La grève de la faim de prisonniers de l’IRA métamorphosée en cruxifixion enluminée, filmée avec une outrance gênante par le plasticien Steve McQueen.
A l’instar de There Will Be Blood, Hunger semble susciter un unanimisme critique dont on entrevoit les motifs mais que l’on ne partage pas. Comme le film de Paul Thomas Anderson, celui de Steve McQueen a tous les attributs du faux chef-d’œuvre, objet qui séduit par son “grand sujet” et des partis pris formels très affirmés. Or, c’est précisément ce formalisme brandi en étendard qui nous refroidit et nous laisse un arrière-goût d’égotisme artistique un brin assommant.
Cette surmaîtrise démiurgique finit par écraser son sujet. Dans Hunger, on finit par ne plus voir une dénonciation de la toute-puissance à tendance fascisante d’un Etat mais un cinéaste qui clame, à chaque plan : “Hey, regardez comme je suis virtuose, inventif et politiquement radical !” Ou bien, on ne voit que trop cette critique du traitement de la question irlandaise par l’Angleterre de Thatcher, surlignée à chaque seconde, et on finit par supplier mentalement le cinéaste d’arrêter de nous enfoncer dans la tête à grands coups de force esthétiques un message que l’on a parfaitement reçu.
Là où tout le monde semble voir cohérence, courage plastique et radicalité, on ressent insistance lourde, vanité formaliste et posture radicale sans risques. Hormis quelques scènes au début du film, on est enfermé avec les détenus politiques irlandais et on ne sortira pas ou peu de ce point de vue carcéral. La situation est claire : les prisonniers irlandais sont les victimes, les gardiens sont les auxiliaires brutaux d’une ligne thatchérienne autiste. Les seules solutions de résistance que trouvent les détenus face aux agissements du pouvoir anglais consistent en une série d’actions qui vont de la grève de la propreté à la grève de la faim du leader Bobby Sands. Dans ce bras de fer de la dernière chance, Sands gagnera son honneur mais laissera sa vie.
Bien sûr, ces événements sont basés sur des faits réels, et que l’on soit sensible ou non à la cause des nationalistes irlandais ou aux méthodes contestables de l’IRA, on sympathise sans trop d’efforts avec le positionnement politique de McQueen et avec le juste combat des détenus pour être traités comme des prisonniers politiques, selon les règles qui devraient être celles d’un Etat de droit. Le problème du film n’est donc pas son propos mais la façon dont il l’assène, renforçant le manichéisme de la situation au lieu de le complexifier, dans une surenchère tautologique entre forme et fond. On peut quand même remarquer en premier lieu que dénoncer avec une telle vigueur une situation qui remonte à une trentaine d’années relève plus d’un certain confort moral que d’un grand courage politique. Alors que la distance historique appelait recul et amplitude analytique, il est curieux que McQueen ait opté pour le pamphlet radical, comme s’il combattait une situation contemporaine et urgente. Ensuite, on a l’impression que l’auteur ne fait pas confiance au spectateur en lui enfonçant son message au pilon identificateur. Gros plans sur des corps tuméfiés et des visages en souffrance, caméra n’esquivant aucune humeur corporelle (sueur, sang, pisse et merde sont au programme), bande-son riche en râles, cris, silences pesants, mise en scène sulpicienne dans les séquences de la grève de la faim qui ne nous épargnent aucune dégradation physique, aucune posture christique : il est patent que McQueen n’entendait pas seulement décrire une situation politique, mais la faire ressentir physiquement au spectateur, lui mettre littéralement le nez dans la merde, les yeux dans les plaies et autres scarifications.
Méthode de mise en scène contestable qui rappelle certains films de Michael Haneke, et qui consiste à mettre un réel talent formaliste au service d’une secousse culpabilisante du spectateur. Méthode tartufienne de pornographe puritain : dénonçons ces brutalités que je me complais à filmer sous tous les angles. Méthode politique tout aussi contestable qui consiste à sensibiliser le public par l’émotion, le sensationnalisme et la compassion plutôt que par la complexité d’un récit et l’analyse des mécanismes et des rapports de force qui aboutissent à de telles situations.
Il y a pourtant, au cœur de Hunger, un moment proche du génial : un plan-séquence fixe d’une dizaine de minutes qui montre deux hommes de profil dialoguant face à face – Bobby Sands et l’aumônier de la prison. Ils débattent longuement et paisiblement des relations Angleterre-Irlande, de la cause politique irlandaise, des différentes méthodes de lutte, des raisons et limites de la violence… La scène est extraordinaire par la simplicité et la puissance de son dispositif, la qualité de son dialogue, le souffle impressionnant des deux acteurs. Articulée sur la parole, elle est l’antithèse du reste du film et représente une salutaire pause.On voit bien que le réalisateur a placé cette séquence au milieu de son film pour donner quelques repères politiques mais surtout pour créer un effet de contraste fort qui met en exergue l’univers sauvage et sans parole de l’arbitraire carcéral. Mais cette scène éclaire aussi a contrario les limites d’un formalisme compassionnel qui semble indiquer que la conscience d’un événement ne peut advenir que si l’on regarde longuement et intensément le spectacle radical de la souffrance. Le poids magnifique des mots injecté par Steve McQueen au cœur de son projet se retourne à son corps défendant contre lui en dénonçant le choc chic de ses images.
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