Dans “Les Historiennes”, Jeanne Balibar retrace la trajectoire bouleversante de trois femmes.
Sur l’écran, Mr Freedom entre dans un ascenseur parisien en tenue de cow-boy et se méfie de la personne qui le suit, une élégante femme dissimulée par une cape et un bonnet très Courrège sixties. Il la plaque contre une cloison, lui enlève sa coiffe, une crinière rousse frisée en jaillit et le spectateur reconnait Delphine Seyrig. Elle incarne une agente double en tenue de pom-pom girl bleue lamée et paraît follement s’amuser dans cette parodie psychédélique de films de superhéros.
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Sur la scène – car nous sommes au théâtre –, Jeanne Balibar est étendue sur un sofa et fume des cigarettes, redevenue, comme nous, la spectatrice de Delphine Seyrig dans le film de William Klein, Mr Freedom (1969), projeté sur l’écran au centre de la scène. Ce moment de suspension, où, le corps au repos, une actrice se charge des images d’une autre actrice, est vraiment très beau. Et il se reproduit une dizaine de fois.
Jeanne Balibar interrompt la performance scénique, par laquelle elle évoque le parcours (artistique, biographique) de Delphine Seyrig, pour simplement la regarder (dans Peau d’âne, dans Marienbad, Jeanne Dielman, Baxter, Vera Baxter…) en nous tournant le dos. Dans ce spectacle, Les Historiennes, qu’elle a mis en scène et qu’elle interprète durant trois heures trente seule en scène en une performance sidérante de virtuosité et de force, ces intermèdes cinématographiques, où l’actrice redevient une spectatrice, sont peut-être les plus intimes.
Comme si Jeanne Balibar levait une partie du voile sur les raisons qui la font être sur scène, rendait visible une de ses scènes primitives de sa vie de comédienne : la découverte de Delphine Seyrig, la singularité de son être-au-monde, cette façon de jouer en appuyant légèrement ses effets pour rendre visible que ceci est un jeu et que tout n’est que construction, un jeu si fascinant et si particulier dont on identifie pourtant les traces, depuis ses débuts dans Comment je me suis disputé (Desplechin, 1996) ou Dieu seul me voit (Podalydès, 1998), dans le jeu tout aussi frappant de l’actrice Jeanne Balibar.
Si l’on pressent donc que Delphine Seyrig occupe une place toute particulière dans l’imaginaire de Jeanne Balibar, elle ne constitue pourtant que l’un des trois segments des Historiennes. Le spectacle juxtapose en effet trois trajectoires de femmes : celles de Violette Nozière, jeune femme parricide violée par celui qu’elle a tué, Delphine Seyrig donc, puis Pascoa, une esclave arrachée à l’Angola au XVIIe siècle par un bateau négrier, puis accusée de bigamie lors d’un interminable procès de dix ans.
En s’appuyant sur les travaux de trois historiennes contemporaines de sa génération, Anne-Emmanuelle Demartini pour Violette Nozière, Emmanuelle Loyer pour Delphine Seyrig et Charlotte de Castelnau-L’Estoile pour Pascoa, Jeanne Balibar trace sur scène ces trois trajets de vie. Trois formes de procès (devant un tribunal réel pour deux d’entre elles, ou celui intenté par la presse conservatrice et antiféministe pour Delphine Seyrig). Trois formes de combats contre une organisation patriarcale du monde, ses abus et sa misogynie. Trois issues dissemblables, dont la plus belle et la plus sidérante est celle de Violette Nozière, parvenue à reconstruire sa vie sous une nouvelle identité et ayant dissimulé à sa fille et ses proches son identité première.
Pour sa première mise en scène, Jeanne Balibar aménage trois dispositifs distincts pour chacune : une incarnation puissante pour Violette Nozière (les scènes où, dressée sur un divan, elle hurle la colère de la mère, répète en boucle “Violette ! Violette !” jusqu’à nous faire entendre une évidence qu’on ne s’était jamais formulée, à savoir qu’il y a “violer” dans Violette, sont proprement sidérantes) ; un va-et-vient très séduisant de la scène à l’écran pour Delphine Seyrig, dans lequel Jeanne Balibar paraît presque se mettre en retrait pour laisser directement entendre son sujet ; un minimalisme rêche à la Claude Régy pour Pascoa, où l’actrice assise sur une chaise dans le noir, son texte éclairé par une petite loupiote, détaille en lisant le dédale ubuesque du procès. Trois formes à chaque fois parfaitement congruentes, qui font apparaître et résonner des libertés empêchées, des révoltes sanctionnées, une insoumission en lutte. Un des plus forts spectacles de l’automne.
Les Historiennes de et avec Jeanne Balibar : en tournée le 4/11 au théatre de la Croix-Rousse à Lyon, le 11/11 au MC93 de Saint-Denis, le 14/01 au Forum Jacques Prévert de Carros, le 22/01 au Theater Basel de Bâle, le 12/03 au Théatre national de Wallonie-Bruxelles, le 25/03 au théâtre d’Arles, le 5/05 à L’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône…
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