Si loin, si proche. Alors que sort enfin Year of the Horse, son beau film-concert consacré à Neil Young, une rétrospective permet de voir ou revoir tout Jarmusch. De Permanent vacation au sublime Dead man, son cinéma se présente comme une tentative réussie de burlesque contemplatif, qui sait prendre le meilleur de l’Europe et oublier […]
Si loin, si proche. Alors que sort enfin Year of the Horse, son beau film-concert consacré à Neil Young, une rétrospective permet de voir ou revoir tout Jarmusch. De Permanent vacation au sublime Dead man, son cinéma se présente comme une tentative réussie de burlesque contemplatif, qui sait prendre le meilleur de l’Europe et oublier le pire de l’Amérique.
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Comment reconnaître à coup sûr un film de Jim Jarmusch ? A des signes facilement identifiables qui sont peu à peu devenus les images d’une marque déposée : les lents travellings latéraux, l’importance accordée à la musique et aux musiciens (de Screamin’ Jay Hawkins à Neil Young en passant par John Lurie, Tom Waits et Rufus Thomas), les noirs entre les scènes, le minimalisme des intrigues, l’incongruité des situations et le laconisme des protagonistes. Les plus attentifs pourraient ajouter les crédits spéciaux des génériques de fin, où on retrouve les noms glorieux de Nicholas Ray et Laslo Benedek, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Wim Wenders et Robert Frank, tous amis et mentors de Jim. Les plus vieux se souviendront avec tristesse que Jarmusch voulait faire un film avec Pascale Ogier. Elle est morte, il lui a dédié Down by law. Ils se souviendront aussi que Jarmusch avait été qualifié de « maniériste » par les Cahiers, en grande partie à cause de la façon qu’avait John Lurie de laisser pendre sa main à la fenêtre de la voiture dans Stranger than paradise, et que Les Inrocks avaient cru trouver en lui le « fer de lance d’une nouvelle génération de cinéastes, née conjointement du punk et de la Nouvelle Vague ». Ces cinéastes s’appelaient Susan Seidelman, Eric Mitchell ou Sara Driver. Si quelqu’un a de leurs nouvelles…
Jarmusch, lui, est toujours là, seul rescapé new-yorkais des interminables années 80. On annonce même son nouveau film comme cannois probable. Et on l’attend avec impatience. Car il succédera à Dead man, le faux western mais vrai chef-d’oeuvre qui a marqué la résurrection d’un auteur qu’on croyait éteint après deux films médiocres (Mystery train et Night on earth), trop occupé à gérer son fonds de commerce esthético-iconique pour nous surprendre encore.
C’est que Jarmusch avait commencé très fort. Si Permanent vacation (1980) peine à dépasser son statut de film de fin d’études et se contente de poser quelques jalons arty de l’oeuvre à venir (la déambulation urbaine, un minimalisme déjà très habité et le départ pour l’Europe vue comme une Terre promise inversée), Stranger than paradise (1984) n’a pas plus mal vieilli que ses admirateurs de l’époque et excède de beaucoup son aura douteuse et réductrice de film culte. Avec ses plans-scènes soigneusement composés et entrelardés de noirs, Stranger reste un grand film comique sur le combat permanent entre la pose et la pulsion, l’affectation et l’appétit, le « rien » aménagé et le trop-plein perturbateur.
L’intrusion de la cousine hongroise dans le quotidien minimal et nonchalant de Willie alias Bela va bien au-delà d’une concrétisation en forme de fardeau à héberger du retour du refoulé européen. C’est elle qui amène l’impulsion fictionnelle qui se traduit par la mise en mouvement du film. Après son passage, l’art de la pose ne suffit plus à remplir le vide, le voyage sentimental peut commencer. Avec beaucoup d’humour, Jarmusch fait de son va-et-vient fondateur Europe/Amérique le révélateur fécond de la contradiction qui anime son cinéma, déchiré entre la tentation de soigner sa mise et celle d’y introduire un désordre burlesque. Mais ici, c’est la vitalité rigolarde qui arrive d’Europe. Si Stranger than paradise résiste si bien au passage du temps, c’est que les codes et les modes d’une saison new-wave y étaient déjà tournés en ridicule par l’introduction d’une « touriste » à qui on ne la fait pas.
Dans Down by law, Roberto Benigni endossera le rôle du trublion décalé qui s’adapte vite et sauve la partie à lui tout seul. Prendre une Hongroise (patrie de Jancsó) puis un Italien (patrie d’Antonioni) pour démontrer par un effet de miroir renversé que la modernité américaine donnait des signes inquiétants d’ennui complaisant en dit long sur l’ironie de Jarmusch quant à ses propres tentations de « faire artistique ».
