A la demande de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, qui l’a dirigé dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, dresse une liste très personnelle de huit films “anthologiques” accompagnée d’un bonus – “Maintenant, place aux jeunes”.
Evidemment, chaque jour réclamerait une liste. Une liste du matin, une liste du soir. Une liste des jours perdus et une liste des jours heureux. Et la tenir continuellement à jour, jour après jour. Il faut donc décider de s’affranchir de toute objectivité filmique, de toute objectivité tout court, pour ne livrer qu’un choix partial de l’instant. Une liste de la fulgurance, “ici et maintenant”, qui n’obéit qu’au largage spontané. Si l’on veut se sentir bien avec son quant-à-soi.
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En voici donc une. Forcément injuste et ignorante de la bienséance cinéphilique qui pèse le pour et le contre. Sans atermoiement ni justification, loin de la réflexion ajustée et de l’objet précieux sorti du placard de l’oubli. Juste un lâcher de titres sans états d’âme ni logique.
Louis de Funès, ce sera pour une autre liste
Non Michel, avec ce parti pris, il n’y aura rien pour nous sauver de notre aveuglement. Sauf notre bonne foi dans l’art du cinématographe. Tu aurais peut-être aimé que je parle de Fiston et de Louis de Funès, mais ce sera pour une autre fois, dans une autre liste.
Je la relis, cette liste, et je commence à avoir envie de bouger des choses, je remplacerais bien celui-ci par celui-là. Tout détraquer en voulant tout arranger. C’est évidemment ce qu’il faut éviter, ne pas penser ni infléchir, rester droit dans ses bottes dépareillées.
Parce que le souvenir du cinématographe, j’en suis convaincu, ne se réfléchit pas, sauf sur l’écran. Il est organique et se vit au-dessous de la ceinture. Alors je ne touche plus à rien, je pose le crayon. Et je me souviens. Je vois défiler les images, j’entends les sons, et je mélange tout. Je deviens millefeuille de mille pellicules. Guillaume Nicloux
Napoléon d’Abel Gance avec Albert Dieudonné (Fr., 1927, de 2 h 20 à 9 h 40)
Si Griffith n’était pas passé avant lui, Gance aurait tout inventé. Il y a Lumière, roi de l’instantané et de l’autochrome, et Gance, grand maître de la polyvision. Un pré-Méliès après Méliès, Jérôme Bosch de l’argentique, maître en triptyque hallucinatoire. Gance est le conducteur fou de La Roue et son entrée en gare dévaste La Ciotat à tout jamais.
Alors de quelle version de Napoléon doit-on parler ? Celle de Kevin Brownlow (7 542 mètres, 5 h 30) ou celle de Bambi Ballard (7 500 mètres, 5 h 28) ? La vérité, c’est qu’on se fout des versions. Il restera le plus grand réalisateur du monde du plus grand film du monde. Un critique a dit de lui “pas de talent mais du génie”. Hum… ça veut dire quoi plus grand réalisateur du monde ? Cela veut dire qu’il y a un avant et un après, et qu’après c’est le néant. Des balbutiements, des cris de tête et du vent.
Regardez sa tête à Abel, son visage, ses yeux
Voir Napoléon, c’est renoncer. Il faut plier l’échine, s’asseoir dans le noir et attendre la fin du calvaire. Vous n’aurez pas les bras en croix mais vous serez quand même crucifiés. Inutile de voir la version sonorisée : lui-même n’y croyait qu’à moitié, il avait besoin de s’occuper, c’est tout le problème. Regardez sa tête à Abel, son visage, ses yeux. Sa chevelure.
