Un film inédit en France d’un des grands maîtres du cinéma japonais : magnifique.
IL ÉTAIT UN PÈRE DE YASUJIRO OZU (1942)
avec Chishu Ryu, Shuji Sano, Shin Saburi, Takeshi Sakamoto
C’est l’histoire d’un homme veuf, droit, travailleur, responsable. Il aimerait bien vivre avec son fils qu’il aime, mais il doit subvenir à leurs besoins, et le marché du travail les oblige à vivre loin l’un de l’autre. Ce qui devait être une séparation provisoire devient définitif, le père et le fils ne se revoyant qu’occasionnellement. Le fils fait de brillantes études. Le père s’est sacrifié pour son fils.
C’est une histoire d’hommes que le hasard a mis en présence et liés par le sang, sans quoi ils ne seraient rien l’un pour l’autre : un père et son fils. Sans femme dans leur vie (la mère est morte), ils vivent séparés. Quand ils se rencontrent (rarement), ils partagent de menus plaisirs virils la pêche, puis aussi le tabac, l’alcool quand le fils est devenu adulte. Ils ne parlent de rien qui ne soit matériel (« Mon fils, de combien de paires de chaussettes auras-tu besoin pour passer l’hiver ? », puis « Père, as-tu besoin d’argent de poche ? »).
C’est l’histoire d’un instituteur sévère mais apprécié. Un jour, l’un de ses élèves se noie accidentellement alors qu’il était sous sa surveillance. L’enseignant, homme d’honneur, démissionne, quitte l’enseignement. Rongé par la culpabilité, il fuit même la compagnie de son fils, qui lui rappelle sans cesse cet enfant mort qu’il n’a pas su protéger. Vingt ans après, il fleurit toujours la tombe de son élève.
C’est l’histoire d’un homme confus, peu sûr de lui, à la fois psychorigide et velléitaire, qui a peur de ses émotions. Dès que l’occasion lui en est donnée, il commet un acte manqué (ne pas surveiller ses élèves, ce qui entraîne un accident mortel) pour pouvoir échapper à ce métier d’instituteur qui ne lui plaît pas. Il est incapable d’assurer son rôle de père. Peut-être parce qu’inconsciemment il rend ce fils responsable de la mort de son épouse (il en veut sûrement aussi à cette femme de le laisser seul avec son assassin). Il n’a de cesse de vouloir se débarrasser de ce boulet. C’est un phobique, que rien ne rassure sinon l’abrutissement que peuvent provoquer un travail acharné et méthodique, la solitude, le jeu, l’alcool.
Dès que son fils lui propose de venir vivre avec lui, le père, d’habitude si lent, trouve aussitôt les raisons les plus rationnelles pour le convaincre que ce n’est pas une bonne idée. Son fils sourit, s’excuse, lui dit qu’il a raison et qu’il est un bon père. Quand le fils vient passer une semaine chez son père, après des années de séparation, le père sort sans lui, le lendemain, au moment de partir travailler (tout plutôt que rester à la maison avec son fils), il fait un malaise et meurt (tout plutôt qu’avoir à supporter plus longtemps cette plaie de fils qui ne quitte plus le chevet de son lit). Le premier acte d’homme marié du fils consiste à proposer à sa nouvelle épouse que sa famille à elle vienne vivre avec eux.
C’est l’histoire d’un père et d’un fils qui vivent dans l’abnégation, la soumission aux lois, l’amour du travail, de la patrie, le respect des défunts. Le fils obéit au père sans broncher, et quand il verse une larme, celui-ci lui rappelle que les garçons ne pleurent pas. Le film a été tourné en 1942 au Japon, trois ans après le retour d’Ozu du front chinois. Il n’y a pas de haine entre le père et le fils, car la haine est interdite entre les pères et les fils dans un pays en guerre, où il n’y a plus de pères ou de fils, mais des soldats. Tous les jeunes hommes du film sont de bons citoyens, cadres, mariés, pères, futurs soldats. On ne parle pas de guerre dans Il était un père, mais elle est là.
C’est l’histoire de quatre ombres, de deux vivants (le père et le fils) plus morts que les morts, de deux morts (la mère et l’écolier noyé) bien plus vivants que les vivants. La mort semble être un retour à la vraie vie, paraît plus vraie que la vie (ce cauchemar parfois doux). Ces quatre ombres se meuvent devant la lumière, de plan en plan. Parfois, d’une manière un peu trop symbolique qui rappelle le muet, Ozu filme aussi quelques plans de coupe sur des tombes.
Les deux morts, évoqués dès le début du film, ne réapparaissent qu’à sa fin, dans deux scènes successives d’une extrême beauté. On voit d’abord le père demander à son fils de parler à sa mère pour lui annoncer une bonne nouvelle (via l’autel de famille, celui où l’on s’adresse aux ancêtres), puis le père lui-même prendre la place du fils devant l’autel pour parler à son épouse. Puis, dans la séquence suivante, le père participe à un dîner organisé en son honneur par ses anciens élèves. C’est là, au détour d’un discours, que l’on apprend que le père, chaque année, fait porter des fleurs sur la tombe de l’enfant noyé.
Il y a donc l’ombre de la mère, celle de l’enfant noyé alors qu’il était sous la garde du père. Elles ressurgissent à la fin, parce que pour mourir, pour avoir le droit de rejoindre le pays heureux des morts, il est souhaitable, peut-être, que le père se soit réconcilié avec ses morts. Le père n’aura au fond, au sens propre, été qu’un fantôme pour son fils : fuyant, entêtant, transparent, ailleurs. Le fils, dès la mort de son père, accède à la vie, cesse d’être un fantôme.
Ces six histoires sont autant de façons de raconter Il était un père. Elles sont toutes justes, j’espère, mais aucune ne rend fidèlement compte du film d’Ozu sans les autres, tant elles se superposent sans cesse et se révèlent l’une l’autre. Comme si l’écran de cinéma était constitué d’une superposition de linceuls translucides. Du grand art.
Jean-Baptiste Morain
Sortie le 29 juin.
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