Franchissant depuis vingt ans les frontières de l’humain, David Cronenberg, cinéaste profane, s’avère un auteur visionnaire. Avec I have to make the word be flesh, André S. Labarthe lui rend un brillant hommage, en explorant son univers fantasmagorique débordantde créatures mutantes. A savourer après avoir goûté Le Festin nu.C‘est après une mise en garde du […]
Franchissant depuis vingt ans les frontières de l’humain, David Cronenberg, cinéaste profane, s’avère un auteur visionnaire. Avec I have to make the word be flesh, André S. Labarthe lui rend un brillant hommage, en explorant son univers fantasmagorique débordantde créatures mutantes. A savourer après avoir goûté Le Festin nu.
C‘est après une mise en garde du comte de Lautréamont aux « âmes timides » en forme d’invite au périple en terra incognita que le remarquable documentaire d’André S. Labarthe sur David Cronenberg brise les glaces qui enserrent le fiévreux Toronto pour glisser lentement vers le paradoxe d’un cinéma
américain ayant désappris son rêve. Un cinéma parvenant à expérimenter un langage des plus novateurs, à bien des égards visionnaire, tout en demeurant, par ailleurs, une industrie. Aussi, pour accueillir cet architecte des mythologies nouvelles dans la collection Cinéma, de notre temps, fallait-il redéfinir les formes protocolaires du portrait d’artiste. Avec succès.
Pensée comme une installation, la rencontre entre le cinéaste canadien et son lecteur favori, Serge Grünberg, organise un espace triangulaire, dont le sommet est constitué de moniteurs diffusant en continu les films de Cronenberg, espace qui assure la libre circulation des commentaires au cours d’échanges affables, déroulés une semaine durant, entre les deux complices. Les trois pôles interagissent dans ce dispositif de production-réception d’une œuvre qui demeure toujours au premier plan, comme insaisissable, mais dont la richesse apparaît sous ses facettes multiples et contrastées.
Avec une élégante modestie, qui n’a rien d’une coquetterie d’auteur, Cronenberg nous livre quelques clés d’interprétation et expose ses méthodes de travail en forme de processus complexe de création, de work in progress soumis à une logique organique faisant appel au filtre de son système nerveux plus qu’à un système clos de pensée. Alchimie de l’aléatoire, son travail échappe aux interprétations hâtives mais développe cependant, avec une grande maîtrise depuis ses premiers films, les syndromes chroniques d’une œuvre hautement contagieuse. Car ses thèmes récurrents s’articulent autour d’une rhétorique du corps appréhendé comme un langage mystérieux, secret, codifié, mais intelligible et qui marque d’autant plus qu’il s’adresse à l’inconscient. « I have to make the word be flesh », explique-t-il. Le verbe se fait chair, c’est-à-dire langage purement cinématographique et, partant, sa pensée s’instille par nos pores, par nos sens, à notre insu.
Confrontés aux images saisissantes de machines-insectes (Le Festin nu) ou de larves géantes sortant par la bouche d’Allan Migicovsky (Frissons), les deux hommes affichent un calme reptilien, entre l’hypnose et le regard d’enfant. Comme sous un effet de contamination par l' »image virale », selon les termes de Serge Grünberg dans son essai consacré au cinéaste. Mais aussi parce que ces images offrent plusieurs niveaux de lecture. Car Cronenberg n’est pas seulement cet explorateur de l’étrange qui rebute certains autant qu’il fascine. Il est le cinéaste d’un genre défiant ses propres règles. Un créateur de formes utilisant certaines figures de style admises comme une carapace le protégeant du marché, à seule fin de pouvoir déployer librement son univers personnel. Et si l’on associe abusivement le réalisateur de La Mouche à l’épouvante, au gore ou au fantastique, il s’avère surtout, outre un véritable auteur, un anthropologue de la modernité qui examine cliniquement les symptômes de l’évolution de l’espèce à travers les mutations du corps. Le corps envisagé comme ultime territoire à explorer. Mais sans aucune complaisance à l’égard des facilités esthétiques ambiantes et avec une grande défiance envers les maniérismes publicitaires ou les vaines prouesses de mise en scène. A la banalisation des images cosmétiques, Cronenberg oppose la possibilité d’une beauté interne du corps, en y pratiquant une incision au moyen de sa caméra scalpel, avec le tranchant des ruptures formelles qui font césure en art.