Les très très très grands réalisateurs ont toujours eu beaucoup de cheveux. Eisenstein, Epstein, sauf Von Stroheim. Lui n’a qu’un Aime à la fin plutôt qu’un Haine. Napoléon, il hait beaucoup de gens, et puis il a des cheveux, longs, sombres, épais. C’est le Samson de la conquête obtuse. Il y tient à ses cheveux, Abel Gance, cela se voit. Il les coiffe en arrière, ils sont soyeux, blancs comme l’argent alors que son crâne vaut de l’or. Il a écrit le scénario de Christophe Colomb, Herzog l’a tourné et Brando a joué dedans. J’ai vu ce film, en rêve. J’ai beaucoup aimé. GN
Freaks de Tod Browning avec Wallace Ford, Leila Hyams, Olga Baclanova (E.-U., 1932, 1 h 16)
Un monstre, c’est d’abord quelqu’un qu’on ne comprend pas. Qu’on ne comprendra jamais. Il est un monde inaccessible. Il est celui que je découvre, tapi dans l’ombre. C’est interdit de regarder la télévision aussi tard mais je suis là, je me crois invisible. Allongé derrière le canapé, caché par l’accoudoir à cendrier de mes parents. Les images défilent devant mes yeux d’enfant-monstre. J’entends sans comprendre ce que je vois. Je vois sans comprendre les émotions qu’on m’assène à grands coups de tête d’épingle et de femme à barbe.
Il y a une fille très belle qui se moque d’une personne de petite taille. Lui, il est épris de la fille. Et la fille se moque de lui. Elle lui en fait baver. Il va souffrir, c’est prévisible, se consumer de tristesse et de honte. C’est un amour impossible et dévastateur qui rend mélancolique éternellement.
L’histoire d’amour impossible de l’humanité
Je pourrais reprendre ma position exacte, celle du tireur couché, et ressentir avec mon cerveau d’enfant-monstre que cette histoire est l’histoire d’amour impossible de l’humanité. Car les plus belles histoires d’amour sont impossibles, ça je l’apprendrai plus tard.
Aujourd’hui, je sais que la vie est un cirque et qu’il faut entrer dans la ronde tant que le cœur bat, ou bien se taire et disparaître. Lui, le petit homme, il ne comprend pas, car il est le cirque à lui tout seul, pris dans la spirale infernale et destructrice de la passion. Des curés me l’ont dit, des gens qui ont vécu une drôle de vie, même des philosophes. L’amour meurt après la mort, la souffrance aussi. Comme le désir, mais le désir personne ne sait ce que c’est, c’est plus abstrait que la mort et la souffrance.
Même Marguerite Duras n’a pas trouvé. Elle est morte sans savoir. Elle a dit aussi qu’on ne retrouvait pas les moments. Jamais. Ça, elle en était sûre. Le petit homme ne retrouvera jamais le moment de grâce qu’il a vécu dans la roulotte. Quand il y a cru.
Le petit homme est perdu pour toujours. Moi je continue de me cacher et je me perds avec lui derrière le canapé. Je respire au ralenti pour ne pas être démasqué. Je crispe les poings. J’ai envie de crier quand la femme lui dit ce qu’elle lui dit. L’humiliation me terrasse. Je pourrais tuer cette fille et brûler son corps. Lui, il encaisse. Le lilliputien se consume alors que sa vie n’est qu’endurance minuscule depuis sa naissance. Je le regarde ramasser la cape de la fille et, à part celle où Bambi a perdu sa maman, c’est la scène la plus déchirante au monde que j’aie jamais vue. GN
La Maman et la Putain de Jean Eustache avec Bernadette Lafont, Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun (Fr., 1973, 3 h 35)
J’ai 17 ans. Nous sommes deux dans la salle lorsque les lumières se rallument. Je le sais car Roger Diamantis a hésité avant de lancer la projection. Deux spectateurs pour un film de presque quatre heures, ce n’est pas rentable au Saint-André-des-Arts. L’homme qui veut voir le film avec moi lui parle. Ils rient. Et Roger dit : “Ça va, on lance.”
Je ne comprends pas bien la nécessité de parler tout le temps. Ces acteurs bavassent en permanence. Il y a Jean-Pierre Léaud que je connais depuis plusieurs films. Il est un pan de cinéma qui m’émeut et m’agace en même temps. Celui de Truffaut et Godard essentiellement, même si c’est vers le Léaud de Jean-Luc que mon cœur balance. Mais cela s’inversera plus tard.
