« Plaisirs inconnus » est un plendide manifeste du désenchantement, qui pourrait être le prochain film culte. Avec ce troisième long métrage, Jia Zhang-ke, toujours interdit de projection en Chine, confirme son aura de cinéaste majeur.
Mao Tsé punk
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Quand on a découvert Jia Zhang-Ke il y a cinq ans avec Xiao Wu, artisan pickpocket, ce fut un petit séisme géoculturel. Ainsi donc, il existait dans cette mystérieuse Chine populaire un cinéaste filmant les rues de sa ville de province en contrebande, captant le réel caméra à l’épaule avec une vivacité rappelant la Nouvelle Vague, faisant tourner ses copains acteurs amateurs, à la Rossellini, prenant pour héros un glandeur, donc un dangereux asocial pour le pouvoir communiste, le regardant avec humour… Pour la première fois, on voyait la Chine profonde, et ça nous changeait des fresques officielles de Chen Kaige ou Zhang Yimou. Jia Zhang-ke a ensuite confirmé tout le bien qu’on pensait de lui avec Platform, formellement très différent de Xiao Wu, utilisant cette fois des plans très posés, composés mais jamais figés. Un sens du cinéma très aigu pour raconter, à travers les aléas sentimentaux des membres d’une troupe de théâtre, les années de transition de Mao aux jeans pattes d’ef, de la Révolution culturelle à la dévolution karaoké.
Aujourd’hui, Plaisirs inconnus vient compléter cette étude sur la Chine réelle à travers une jeunesse post-2000 tétanisée par le désastre du monde, ne trouvant même plus l’énergie de se révolter contre l’état des choses. Tiens, tiens, ça rappelle quelque chose : la génération occidentale marquée par les hérauts du désenchantement que furent Joy Division, puis plus tard Sparklehorse, Mark Eitzel, Beth Gibbons, vient de trouver ses cousins chinois et son film emblématique. Mais si Plaisirs inconnus montre la poisse existentielle, le film est très stimulant par sa beauté et sa puissance… Quant à son auteur, né en 1970 dans la province de Shanxi, c’est tout le contraire d’un désespéré : lui et ses camarades Yu Lik-wai ou autres Wang Chao constituent sans le vouloir une sorte de nouvelle vague de cinéastes chinois uvrant aux marges de la société officielle, filmant et diffusant leurs films dans une clandestinité imposée.
Après Xiao Wu, artisan pickpocket et Platform, ce nouveau film complète-t-il une trilogie sur la jeunesse dans un pays écartelé entre communisme et capitalisme ?
Platform décrit la vie des Chinois entre la fin des années 70 et le début des années 90. Epoque marquée par la fin de la Révolution culturelle et le début de la politique « d’ouverture et de réformes », époque de transition pour la société. Avec Xiao Wu, artisan pickpocket, nous sommes dans la seconde partie des années 90.
L’économie marchande a fait son apparition et le quotidien des Chinois en est modifié. Plaisirs inconnus est une histoire de 2001. Ce sont les dommages subis par les individus avec, en arrière-plan, tout un pays qui accélère son processus d’accession au capitalisme. Mis bout à bout, ces trois films couvrent tout juste la période qui va de la fin de la Révolution culturelle à aujourd’hui, qui passe d’un idéal communiste au capitalisme. Soit la vie des Chinois sur plus de vingt ans. J’ai tourné ces trois films en observant ces années de changements. Ce sont les impressions que cette époque me laisse.
Quel est votre statut en Chine ?
Les intellectuels et les étudiants sont plutôt très enthousiasmés par mes films. Les autorités, par contre, les interdisent, continuant de considérer que ce genre de film est nocif. A ce jour, mes trois films n’ont toujours pas été autorisés en projection officielle. Perdre le marché chinois représente un préjudice financier important, mais plus important encore est le fait qu’un réalisateur ne peut être certain de conserver sa foi dans le cinéma, si ses uvres ne peuvent être projetées dans son propre pays pendant trop longtemps.
Comment vos films sont-ils diffusés dans votre pays ?
Depuis deux mois, le DVD pirate de Platform est disponible à Pékin. Il paraît qu’il se vend plutôt bien. Ainsi, un acte délictueux de vol est devenu moyen de diffusion de mes films. De mon côté, je diffuse mes films en les emportant avec moi dans différentes villes et en y organisant des projections semi-souterraines, parfois dans les universités, parfois dans des bars. Je me suis ainsi rendu à Shenzhen, Canton, Qingdao, Kunming. J’ai organisé une projection-rencontre dans cet espace de pensée plutôt vivant et dynamique qu’est l’université de Pékin. Voilà ce que je peux faire pour le moment.
Quelles relations entretenez-vous avec de jeunes cinéastes comme Yu Lik-wai (Love Will Tear Us apart) ou Lou Ye (Suzhou River)… ?
Avec Yu Lik-wai, nous avons constitué une équipe pouvant collaborer sur le long terme. Yu Lik-wai a été directeur photo de mes trois films. Cette année, je commence à prendre en charge la production de son nouveau film. Je suis plus proche des réalisateurs de la génération suivante. Certains d’entre eux viennent de terminer leur premier film ou sont en train de le réaliser.
Avez-vous le sentiment d’être un groupe, une génération, de constituer une vague ?
Au début, le cinéma indépendant, en se soustrayant au contrôle des studios officiels de production, cherchait la possibilité de s’exprimer de façon autonome. Malgré cela, le cinéma reste un art altier. Aujourd’hui, nous devons faire en sorte que le cinéma devienne un mode courant d’expression, qu’il devienne l’un des principaux médias, par lequel la jeunesse s’exprime. La DV apporte les possibilités techniques et le DVD fait naître chez les jeunes la passion de l’image. En 1999, la vague du cinéma indépendant est apparue en Chine, mais elle n’a pas encore atteint son apogée.