Quitte à ce que ses interventions répugnent, il répertorie ainsi méthodiquement, depuis les premiers de ses douze longs métrages, les transformations symboliques de l’organisme sous l’impact de la science (Scanner), de l’image télévisuelle (Videodrome), des drogues (Faux-semblants, Le Festin nu), de la technique (Crash) ou des jeux vidéo (eXistenZ). Toutes ses représentations du corps sont autant de métaphores sur la métamorphose, le vieillissement (« Tout vient du corps et de la mortalité de l’homme ») ou, thème aujourd’hui en vogue, l’hybridation avec la machine. Ce en quoi il touche à l’essence même du cinématographe grâce auquel, selon Jean Louis Schefer, « nous percevons comme une chose notre qualité de mutants historiques, notre qualité d’espèce ». La vocation du cinéma, avec au premier chef celui de Cronenberg, serait ainsi de nous montrer que nous sommes une espèce mutante. Une espèce dont la malléabilité n’est pas nécessairement un péril, même si le héros cronenberguien est immanquablement condamné, mais dont la quête est toujours la fable d’une impossible et pathétique volonté de dépassement de soi humain trop humain sur un plan biologique, qui masque en réalité un désir d’éternité. Une volonté de permanence dont l’art est la seule traduction possible comme le montre Le Festin nu, pièce maîtresse de la filmographie du cinéaste en affinité gémellaire avec William Burroughs.
Il est en effet rare qu’une adaptation à l’écran d’un roman joue de telles complémentarités. L’œuvre subit certes une totale mutation. A la manière d’un OGM, elle se déploie conformément à son nouveau code génétique mais tout en restant fidèle à son patrimoine originel. Une véritable fusion entre deux mondes s’opère sous nos yeux. Sans chercher à reproduire la forme du cut up, Cronenberg s’est approprié certains motifs de l’écrivain en les réinjectant dans un récit halluciné (« Rien n’est vrai, tout est permis », nous avertit l’épigraphe), assez lointain du texte mais qui semble pourtant en être une fidèle excroissance. Le script, écrit par le réalisateur à partir d’éléments biographiques recueillis dans la correspondance de Burroughs avec Ginsberg, s’apparente à un hypertexte sur l’écriture d’un livre, Le Festin nu, que nous voyons s’écrire sous la forme d’un rapport pour une organisation occulte d’insectes, l’Interzone Incorporated, complotant en vue de s’assurer le contrôle des esprits. Et les phobies de Burroughs (alias Bill Lee, magnifiquement interprété par Peter Weller) ne sont pas sans rappeler les obsessions de Cronenberg.
De fait, les thèmes de la conspiration, de la chair, du monstre ou notamment de la transmutation en une forme singulière alimentent de façon récurrente les fantasmagories du cinéaste. Car « chez Cronenberg, écrit Serge Grünberg, les corps sont irrésistiblement attirés par le surhumain et en particulier par le « devenir machine » (le dernier avatar étant les machines à écrire anthropomorphes et entomomorphes du Festin nu) ». Comme si la volonté de puissance mégalo-nietzschéenne de ses héros mélancoliques (concrètement à l’œuvre aujourd’hui dans les biotechnologies) n’était qu’une sourde aspiration de l’homme à consacrer sa propre disparition.
C’est de cela que parle Peter Sloterdijk dans son Essai d’intoxication volontaire à propos de « la volonté d’augmentation » de l’individu moderne qui, dans les tentatives qu’il mène sur lui-même, « prend la liberté de se tester jusqu’aux limites de l’auto-annihilation ». C’est également de cela qu’il s’agit chez l’auteur d’eXistenZ, à cette nuance près qu’il n’est pas un théoricien, que son intérêt pour le croisement de l’homme avec la machine s’accompagne d’une certaine défiance à l’égard de l’emprise de la technique et que, si ses créatures mutantes disparaissent, c’est pour donner naissance à quelque chose qui ressemble à de l’art.