Faire jouer faux formidablement
Pour l’instant, ils jouent et cela s’entend. On les entend jouer, ils répètent les dialogues et cela se voit. ça s’entend à vous écorcher les tympans. Mais c’est fascinant, et c’est tout ce que d’autres n’ont jamais réussi avant et après : faire jouer faux formidablement.
Le type explique qu’il a acheté une veste trop grande et Léaud lui répond qu’il faudrait qu’il grossisse et qu’il soit chauve. En revoyant le film, j’imagine Pierre Guyotat, j’entends sa voix, ses formidables interventions sur la langue française. Parce que La Maman et la Putain, c’est de la grande langue française, aussi riche que Chateaubriand.
Eustache, c’est une langue qui se chante, comme Françoise Lebrun le crie si bien. “Y a pas de pute une fille qui se fait baiser c’est pas une pute y a pas de putain qu’est-ce que ça veut dire putain y a que des cons le sexe y a que toi pour me baiser comme ça le baisage j’en ai rien à foutre je crois qu’un jour un homme viendra et m’aimera et me fera un enfant parce qu’il m’aimera car l’amour n’est valable que si on a envie d’avoir un enfant ensemble un couple qui n’a pas envie d’avoir un enfant ensemble c’est une merde.”
En 1991, j’ai demandé à Jean-Pierre Léaud comment ils avaient fait ce film, il m’a répondu : “Je ne sais pas. On l’a fait. C’est tout.” Et on s’est remis à boire de l’armagnac avec Kaurismäki, dans le bar de l’hôtel devant le cinéma Delphi de Berlin. Il était 10 heures du matin, en février 1991. GN
L’Age de glace 4 – La dérive des continents de Steve Martino et Mike Thurmeier (E.-U., 2012, 1 h 34)
On démarre avec elle. La petite bête aux yeux globuleux est responsable du chaos. La fracture terrestre, tout est de sa faute. Rien ne l’arrête. Par gourmandise, elle est capable du pire. La dernière fois que j’ai ri, c’était pendant la projection du Trésor de Porumboiu, à Cannes en 2015, une autre merveille de drôlerie.
Je suis avec ma fille et nous rions ensemble. Il n’y a que les comédies qui méritent d’être vues à plusieurs, et plusieurs ça peut s’arrêter à deux. Le rire se partage, pas les larmes ni la peur. En attendant, là, je n’ai pas peur mais mal aux mâchoires. Je redeviens l’enfant-monstre devant toutes ces bêtes qui s’amusent à être bêtes. Et je souris presque tout le temps, je suis souvent hilare. Etre bien, là, avec ma fille. Je partage cette chose comique avec elle et c’est unique.
Une mécanique de haute précision
Les Croods, c’est bien aussi, mais moins drôle et moins bien réalisé. Ici, la mise en scène est une horloge implacable. Il n’y a pas mieux, c’est une mécanique de haute précision. Une démonstration wellsienne, seul Paul Thomas Anderson aurait pu faire cela. Personne d’autre ne peut étaler sa science du mouvement avec cette prétention désarmante.
Je ne veux froisser personne mais il n’y a aucun concurrent sérieux parmi tous les prétendants. Enfin je ne vois pas tous les films et ne connais pas tous les réalisateurs. Mais tout de même, étudiez ce truc, regardez ce film plusieurs fois, analysez-le, comprenez ou pas, mais tout y est. Il y a tout à apprendre dans L’Age de glace 4. GN
Monika d’Ingmar Bergman avec Harriet Andersson, Naemi Briese, Lars Ekborg (Suè., 1953, 1 h 35)
Elle a mis de l’argent dans le juke-box. Il y a le dragueur. Elle allume sa cigarette, puis à un moment elle te regarde dans les yeux. Elle te fixe en fumant tranquillement. Les lumières s’éteignent et elle attend que ça se passe. C’est comme un entracte indécent qui se consume sous ton regard de chèvre.
