Entre ciel et terre. Tandis que l’on fête l’oncle Alfred en jeune centenaire, Howard Hawks fait à son tour l’actualité à triple titre : traduction française de la somme biographique que lui consacre Todd McCarthy, ressortie de l’inépuisable Rio Bravo et, surtout, réédition d’une rareté, Ceiling zero. Ceiling zero (1936) constitue le chaînon manquant du […]
Entre ciel et terre. Tandis que l’on fête l’oncle Alfred en jeune centenaire, Howard Hawks fait à son tour l’actualité à triple titre : traduction française de la somme biographique que lui consacre Todd McCarthy, ressortie de l’inépuisable Rio Bravo et, surtout, réédition d’une rareté, Ceiling zero.
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Ceiling zero (1936) constitue le chaînon manquant du triptyque consacré par Hawks à l’aviation, entre La Patrouille de l’aube (1930) et le sublime Seuls les anges ont des ailes de 1939 (oublions The Air circus, film muet rapiécé par le studio pour cause de passage au parlant ; quant au post-scriptum que constitue Air Force en 1943, il s’agit moins d’un film d’aviation que d’un film de guerre). Curieusement, c’est l’un des films les plus autarciques et les moins aériens du genre, à l’inverse de La Patrouille de l’aube, dont les cascades étaient si convaincantes qu’elles furent recyclées dans un remake, et de Seuls les anges ont des ailes, dont l’équilibre miraculeux s’applique aussi à l’alternance de scènes de vol et de terre ferme. Dans Ceiling zero, la caméra ne quitte presque jamais la base, le QG d’une petite compagnie aéropostale. Ce choix s’explique évidemment par les origines théâtrales du film, adapté d’une pièce d’un ancien pilote dont Ford tournerait plus tard la biographie. Hormis deux cascades (dont un accident effectivement impressionnant), les rares images d’avions se concentrent sur l’homme dans le cockpit et sont en général synonymes de catastrophe imminente puisque le « plafond zéro » du titre fait référence à la visibilité nulle qui longtemps réserva le décollage à quelques casse-cou prêts à risquer leur vie.
Mais le film a de meilleures raisons de se refuser tout envol. D’abord parce que Hawks s’intéresse ici davantage aux aviateurs qu’à l’aviation, que leurs prouesses vont de soi et que seul compte le petit théâtre auquel se livrent sans trêve ces têtes brûlées : spectacle de compétence (Jake le patron sait déchiffrer une carte météo aussi bien qu’un message en morse), de séduction (Dizzy/James Cagney exprime une libido galopante et laisse courir son regard sur les formes des femmes de tous âges), et surtout de respect des codes de conduite ; si les hommes se prouvent dans l’action, cette dernière est ici affaire de parole, seule arène (puisque dans les airs le pilote est toujours seul) où se joue le rapport à l’autre et où se définit une éthique. Parole donnée, discours de morale, de désir ou de simple frime. Hawks est aussi un cinéaste du verbe, et dans ce film parlant, voire bavard, il applique les principes de ses comédies, définis par Train de luxe, son grand succès de l’année précédente, et qui culmineront en 1940 dans His girl Friday : débit accéléré des acteurs, chevauchement des répliques, ouverture à l’improvisation, voire cacophonie. Les conventions scéniques sont ainsi gommées par la vitesse et la justesse du jeu, et une vraie audace des situations, une franchise érotique qui joue avec les interdits d’un code de censure fraîchement adopté par Hollywood.
