Une idée simple et géniale : faire jouer Dylan par six acteurs différents. Un kaléidoscope vibrant des identités d’un homme insaisissable.
Tel un grand garçon qui n’a pas oublié ses jeux d’enfance, Todd Haynes fait son miel de cinéma des icônes culturelles qui l’ont marqué. Après avoir joué à la poupée avec l’histoire tragique de Karen Carpenter (Superstar) ou aux déguisements avec les héros du glam (Velvet Goldmine), l’auteur de Safe s’est attelé à un continent gigantesque et plein de mystères, Bob Dylan. Haynes a fait un choix heureux en optant pour un ludisme désacralisant plutôt qu’un hagiographisme révérencieux, avec une décision cardinale : faire jouer Dylan par six acteurs différents, idée à la fois géniale et simple comme bonjour. On a souvent vu un acteur jouer des personnages différents, mais le contraire n’allait pas de soi a priori : et pourtant, dans le cas du polymorphe Bob Dylan, personnage public qui a passé sa vie à changer d’identité pour échapper aux prisons de la notoriété, cette décision s’impose avec la clarté de l’évidence.
Le Dylan ado rêvant de blues, de Woody Guthrie et de fugue est donc joué par un jeune acteur noir (Marcus Carl Franklin), le Dylan cryptique et androgyne des mid-sixties est incarné avec une force presque effrayante par Cate Blanchett, tandis que Christian Bale fait le Dylan protest-singer droit dans ses boots, et ainsi de suite. Mais Haynes a détriplé ce vertige identitaire (au risque d’égarer des spectateurs) en affublant les successives incarnations de Dylan de noms de personnages fictifs : le jeune Dylan est Woody, le protest-singer est Jack, etc. Cette entreprise s’étend à tout l’entourage du chanteur, à l’exemple de Charlotte Gainsbourg qui joue Claire, un probable mix entre Suze Rotolo, important flirt de jeunesse de Dylan, et Sarah, première épouse et mère de ses enfants. Cet enchevêtrement de régimes de réalité (la bio de Dylan, sa bio auto-inventée, sa bio telle que l’imagine le fan Todd Haynes, l’univers de ses chansons) n’est pas une vaine gratuité postmoderne mais le système le plus intelligent pour rendre compte de Dylan, de son parcours public tissé de réalité et d’inventions, de sa propension constante à se dissimuler derrière des masques, d’une carrière marquée sous le signe de la réinvention perpétuelle de soi-même, la façon également la plus sincère pour le cinéaste de projeter son propre imaginaire subjectif sur le chanteur. Ce point de fusion entre stratégies dylaniennes et vision de Haynes passe par la cinéphilie. A chaque phase de Dylan correspond une sorte de petit film mimétique d’un style majeur et contemporain du chanteur : film de couple godardo-antonionien pour la partie Ledger/Gainsbourg, fusion de Pennebaker et de Lester pour Cate Blanchett et la tournée anglaise, western hippie seventies pour Richard Gere… Kaléidoscope vif et vibrant d’images-madeleines recréées, histoire fantasmée du rock, du cinéma et de la contre-culture en copier-coller accéléré, propulsé par une BO géniale, forcément géniale, I’m Not There est le pendant idéal du récent No Direction Home. A la vérité documentaire de Scorsese, Haynes juxtapose la vérité de la fiction, des imaginaires et des formes. Deux façons de “mentir vrai”, de tourner autour d’une bio objective impossible, et d’être fidèle à Dylan.
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