D’abord, tu n’en reviens pas de te faire cueillir de cette façon ; ça porte un nom, c’est un viol de cinéma. Normalement, c’est toi qui regarde et qui viole. Là, c’est l’inverse, Monika elle te chope et ne te lâche plus, ses yeux demandent : “Alors comme ça toi aussi tu veux me baiser ?” Il ne reste rien d’autre que son visage, son regard impudique. Tu as un peu honte, et en même temps tu aimerais te branler, mais ton sexe n’est pas là pour ça.
Monika fume et me regarde
Pour une fille, je ne sais pas comment ça se passe, mais pour un garçon, je sais. Le regard déclenche un stimulus dans le crâne, dans une zone prévue à cet effet, le sang afflue dans la verge, on a envie de tirer dessus et si on le fait, du sperme en sort. Monika, elle fume et me regarde et c’est comme si mon sexe allait et venait à sa bouche, qu’elle m’aspirait par petites tirades muettes.
Je pourrais dire plein d’autres choses sur ce film mais ce serait superflu, car tout est dans ce moment unique, celui dont je vous parle. Je le répète, c’est le premier viol du cinéma, il y en aura d’autres, des beaucoup plus foireux, mais là c’est le premier et le plus beau.
Elle est pleine de vie, Harriet Andersson, on va la découvrir nue, le garçon va lui caresser la poitrine, mais à ce moment précis du film c’est bien pire, elle s’impose à nous poitrine et sexe cachés, bouche faite et cheveux peignés, on a vu comme c’est important, la chevelure.
Monika rayonne de vie, son érotisme foudroie, je ne sais pas à quel moment Ingmar est tombé amoureux, je ne me souviens plus s’il en parle dans Laterna magica. Il a prévu son coup de cinéma, bien entendu, mais ça me plaît d’imaginer qu’il le fait au débotté, il la filme et tout à coup il a le stimulus au cerveau, dans une zone prévue à cet effet, le sang afflue, et alors qu’elle tire sur sa cigarette, il lui souffle hors champ : “Vas-y, c’est bon, regarde l’objectif, maintenant Monika.” “Vas-y, continue, c’est ça.” GN
Les Visiteurs d’Elia Kazan avec James Woods, Patrick McVey, Patricia Joyce (E.-U., 1972, 1 h 30)
Sale traître. Traître. Traître. Je ne peux pas lui serrer la main. Sale traître. Je vais violer sa femme. Vengeance. Violer sa femme. Tuer le chien de la voisine, lui déposer devant la porte. On va la violer. Mais elle est attirée par le sergent. Alors on ne sait pas.
C’est comme cette main qui prend la nuque de l’homme dans Les Chiens de paille de Peckinpah. Elle veut dire quoi cette main ? Les visiteurs sont bons ou méchants ? Il lui demandera “ça va ?” et ce sera le mot de la fin. Et entre ? Il y a le drame de sa vie, à Kazan. La trahison. La délation d’avril 1952. Mais tout le monde connaît les noms, non ? De ces sales communistes ? Il en donne le moins possible, mais on dit “c’est impossible de dénoncer”. On ne refait pas l’histoire mais elle se répète.
Il y a eu délation. Il y a eu traîtrise
Bien sûr, on pourrait dire que ce n’est qu’un film et qu’il parle d’hommes qui portent un chien mort. D’arbres, de neige. D’un beau-père qui n’aime pas le compagnon de sa fille. Mais il y a eu délation. Il y a eu traîtrise. Rien à voir avec le post-Vietnam.
Ici on parle de délation et de vengeance. On se venge parce qu’il n’y a que ça pour apaiser la colère. La vie de Kazan est marquée par la délation et la quête de pardon. Cette tension sourde nous conduit vers l’absolution. Mais il trahit aussi les syndicats en faisant ce film hors des studios et hors des lois. Double peine : échec public et critique. Va-t-on enfin lui pardonner ? Se pardonner ? Eh bien non, on ne peut pas se pardonner quand on ne s’aime pas.
