À la croisée du documentaire et du cinéma expérimental, ce premier long métrage hypnotique d’Ana Vaz plonge la capitale brésilienne dans une pénombre artificielle pour observer les vies sauvages qui la peuplent.
Si Il fait nuit en Amérique est son premier long métrage, la Brésilienne Ana Vaz est déjà une figure importante du cinéma contemporain. À la croisée du documentaire ethnographique et du cinéma expérimental, ses nombreux courts métrages ont été régulièrement présentés (et primés) en festivals (Cinéma du réel, Locarno, Entrevues, etc.) ou bien exposés sous forme d’installations dans des musées.
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Pour la première fois en France, l’un de ses films se fraie un chemin dans les salles obscures, grâce au distributeur The Dark – une belle opportunité de découvrir ce cinéma ouvert à l’altérité, à la fois sensoriel et politique.
Entre symphonie urbaine et film animalier
Tourné en pellicule 16mm dans le zoo de Brasília, le documentaire plonge la ville dans la pénombre artificielle d’une nuit américaine pour filmer la survie des vies animales en milieu urbain. Ana Vaz organise la rencontre entre deux sous-genres du documentaire : la symphonie urbaine et le film animalier.
Le montage joue ainsi sur le conflit entre deux types de plans et de perceptions. D’un côté, des plans d’ensemble nous confrontent à l’immensité de la modernité urbaine – à l’image de ce premier panoramique, où le mouvement heurté de la caméra dévoile jusqu’au vertige l’horizon bétonné infini de la ville –, de l’autre, de très gros plans scrutent des capybaras, des petits singes ou des renards.
À l’ampleur des panoramiques et des travellings filmés depuis l’habitacle d’une voiture sillonnant les grands axes routiers de la capitale répond la précision des prises de vue animalières. Recadrages brutaux, zooms, changements de focale… L’instrument optique se règle en direct, de manière artisanale, pour se plier aux mouvements intempestifs et imprévisibles de ces êtres. Une réciprocité s’installe entre deux intelligences, entre l’œil de la caméra et la vie animale.
Cette extrême attention sensorielle invite parfois à projeter des sentiments humains sur ces bêtes sauvages, comme lorsque la cinéaste s’obstine à vouloir cadrer en très gros plan l’œil d’un renard où peut se lire aussi bien la peur, la tristesse ou la colère, tout en se heurtant à son altérité irréductible.
Une fable alternative
Mais le film ne se contente pas pour autant d’une simple opposition de deux mondes autonomes et hétérogènes. Il examine plutôt leur conflictualité, la manière dont ils se contaminent l’un l’autre. Dès le premier panoramique sur Brasília, le mixage sonore combine les sons de la ville aux cris des animaux, créant une nappe sonore enveloppante et syncrétique, tandis que les animaux sont régulièrement confrontés aux infrastructures de l’homme, que ce soit des singes qui traversent les routes ou des oiseaux qui se perchent sur le mobilier urbain.
Par la voie du documentaire, Ana Vaz met en scène un conflit de territoires – thème abondamment traité par le cinéma de fiction, aussi bien dans le western que dans le film d’horreur. Sauf qu’ici, les valeurs et perspectives traditionnelles semblent s’inverser, dans un contexte où l’étalement urbain s’étend sur le milieu naturel de ces animaux sauvages. Qui est l’envahisseur ? C’est l’une des questions que soulève simplement l’un des sauveteurs animaliers, que l’on entend en voix off, alors qu’il évoque l’infiltration d’un boa constrictor dans une habitation.
Dans l’obscurité factice de la nuit, Ana Vaz invente une fable alternative, à la fois atmosphérique et fantastique (notamment grâce à la superbe musique originale de Guilherme Vaz), qui recompose le monde moderne en se détachant du point de vue anthropocentrique habituel. Une séquence synthétise ce basculement. Une chouette en gros plan nous regarde : ses pupilles se rétractent en fonction de l’intensité lumineuse d’un panneau LED situé en hors-champ. Le plan suivant nous confronte brutalement à cette lumière artificielle : par ce contre-champ éblouissant, nos propres pupilles miment celles de l’animal du plan précédent, figurant ainsi l’inversion d’un point de vue.
Un imaginaire carcéral
Vers la fin, une séquence hétérogène apporte un éclairage historique sur ce conflit territorial avec un montage de photographies d’archives datant de la création du zoo. Prises en plongée d’un point de vue aérien, elles se concentrent d’abord sur le tracé géométrique arbitraire des enclos dans l’espace. Puis, elles font apparaître les animaux exotiques importés en cage, et enfermés ensuite dans le zoo.
Ces images révèlent la logique autoritaire de la modernité urbaine, où les plans humains reconfigurent violemment les milieux naturels. Elles concentrent ainsi un imaginaire carcéral convoqué tout au long du film à travers ces innombrables barrières, grillages, clôtures et fils barbelés, qui s’infiltrent dans les cadres et entravent la circulation des animaux. Il fait nuit en Amérique gagne alors une épaisseur métaphorique, qu’une vétérinaire explicitera en comparant les animaux affaiblis à des réfugié·es.
Ana Vaz, quant à elle, laisse le soin aux spectateur·rices d’actualiser, ou pas, ces pistes interprétatives au cours de cette exploration aussi fascinante qu’inquiétante de Brasília – et c’est peut-être là que réside toute la puissance politique et poétique de ce premier long métrage.
Il fait nuit en Amérique, d’Ana Vaz. En salle le 21 février
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