Le grand-oeuvre posthume d’un visionnaire russe mort en 2013 : le bouillonnant Alexeï Guerman.
Découvert avec les saisissants Vingt jours sans guerre et Mon ami Ivan Lapchine, Alexeï Guerman n’a tourné qu’un film par décennie à partir des années 60. Après Khroustaliov, ma voiture ! (1998), étonnant film-monde sur l’épopée d’un chirurgien chargé de sauver Staline en 1953, où Guerman avait poussé à un niveau symphonique la prolifération et le désordre dans le cadre, on n’a plus eu de nouvelles de lui. Il est mort en 2013 en terminant ce film, Il est difficile d’être un dieu, qui sort enfin.
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On est à la fois abasourdi et accablé par ce spectacle dantesque tiré d’un roman – déjà adapté par l’Allemand Peter Fleischmann en 1989 – d’Arcadi et Boris Strougatski, les auteurs de Stalker. Comme Stalker, c’est une œuvre de science-fiction, mais très à côté du genre : ça se passe sur une planète lointaine, Arkanar, où l’on vit comme au Moyen Age en Europe. Un Terrien, Don Rumata, y est envoyé pour sauver (théoriquement) des intellectuels et des artistes des griffes d’un pouvoir féodal obscurantiste et cruel.
Ce film est l’apothéose du style Guerman, son nec plus ultra. Une fresque fascinante, encore plus foisonnante que Khroustaliov, qui rappelle les tableaux de Bosch et de Brueghel l’Ancien. Un monde archaïque et apocalyptique, où chaque trogne est un paysage et où hommes et bêtes pataugent dans une boue visqueuse, grimaçant, bâfrant, baisant, tuant, torturant… Ledit Don Rumata se balade négligemment dans ce cloaque claustro-fantastique (peu de séquences d’extérieur, hélas, car elles sont de toute beauté) qui prolonge les visions des grands cinéastes de son pays : Eisenstein (Ivan le Terrible), Tarkovski (Andreï Roublev) et même le petit dernier, Sokourov (notamment Faust).
Une œuvre russe en diable, donc, mais à la puissance mille, où le récit proprement dit, avec des tenants et aboutissants, a explosé. On a vaguement l’impression que Rumata tourne en rond dans cette cour des miracles permanente, sans réelle finalité. Même le synopsis ne semble pas respecté ; on ne saisit pas grand-chose des statuts et identités des multiples personnages, qui apparaissent tour à tour ou simultanément, tant le cadre est chargé. Cela n’empêche pas d’être pris par la beauté du travail de Guerman, qui a manifestement agi en toute liberté, sans l’ombre d’une concession. Il usine du Moyen Age au carré avec un sens du cadre et du décor sidérant.
Après, on peut rationaliser, rappeler que le roman, publié en 1964, métaphorisait évidemment la gangrène poststalinienne de l’oligarchie communiste. Constat également applicable à la Russie actuelle et à ses dérives autoritaires encadrant des manipulations politico-financières. Mais dans le fond, c’est la Russie éternelle que dépeint Guerman, où esclaves et seigneurs se côtoient dans l’indifférence et la cruauté. Une société toujours aussi mal dégrossie où excès et injustice sont des normes acceptées. Si formellement cela ne ressemble pas à des films russes récents comme Leviathan ou My Joy, il y a un esprit commun ; on voit les mêmes pauvres hères, ballotés dans un capharnaüm païen où la sainteté côtoie l’enfer. Superbe pandémonium.
Une rétro à la Cinémathèque
Justice est enfin rendue à un grand oublié du cinéma soviétique, le complexe Alexeï Guerman. Comme tous les bons cinéastes soviétiques, Alexeï Guerman (1938-2013) a déplu au régime, donc tourné peu de films. A peine six en plus de quarante ans, tous situés dans le passé, tous en noir et blanc (à part quelques bribes de couleur furtives), et de plus en plus longs. Outre Le Septième Compagnon (1967), coréalisation peu vue, on lui doit La Vérification (1971), banni pendant quinze ans car mettant en scène un militaire ambigu ; le spectaculaire Vingt jours sans guerre, situé aussi en 1942 et mis à l’index, idem ; Mon ami Ivan Lapchine, labyrinthique polar tchékhovien ; et enfin Khroustaliov, ma voiture ! (1998), fresque foisonnante sur la fin du stalinisme. Le moyenâgeux Il est difficile d’être un dieu est la coda d’une œuvre en trompe l’œil, paradoxale et échevelée, aux multiples niveaux de lecture.
Rétrospective Alexeï Guerman
jusqu’au 22 février à la Cinémathèque française, Paris XIIe, cinematheque.fr
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