Ce film me fait peur. Il active en moi quelque chose qui me fait dire que j’en serais peut-être capable. Mais qu’est-ce qu’il fait, James Woods ? Il sait qu’elle va mal finir, cette histoire. Dès qu’ils entrent dans la maison, il a compris. Fidèle aux personnages de Patricia Highsmith qui ne font jamais rien de rien comme on aimerait. Les gens ont peur de dire qu’ils ont peur d’eux-mêmes, alors que c’est la force suprême. Celle qui nous excuse et impose l’estime. J’ai beaucoup d’estime pour ce film. D’estime. Beaucoup. GN
Blade Runner de Ridley Scott avec Harrison Ford, Rutger Hauer, Sean Young (E.-U., H.-K., G.-B., 1982, 1 h 57)
Les torchères en flamme, de nuit, et Vangelis. Combien de fois ai-je regardé cette séquence d’ouverture ? Trente fois ou trois cents fois ? La fascination opère implacablement, il suffit que j’entende les premières notes, que je voie les premières images. Frissons et abandon. Très grand film d’amour, Barry Lyndon, L’Etrange Histoire de Benjamin Button,
B comme baiser : les plus beaux baisers sont peut-être dans les films en B. Sean Young, c’est Elizabeth McGovern, Nastassja Kinski et Elisabeth Shue réunies en une, et uniquement dans ce film. Comment est-ce possible ? Ce n’est pas possible. Pourtant ça existe, il suffit de la revoir pour croire une fois dans sa vie que L’Invention de Morel (10/18) n’est pas un livre mais un rêve de livre. Si Robbe-Grillet pille Bioy Casares, c’est pour la bonne cause, celui de l’amour total. Barry et Benjamin le savent bien.
Peu importe la nuit et la pluie
Si la fin de l’amour est la mort physique, alors Sean Young ne mourra jamais car elle n’est pas humaine. Peu importe la nuit et la pluie. L’eau dégoulinante sur le casque blanc immaculé d’un Rutger Hauer inégalable bouddha testostéroné. La mort nous lave de nos péchés, les gouttes de pluie aussi, surtout lorsqu’elles frappent au ralenti l’ange sacrifié et sauveur de replicant, telles des aiguilles vaudoues.
Blade Runner est le plus grand film d’amour impossible des années 1980. Un des plus grands films d’amour tout court. Avant sa réincarnation futuriste, Roy Batty avait vécu une fois dans Turkish Délices, se coinçant la bite dans la braguette de son jean. Là, il est un enfant du Dieu K. Dick, auréolé d’une batterie de colombes annonciatrices de deuil définitif. Rachel vivra deux fois, dans deux fins de film différentes. Dans les deux cas, elle me plombera le cœur à jamais. GN
Edvard Munch, la danse de la vie de Peter Watkins avec Geir Westby, Eric Allum, Gro Fraas (Suè., Nor.,1974, 3 h 30)
Pourquoi raconter la vie d’un peintre ? Après La Bombe, Punishment Park, comment s’y prendre ? Et pourquoi le faire de cette manière ? Cela se passe pendant que je monte L’Affaire Gordji – L’Histoire d’une cohabitation ; mon monteur, Guy Lecorne, arrive un matin avec ce film. Il me dit : “ça devrait te plaire.”
Je rentre à la maison et je pose le DVD sur une des petites piles alignées dans différents endroits de la maison. Il attendra son heure. Dans un jour ou un an. Un jour je me décide. Après 210 minutes de film, je suis sidéré. Abruti par le récit en étoile, dynamité par l’audace du montage alterné. Je reste dans le salon, hébété et anéanti par ce que je viens de vivre. Les regards caméra me hantent. J’emmène le DVD avec moi pendant le tournage de La Religieuse en Allemagne. Le soir, je revois des morceaux. Je me perds dans ce montage hallucinatoire. J’emmagasine les pulsations de vie hachées.