Stylistiquement, Plaisirs inconnus est-il un mélange entre le réalisme pris sur le vif de Xiao Wu, artisan pickpocket et le formalisme plus posé et composé de Platform ?
En tant que réalisateur, il y a deux choses dont on ne peut pas faire l’économie : d’une part conserver un lien intime avec la vie, ne cesser d’observer la société et les individus ; d’autre part, rechercher sa propre écriture cinématographique. Plaisirs inconnus m’a permis de faire une expérience particulière. La réalité de la vie des jeunes m’a inspiré une forme. Les longs plans-séquences conviennent parfaitement au côté figé de leur vie, ainsi qu’à leur silence. De leur errance et leur absence de but se dégage même une atmosphère quelque peu surréaliste. L’architecture de la ville de Datong, les visages accablés, les indiscernables nuisances sonores qui circulent dans le ciel de la ville sont à la fois la réalité et une idée de forme.
Pourquoi utilisez-vous beaucoup le long plan-séquence fixe ?
Personnellement, j’aime me poster dans un coin et regarder tranquillement les gens. En décidant d’un angle fixe pour la caméra et en filmant en continu, on devient réceptif aux éléments « en mouvement » devant l’objectif. Par exemple, le temps qui passe, une expression furtive sur un visage. J’aime encore plus ce sentiment de distance que le plan fixe crée entre la caméra et les personnages, cette attitude non interventionniste et le fait de ne rien mettre en avant pour susciter le questionnement des spectateurs face à la vie.
La jeunesse que vous montrez est aussi désenchantée que la jeunesse d’autres pays… Pensez-vous que, malgré l’éloignement géographique et les différents systèmes politiques, le monde s’universalise et rétrécit ?
D’un point de vue temporel, autrefois, nous pensions que les gens vivant cinquante ans plus tôt étaient très différents. En fin de compte, les gens changent extrêmement lentement. D’un point de vue spatial, je pense que l’éloignement géographique n’apporte pas de différences majeures au niveau de la vie. Autrefois, nous n’étions pas informés. La mondialisation n’est pas la cause du rétrécissement du monde. Disons qu’elle s’est chargée de nous le signaler.
En filmant le réel capté dans les rues, en faisant jouer des comédiens amateurs, avez-vous conscience que vous vous inscrivez dans le sillage de périodes emblématiques du cinéma tels que le néoréalisme ou les « nouveaux cinémas » des années 60 ?
Je me considère dans le sillage d’une tradition de recherche permanente de ce qu’est l’essence même du cinéma. Akira Kurosawa me touche profondément lorsqu’il dit « Toute ma vie, j’ai recherché la beauté du cinéma et pourtant, je ne sais toujours pas ce qu’est la beauté du cinéma. » Tourner en décors naturels, travailler avec des acteurs non professionnels, me permet de mettre en valeur les facultés intrinsèques au cinéma. C’est la façon la plus élémentaire de me rapprocher de la beauté du cinéma.
Le mutisme de certains personnages correspond-il à une réalité de la jeunesse chinoise ou résulte-t-il de votre volonté de ne pas rendre le film trop explicite par les dialogues ?
Le mutisme est une attitude courante parmi les jeunes des petites et moyennes villes de province en Chine. C’est une rébellion triste. Dans le mutisme s’expriment aussi les sentiments les plus violents, les plus profondes brûlures sentimentales. Le mutisme est une sorte de refus. Absence d’expression sur les visages, refus de la parole, le mutisme est un moyen de se respecter soi-même. Filmer le mutisme est aussi ma propre rébellion.
Plaisirs inconnus est-il un film désespéré ?
C’est un film empreint d’un certain désespoir, mais je ne voudrais pas qu’il donne une impression désespérée. Dans le bouddhisme, le cours de la vie se résume à « la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort ». Cette philosophie se fonde sur une approche pessimiste de la vie. Pour moi, l’évolution de l’individu lors de la puberté s’accompagne inévitablement d’une prise de conscience de la nature de l’existence. Mais cette existence, avec son lot de problèmes que nous ne pouvons éluder et les responsabilités auxquelles nous ne pouvons nous dérober, nous rend souvent pessimistes et désespérés. Le monde socialiste considère le collectif comme un remède miracle censé triompher de l’angoisse existentielle de l’individu. Le désespoir signifie l’acceptation de la réalité de la vie, dans le désespoir se trouve une espèce de force inébranlable.
Unknown Pleasures (titre original de Plaisirs inconnus) est le titre d’un album de Joy Division ; Love Will Tear Us apart de Yu Lik-wai est le titre d’une chanson de Joy Division… Pourquoi ce groupe anglais est-il une référence si importante ?
Le titre chinois de ce film est le titre d’une chanson pop taïwanaise, celle que chante Bin-Bin à la fin du film, dans le commissariat. Avant le tournage, nous voulions trouver un bon titre anglais au film. J’ai demandé à Yu Lik-wai de m’aider. Généralement, je lui confie ce genre de questions, il parle très bien anglais et français. Un jour où il lisait un texte dans lequel je décrivais la ville de Datong, ma dernière phrase, « Les gens de cette ville font preuve d’un enthousiasme incompréhensible », lui fit penser au titre de l’album de Joy Division, Unknown Pleasures. Nous avons décidé de l’adopter pour le film. Trouver une résonance aux sentiments de la jeunesse chinoise d’aujourd’hui dans la musique d’un groupe anglais a quelque chose de merveilleux. Tout comme le fait que mes films décrivent aussi, je pense, les sentiments de la jeunesse européenne.
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