Un loseur au chevet d’une grand-mère mourante bascule dans un autre monde où tout est possible, même l’amour. La belle fable-catastrophe d’un cinéaste allemand méconnu mais majeur.
Dans les bureaux du parti social-démocrate allemand, une caméra s’affaire. Virevoltant au-dessus de la foule, la tête chercheuse tente de se frayer un chemin parmi ses concurrentes. Mais l’image, tremblotante et floue, peine à cadrer les visages. Quand elle y parvient et que les politiciens s’apprêtent à prononcer leurs allocutions, elle coupe net sans qu’aucune parole n’ait été enregistrée. C’est sur ce ratage que s’ouvre In My Room, quatrième long métrage d’Ulrich Köhler, tête de proue de la nouvelle vague allemande aux côtés de Christian Petzold ou Maren Ade. Ce fiasco, c’est celui d’Armin (Hans Löw), cadreur pour la télévision, regardant, mine déconfite, ses prouesses sur le petit écran d’une salle de montage. “Tu ne vois même pas si la caméra est allumée ou éteinte”, lui jette son collègue fou de rage.
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C’est aussi un peu à cela que ressemble sa vie, à un petit désastre pas bien méchant mais peu réjouissant. Entre le boulot, les burgers engloutis au volant de sa voiture, les sorties en boîte et son studio aux murs défraîchis, le trentenaire balade sa grande silhouette avec la nonchalance et le regard de celui qui n’y croit plus. Encore moins depuis que sa grand-mère chérie est sur le point de mourir.
C’est dans un réel bien réel que débute In My Room, celui-là même qui rend la vie à l’écran plus vraie que nature, qui dépasse la fonction de simple décor pour restituer avec justesse la complexité des rapports humains. Un réel qui n’a besoin d’aucune fioriture pour traduire l’intensité des liens qui unissent cet antihéros à la vieille dame malade, et dire du chagrin que provoque cette disparition que l’on savait pourtant douce et inévitable. Et c’est bien parce que le monde d’In My Room semble si réel, si actuel, que l’on trébuche comme trébuche le personnage quand, après une nuit d’ivresse solitaire et désespérée, il se réveille dans un nouveau monde pourtant si semblable, mais dont il semble désormais être le seul habitant.
Empruntant les chemins de la fable-catastrophe, jonglant finement entre la terreur provoquée par l’événement (la disparition des proches) et la liberté qu’il permet (conduire une Porsche sur une route déserte, faire ses courses à cheval, rafler une vidéothèque), In My Room évacue rapidement la question du pourquoi et du comment. Ici, nul vampire, humanité transgénique ou cataclysme nucléaire, mais une nature chatoyante, vivante, une existence simple, faite de cueillette, d’élevage d’animaux, de travaux manuels. Une vie à laquelle Armin, le héros, le visage et le corps amaigris, est désormais tout dévoué.
Sur cette planète qu’il aime désormais tellement, le naufragé connaîtra même l’amour. Et c’est avec le même soin, la même vérité que le cinéaste dépeint cette relation entre deux êtres trop longtemps tiraillés par le manque et la solitude. Une histoire de cœur qui sera digne des plus grandes, comme celles déchirantes vues au cinéma et que Kirsi (Elena Radonicich), les yeux embués de larmes, regarde sur l’écran de son ordinateur. En resserrant son récit autour des ententes et mésententes du jeune couple, oubliant presque l’atmosphère “fin du monde” devenue parfait écrin champêtre pour les ébats des amoureux, In My Room, plus métaphysique qu’apocalyptique, nous susurre que l’essentiel était peut-être là, dans cette vie partagée. A moins qu’il ne s’agisse d’une parenthèse éphémère dans laquelle on se réfugie comme dans une chambre d’enfant pour panser les plaies d’un deuil, celui d’un parent et d’une vie rêvée.
In My Room d’Ulrich Köhler (All., 2019, 2 h 00)
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