Ils fixent l’objectif tout le temps et ils se parlent
Un matin, je demande à Marc Barbé et Pauline Etienne de regarder la caméra. Ils fixent l’objectif tout le temps et ils se parlent. Il n’y a rien d’original dans ce procédé. D’autres l’ont fait avant Watkins (on va parler de Monika, d’ailleurs). L’essentiel est d’être “ensemble” au moment où l’on se sert du miroir. Il faudrait ne pas pouvoir le remarquer, ce miroir, ce qui prouverait indiscutablement que l’auteur a réussi à vous glisser dans son œuvre.
Il y a quelque chose qui s’apparente à l’autoportrait. Les peintres connaissent bien cet exercice. Il est indispensable pour mieux se perdre dans le regard de l’autre, surtout si ce regard est le vôtre. Le film interroge la création, le voile transparent qui sépare l’artiste de la folie. Beckett n’est pas très loin. Ils sont plusieurs à penser que pour être un artiste total, il faut être fou. Fou de désir. Et hanté. Car celui qui n’est pas hanté n’est rien. Il faudra bien l’admettre un jour. GN
Les coups de cœur de Guillaume Nicloux parmi les représentants de la nouvelle génération du cinéma français.
Alyah d’Elie Wajeman avec Pio Marmaï, Cédric Kahn, Adèle Haenel (Fr., 2012, 1 h 30)
Il y a dans Alyah d’Elie Wajeman quelque chose de solennel. On ne rit pas. C’est très sérieux, le sentiment amoureux. Assez noble. Lui, le personnage principal, il a besoin de fuir. Pas pour être heureux, il fuit pour oublier et aller de l’avant. Parce qu’avant ce n’est plus supportable. Il rencontre l’amour, quelque chose qui ressemble à ce qu’on raconte dans les livres sérieux.
Mais il faut se méfier du sentiment amoureux, il faut se méfier des sentiments tout court. Le nom même est douteux. Pio Marmaï ne sait pas bien comment gérer cette affaire. Il traverse la vie avec une sorte de dépassement, il est à la fois dépassé et dépassant, c’est-à-dire qu’il nous permet de voir autre chose de son état apparent, un état secondaire qui parle à notre mélancolie, à notre jeunesse perdue.
Adèle, avec un port de tête qui sent la forte tête
C’est un film qui me rend triste à cause de cette scène dans le bar ; elle est bien, cette jeune actrice, on m’en avait parlé dans un autre film. Elle est un peu dure, cette Adèle, avec un port de tête qui sent la forte tête, c’est compact mais tout fragile à l’intérieur et tout meurtri de plein de choses. Et j’aime la façon dont tu les as filmés, Elie. C’est bien d’en arriver là avec un premier film. On peut mieux rater le second. C’est toujours compliqué, les premiers films, toi tu es tranquille car tu l’as déjà fait, ton second.
Marmaï veut apprendre l’hébreu mais il ne sait pas ce qu’aimer veut dire. Il ne veut pas nommer son désir à son frère, dans la voiture. Cédric Khan parle de son fils dans cette voiture, elle n’avance pas beaucoup d’ailleurs, cette voiture, comme leur vie, pas assez vite. Il y a des fils et des pères, on n’en sortira jamais nous les hommes, et puis il y aussi nos mères, c’est encore pire les mères pour les fils, on n’en sort jamais non plus.
C’est sans doute pour cette raison qu’il veut fuir, quitte à fuir l’amour, car on l’a vu, renoncer à l’amour c’est la preuve ultime de l’amour. Il ne le sait pas aussi clairement mais une partie de lui le devine. Renoncer à l’amour, c’est vivre admirablement son ignorance. C’est vivre en se tenant à la fenêtre du monde. Et cela peut être aussi intense que d’être plongé dedans. GN
Voyage en barbarie de Delphine Deloget et Cécile Allegra (Fr., 2014, 1 h 12)
Delphine Deloget et Cécile Allegra ont réalisé Voyage en barbarie. A la fin, il y a un épilogue. Edifiant. En lettres rouge sang. Mais avant, au début de l’histoire, le garçon noir qui se lave dit : “La vie est une histoire de circonstances.” On va très vite comprendre de quoi il s’agit. Il a fui l’Erythrée mais a été capturé au Soudan. De là, on le conduit en Egypte, dans le Sinaï plus précisément. Il a été kidnappé.
