages féminins. Je pense notamment à Belle de jour de Luis Bunuel.
Bunuel nous fait rentrer dans l’imaginaire féminin dès la première séquence de son film. C’est un geste de mise en scène radical et puissant. C’est un peu comme Paul Verhoeven, ce sont des cinéastes qui ont une hyper-conscience de filmer le regard. Ils ne tombent jamais dans le male gaze. Même quand ils filment la prostitution ou le viol.
Dans ton livre, tu analyses énormément de films mais aussi de séries. En quoi est-ce que la série est pour toi un foyer du female gaze par rapport au cinéma ?
La première chose qu’il faut rappeler, c’est que le female gaze existe depuis la naissance du cinéma. La question est : pourquoi est-ce que les œuvres qui se placent du côté de l’expérience féminine ont été invisibilisées. Dans notre imaginaire collectif, les cinéastes femmes n’existent pas. Ça me rend folle qu’Alice Guy ne soit pas enseignée au même titre que les Frères Lumière, Griffith ou Meliès. C’est elle qui invente la narration au cinéma ! Là où les séries opèrent de façon différente, c’est qu’elles sont diffusées à une telle échelle que ça nous paraît plus accessible, même si les séries pratiquant le female gaze le plus radical restent à la marge, comme I love Dick. Par contre, l’écriture sérielle et la mise en scène sérielle nous forcent à aller vers du female gaze dans le sens où la série est une collaboration de différents réalisateurs, différents scénaristes… C’est une organisation plus horizontale. Une série ne peut être créée que dans une logique de collaboration. Cela remet en question l’idée de domination et cela se traduit souvent au sein des œuvres.
Cela implique aussi une nouvelle façon de pratiquer la critique. Tu la définirais de quelle façon ?
Le renouvellement de la critique passe pour moi aujourd’hui par les corps. Les textes critiques les plus puissants aujourd’hui sont pour moi des textes qui mettent en scène le corps du critique et la façon dont le film est reçu, ce sont des textes qui ont conscience du point de vue d’où ils émettent une parole et d’où ils regardent. Ces questions de point de vue sont des questions à la fois politiques et esthétiques.
L’utilisation plus régulière du « je » dans une critique par exemple ?
Oui, je trouve que l’utilisation du « je » bouscule l’état actuel de la critique. Soyons clairs, qui lit les critiques aujourd’hui ? Plus personne. Nous n’avons plus de poids, surtout en France. La critique américaine s’est renouvelée en se mettant en scène. Chez nous, une bonne critique est une critique référencée, savante, éventuellement théorique. Les critiques français oublient souvent de parler de plaisir. Il y a une telle résistance aux études de genre en France, comme si c’était cette approche n’offrait qu’une grille de lecture sociale d’une œuvre. C’est une erreur, parce qu’une œuvre n’est évidemment pas là pour simplement témoigner des évolutions sociétales. Penser au masculin et au féminin est d’abord une façon de réfléchir au cadre, au hors-cadre et à la mise en scène.
Pourrait-on aller jusqu’à dresser une analogie politique et dire que le male gaze est issu d’une idéologie capitaliste tandis que le female gaze s’apparenterait plus au communisme ?
Bien sûr… C’est une grande question. Il y a une réflexion à avoir autour des conséquences du capitalisme sur nos regards et autour de la marchandisation des corps. La révolution féministe est de toute façon un mouvement global qui va pour moi avec plus d’égalité sociale, un plus grand souci environnemental. Et en parlant de ça, il faut aussi qu’on réfléchisse aux systèmes de financement de nos films. Déterminer ce qui a de la valeur est une question politique mais aussi esthétique.
Pour toi le female gaze est avant tout un mouvement de diversification et égalitaire en fait.
Oui, l’idée n’est par exemple pas de supprimer Kechiche mais de développer un autre rapport aux images. On n’arrête pas de me parler de censure. La censure, c’est l’éradication. La censure c’est plutôt ce dont ont été victimes les films réalisés par des femmes. Dans ma démarche, à aucun moment je n’éradique ou je mets dans l’oubli. Je décide simplement de mettre d’autres récits en valeur.
Qu’as-tu envie de dire aux personnes qui te reprochent d’être excessive dans tes prises de position féministes ?