Ce qui n’empêche pas Stranger than paradise de receler de pures splendeurs plastiques, comme la visite au lac gelé ou la traversée d’une Floride désolée. A force de ne rien vouloir montrer, Jarmusch ne filme plus que des paysages mentaux et échappe ainsi au folklore déjà établi du road-movie. Reste le récit proprement dit. Incapables de le porter tout à fait, responsables de sa mise en route mais pas de ses nécessaires péripéties, les personnages jarmuschiens sont souvent aspirés par des trous d’air qui les font rebondir au plan suivant. Dans Permanent vacation, déjà, le héros s’emparait d’une voiture à la faveur d’un très improbable moment d’inattention de sa propriétaire. Exposé comme tel, le coup de force scénaristique n’en a que plus de panache, reposant tout entier sur l’attachement du spectateur au personnage.
Il est encore plus gratuit dans Stranger (une confusion de personnes procure à Eva l’argent nécessaire à son « départ ») et devient franchement grandiose dans Down by law. Entre le moment où le trio sort de cellule pour se rendre à la promenade et celui où il court dans les égouts, une fois l’évasion réussie, il n’y a qu’une collure et une absence totale d’explication rationnelle. Ce raccord pour le moins audacieux repose sur la connaissance préalable qu’a Roberto Benigni du « film de prison » américain. Puisque le spectateur l’a aussi, inutile de s’attarder sur des détails. Ce sens proprement lubitschien du gag scénaristique préparé en douce ou pas préparé du tout confère à Down by law une élégance rare. Et permet à Jarmusch d’accéder à un burlesque contemplatif qui peut se satisfaire d’une trame très mince, apte à faire le plus avec le moins.
Ce mode de narration lacunaire n’est pas fondé sur la distinction scolaire entre étirement démesuré du temps mort (école européenne moderne) ou étirement spectaculaire du temps de l’action (école américaine classique), mais sur la volonté d’en bouleverser les données. Dans les deux premiers grands Jarmusch, il s’agit de suivre longuement des personnages qui se la jouent à mort, pour lesquels la pose a valeur d’action complète, et d’occulter en leur faveur les moments décisifs du récit. Le gag suprême survient toujours off, quand le personnage disparaît pour séduire une aubergiste italienne (Roberto dans Down by law) ou pour regagner la terre de ses ancêtres (Willie dans Stranger than paradise), et on n’en recueille que les conséquences.
Le comique naît de ce système d’intensités déplacées ou différées, de ce temps discontinu mis en contraste avec le coulé paisible des travellings. D’où l’impression agréable de désinvolture maîtrisée qu’on ressent à la vision de Stranger et Down by law. Mais cette désinvolture peut aussi tourner à la paresse pure et simple. On raconte que sur le plateau de Down by law, Tom Waits trouvait que Jarmusch ne faisait pas son boulot et ne le dirigeait pas suffisamment. Il avait tort, le résultat est là. En revanche, Mystery train et Night on earth souffrent de leur côté à la fois bouclé et vain, trop clos sur eux-mêmes. Ce sont des films éclatés qui ne respirent pas, construits sur des idées minuscules que plus rien ne vient bouleverser et grandir, avec des comédiens qui se contentent de faire leurs jolis numéros appris chez d’autres. Le voyage a fait place au tourisme.
Fort heureusement, le sixième film (Dead man) est venu balayer ces déceptions. Et le voyage est redevenu trip. En retrouvant toutes les qualités de Jarmusch (humour constant, sens du décalage et du rythme, finesse du récit), Dead man les renouvelle et les transporte ailleurs, vers un univers inconnu car jamais montré comme ça, élégiaque et fangeux, tourmenté et linéaire, sublime et épouvantable. Aussi éloigné du western néo-classique que d’une quelconque spiritualité new-age, ne devant presque rien au genre traditionnel qui se retrouve comme affranchi de lui-même, prêt pour une mort en forme de renaissance et se défiant des tentatives « démythificatrices » des années 70 (les grotesques films de Penn), Dead man est un western sans ascendance qui n’aura
pas d’héritiers. Parce que Jarmusch, inspiré comme jamais auparavant, y crée un monde qui n’est fait que de ses visions, ses rêves et ses cauchemars, de tableaux d’Arcimboldo et de vers de William Blake. En faisant venir son héros de Cleveland, Jarmusch rappelle que c’est dans cette ville que les Willie et Eddie de Stranger allaient chercher Eva. Manière de mesurer le chemin parcouru ? Sans doute, mais certainement pas de boucler la boucle. Car Jarmusch a fini de tourner en rond. Il a pris le large.
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