Les ravisseurs le jettent à l’arrière d’un pick-up et s’assoient dessus, comme un trophée de chasse. Ensuite, il est conduit dans une maison avec d’autres “raptés”. Le vrai boulot commence ici. Les ravisseurs appellent la famille et quand le père ou la mère décroche, le kidnappé est battu. Le premier son que les parents entendent, ce sont les cris de leur enfant. Voilà comment débute la demande de rançon.
Il ne leur veut pas de mal, c’est juste un business
C’est un document rare, très instructif sur la méthodologie d’enlèvement, sur ses conséquences, sa froideur d’exécution et sa quasi-impunité auprès des autorités égyptiennes. Un homme qui achète des Africains est interviewé. Il raconte qu’il ne leur veut pas de mal, que c’est juste un business.
Il y a aussi ce jeune Ethiopien vendu par son oncle. Lui va être électrocuté, on va lui brancher des électrodes sur le pénis. Il a ordre de ne pas crier quand cela se produit. Une mère pleure au téléphone, elle a eu son fils la veille et il lui a dit qu’il était torturé avec du feu. Ils ont brûlé des gens vivants, ils brûlent du plastique et le versent sur le corps des jeunes, sur leur pénis, sur leur anus. Il y en a un qui a appelé sa famille quand on le brûlait et son père lui a dit de mourir le plus vite possible.
Au bout de quarante-cinq minutes de film, un garçon, le seul qui n’aura pas de larmes dans les yeux, montre ses mains, ce qu’il en reste. Deux moignons atrophiés. Il a vu ses mains disparaître sous ses yeux. Quand il a été sauvé, on a pris de la peau sur ses mollets pour recouvrir ses os, mais il se blesse souvent car la peau est trop fine par endroits, alors il porte des chaussettes aux mains pour les protéger. Trois d’entre eux sont réfugiés à côté de Stockholm. Dans cet endroit isolé, des morceaux de vie recommencent. GN
Les Kaïra de Franck Gastambide avec Medi Sadoun, Franck Gastambide, Jib Pocthier (Fr., 2012, 1 h 38)
Les Kaïra de Franck Gastambide mérite une attention toute particulière. Il y a un nain qui dit plein de gros mots. Et dans tous les films qui comptent un nain, une personne de petite taille, il y a une bonne raison d’écouter mieux et de voir mieux. On ne parle jamais aux nains, on ne fait jamais attention à eux, on détourne les yeux. Herzog, Delannoy et Vigo l’avaient compris.
Le nain est un roi, pas un bouffon, un vrai médium, il sait mieux que les autres ce que vaut la race humaine. Et quand la femme-sanglier lui offre un torrent de cyprine en plein visage, il est celui qui vit l’instant X. Il a l’origine du monde sur le bout de la langue et la jouissance de cette femme en est la preuve ; même si le jouisseur est le véritable maître, le nain profite à lui seul de son asservissement, il devient l’homme-fontaine, seul détenteur du pouvoir d’inondation, et ce torrent qui le submerge irradie la scène d’anthologie qui suit.
Tout ce qui provient du désir se doit d’être pur
Une autre séquence en voiture. Le petit homme ne veut pas que ce soit de la pisse, les autres si, ce serait plus simple. Il ne se résout pas à cette simple évacuation d’eau sale, il sait qu’il s’agit d’autre chose et que tout ce qui provient du désir se doit d’être pur.
Il est l’antithèse du lilliputien de Freaks mais la face opposée d’une même médaille. Et de chaque côté, les deux cons magnifiques qui l’encadrent noient de leur bêtise la tête dodelinante du petit homme. On peut rire de tout, on ne le répétera jamais assez. Surtout lorsque c’est méchant et injuste. Mais pas avec tout le monde. Avec moi, ils peuvent, je suis aussi né à Melun. GN
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