J’ai envie de leur dire que les femmes sont victimes d’une domination excessive depuis des milliers d’années. On est tous le produit du male gaze. Aujourd’hui, les choses sont en train de changer et exiger que le discours féministe soit par contre mesuré est une hypocrisie énorme. Je suis pour un féminisme radical parce que je pense que rien ne change si on n’est pas radical. Quand certaines personnes pointent les potentielles dérives du féminisme, je pense qu’elles ont tout simplement peur de remettre en cause nos structures. Il n’y a pas de réactions violentes quand on évoque l’effacement de femmes comme Alice Guy de l’histoire du cinéma, par contre il y a une levée de boucliers énorme quand il s’agit des œuvres de pédo-criminels. Voir le nom de ces hommes, voir leur visage et leur œuvre est une violence qui m’est faite. Car ces hommes-là échappent au système judiciaire. Ce n’est pas la faute du cinéma mais de la justice. Il est pour moi urgent de reformer la façon dont les violences faites aux femmes sont traitées par la justice. La correctionnalisation du viol est par exemple un scandale en France aujourd’hui. C’est aussi ça le combat d’Adèle Haenel. Nos interventions à Mediapart ont été pensées pour allier le politique, l’intime et l’art. Il y a une porosité entre ces trois champs.
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A ce propos, quelle a été ta réaction aux nominations des César ?
Le fait que Polanski ait autant de nominations aux César est une violence. C’est un message qu’on nous envoie : il existe une impunité pour les artistes ayant commis des violences sur des femmes. La voix des femmes n’est pas entendue et même quand elle l’est, elle n’a aucun impact. Mais cela découle d’un comité de votants qui est majoritairement composé d’hommes, à 65 %, que j’imagine blancs et ayant plus de 50 ans. C’est scandaleux que le film de Justine Triet n’ait aucune nomination par exemple.
Tu parles très peu de straight gaze et gay gaze dans ton livre, quel lien entretiennent-ils pour toi avec le female gaze ?
J’y ai beaucoup réfléchi. C’est une question épineuse parce que c’est très difficile de ne pas tomber dans une essentialisation. Cependant, je me suis rendu compte que les films qui mettaient en scène des relations lesbiennes se divisaient entre le male gaze et le female gaze. Certains cinéastes déconstruisent et réinventent une manière de filmer les corps mais d’autres s’approprient le male gaze, le renversent et donc le détournent. Pour ce qui est de définir un gay gaze, je crois que je n’y parviens pas, parce qu’il n’y a pas assez de films.
Il existe quand même beaucoup de films réalisés par des homosexuels.
Oui, mais il y a beaucoup moins de films lesbiens, mettant en scène deux personnages féminins. Sinon la plupart des films d’homosexuels filmant des corps d’hommes sont totalement du male gaze.
Oui mais tu ne penses pas qu’une subversion naît d’une esthétique à la marge de la norme sexuelle, même quand elle pratique le male gaze ?
C’est là où j’ai essayé de parler de male gaze queer, c’est un male gaze qui réfléchi à son propre rapport de domination, qui a conscience de son point de vue. C’est Gregg Araki par exemple.
Lors de sa conférence de presse à Cannes, Kechiche se défendait en disant qu’il ne voulait pas laisser la pornographie aux seuls sites pornographiques et qu’il fallait à tout prix que le cinéma investisse ce champ-là.
Je suis absolument d’accord avec Kechiche pour le coup. Il faut qu’on réfléchisse aux formes que nous voulons donner à nos représentations érotiques et où est-ce qu’elles sont vues. Evidemment, le porno féministe existe, et le porno female gaze aussi. Je donne une référence dans le livre qui est un film d’Olympe de G qui s’appelle Bitch Hiker.
Tu es journaliste, critique, enseignante et essayiste. As-tu déjà eu envie de créer tes propres représentations ?
Oui, à terme j’aimerais écrire des séries, en mettant en pratique le female gaze, en réfléchissant en termes de collaboration et de partage. J’ai très envie de ça aujourd’hui.
Le Regard féminin – Une révolution à l’écran d’Iris Brey (Éditions de l’Olivier, 2020), 16 €
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