Et l’usage de la parole va plus loin encore : entre la terre et le ciel, où le pilote est seul et invisible, c’est la voix seule qui fait lien, et toute la dramaturgie des scènes de vol tient à une communication qui n’arrive pas à s’instaurer, où la parole voyage à sens unique. On parle dans le vide, on entend impuissant, on guette le bruit d’un moteur. Le film tire tout le potentiel possible de l’emploi du hors-champ, comme dans l’interminable suspens construit autour de Tex, pilote en perdition, dont l’issue incertaine jusqu’au bout semble littéralement ne tenir qu’à un fil, celui d’une communication radio ou téléphonique. Et sans cesse les personnages sont aspirés vers ce hors-champ inaccessible (le ciel ou l’hôpital) ou au contraire envahissant (les femmes au téléphone qui viennent rappeler les hommes à leurs engagements). Les aviateurs sont des albatros empêtrés au sol qui ne rêvent que d’envol vers un ailleurs ou un âge d’or révolu, celui d’une guerre où ils étaient à la fois, comme dans La Patrouille de l’aube, pionniers et héros, avant que l’aviation ne soit gagnée par la bureaucratie et les règlements ; ils vivent dans la hantise du dernier vol, qu’ils préfèrent devoir à un accident qu’à une mise au placard. Et la déchéance de certains personnages laisse déjà présager le destin des prochains. Cette génération perdue, qu’on retrouvera blessée, exilée et revenue de tout dans Seuls les anges ont des ailes, n’a plus sa place dans la vie civile.
Etre à sa place : voilà qui obsède les personnages, qu’il s’agisse de conserver son brevet de pilote ou d’être dans le cockpit au bon moment. Or le monde strictement codifié de la base est sans cesse le lieu d’intrusions ou d’usurpations : un importun interrompt une scène de badinage, une femme vient étaler sa rancoeur possessive, un rival sa jalousie amoureuse. Mais l’élément en trop n’est pas toujours celui qu’on croit : Dizzy a beau être un as, il fausse les règles du jeu par sa présence intempestive, fissurant les couples, laissant son ami piloter à sa place avant de se racheter et de recoller son image par un ultime mensonge.
Cette fêlure de héros aux passions destructrices devrait un peu tempérer l’image cornélienne d’un Hawks peignant les hommes tels qu’ils devraient être. Et pourtant, leur faille est justement d’être plus grands que nature : malgré ces bémols, Ceiling zero persiste à offrir une vision magnifiée d’un monde où l’honneur consiste dans une adéquation à ses actes, où la femme est un homme comme les autres (l’héroïne, prometteuse aviatrice, se prénomme Tommy), tant tous les rapports humains authentiques sont vécus sous le signe du désir, et où tout récit est un traité d’éthique appliquée. Un monde dont Rio Bravo, vingt ans plus tard, présentera la version la plus aboutie : au pessimisme d’une compulsion de répétition (les femmes séduites et abandonnées par Dizzy) et d’un vieillissement fatal (Dizzy se voit offrir deux miroirs possibles de son avenir, le pilote brisé par un accident ou le patron cloué au sol et condamné aux compromis) succédera une vision harmonieusement stylisée des âges de la vie, puisque Dude (Dean Martin) guérit de sa fêlure en se voyant offrir trois images de ce qu’est un homme, de l’adolescent fougueux au vieillard qui n’a plus peur de rien, en passant par Chance (John Wayne) son double adulte, auquel de son côté il enseigne la vulnérabilité que provoque immanquablement la femme. Et si certains morceaux de bravoure de Rio Bravo sortent tout droit du cinéma muet et de son grand secret plastique (le découpage et la gestuelle des scènes du crachoir ou du sang dans la bière ont même quelque chose de délibérément archaïque, n’était l’ostentation des plongées et contre-plongées), l’essentiel relève avant tout d’un affrontement rhétorique, de l’ultimatum à la rodomontade, du marivaudage à la leçon de morale.
Sous ses dehors laconiques, on sait par les entretiens publiés que Hawks était un sacré raconteur, donc un brin mythomane. Todd McCarthy, biographe pointilleux (« à l’américaine »), en brosse un portrait lucide, mais, critique attentif, demeure toujours au plus près de son travail de professionnel, dépeignant un farouche indépendant réfractaire à la discipline des studios comme ces pilotes à la hiérarchie officielle. Et si Hawks s’est rêvé des vies, lui qui n’eut guère l’occasion de s’illustrer dans la Première Guerre mondiale et se tint à l’écart de la Seconde, sa vie reste un roman bien rempli, où l’aventurier, l’amoureux et l’artiste se confondent. Mais où, bien sûr, c’est toujours le dernier qui l’emporte.
Todd McCarthy, Hawks, traduction de l’anglais par Jean-Pierre Coursodon (Solin/Institut Lumière/Actes Sud), 950 pages, 199 f.
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