Avec un Matt Dillon génial en architecte doublé d’un tueur en série, un film imprégné des angoisses du cinéaste. Du plus noir chaos jaillit pourtant la lumière.
Peut-être pouvons-nous distinguer deux types de cinéastes : ceux qui gagnent en sagesse avec le temps et ceux qui, avec l’âge, ne se calment toujours pas. Que l’on ait aimé ou pas les dernières provocations de Lars von Trier, que l’on soit sorti dépité de Nymphomaniac ou épuisé par Antichrist, on ne peut que constater que le cinéaste danois règne en maître sur cette catégorie de réalisateurs turbulents et non réconciliés.
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Mais avec quoi LVT ne parvient-il pas à se réconcilier ? Avec le monde entier certainement, mais d’abord avec lui-même. Car depuis Antichrist, premier film qu’il réalise après une grave dépression nerveuse, Trier a l’air d’avoir entamé une interminable psychanalyse cinématographique où ses héros – nymphomane, serial-killer ou neurasthénique – ne sont finalement que ses avatars. Depuis ce virage amorcé, le cinéaste n’a plus vraiment de comptes à rendre au réel, et ses visions hallucinées semblent avoir été préalablement plongées dans un bain visqueux d’angoisses folles mâtinées de rires aux éclats.
The House that Jack Built figure la nouvelle pierre à cet édifice convulsif et analytique. Nous sommes aux Etats-Unis dans les années 1970. Jack (Matt Dillon, clinique, génial), architecte atteint de troubles obsessionnels compulsifs, cherche à se construire une maison mais reste éternellement insatisfait. Jack est surtout un tueur en série et le film, chapitré en cinq “accidents”, fait retour sur ses meurtres les plus notables. Les victimes de Jack sont pour la plupart des femmes qu’il trouve stupides, mais il lui arrive aussi de tuer des enfants et des hommes. Le psychopathe entasse les corps de ses victimes dans une chambre froide et leur trouvera plus tard une utilité architecturale.
Tout au long du film s’amorce, en voix off, un dialogue ininterrompu avec un certain Verge (le Virgile de Dante joué par Bruno Ganz), qui accompagne Jack jusqu’aux Enfers. Le film reprend un principe déjà à l’œuvre dans Antichrist et Nymphomaniac : un personnage atteint d’un mal particulier face à un confesseur qui se trouve être le dépositaire d’une rationalité que le héros n’est plus en mesure de fournir. Fonctionnant comme un garde-fou, le confesseur donne au récit sa colonne vertébrale et permet aux héros de ne pas se faire avaler par le trou noir de sa folie. Obligé de se justifier, de revenir sur ses actes et leurs motivations, Jack se lance dans de longues tirades à moitié délirantes. Il fait entre autres l’apologie de la théorie des ruines de l’architecte en chef du Parti nazi, Albert Speer, et dresse les contours d’un manifeste esthétique dans lequel se dessine en creux l’évident autoportrait du cinéaste en serial killer.
Exagérations, aberrations et provocations sont discutées par Verge, qui agit à la manière d’un surmoi et tente comme il peut de remettre son patient sur le droit chemin. Cette figure modératrice, si chère au cinéaste, lui permet paradoxalement d’aller le plus loin possible dans la provocation, de faire mine de s’excuser afin de poursuivre les hostilités. Car The House that Jack Built nous fait passer par tout une série d’états : exaspération face à ses provocations (misogynie, meurtres d’enfants…), amusement, parce que le film est une éblouissante farce qui se joue merveilleusement des codes du thriller, sidération face à des tableaux vivants reprenant Delacroix ou William Blake d’une beauté venue d’un autre monde.
Film long, heurté, imparfait, The House that Jack Built n’en reste pas moins une expérience sidérante où Lars von Trier atteint finalement son but : faire émerger la grande santé nietzschéenne de l’artiste par un travail du négatif, trouver la lumière à l’intérieur du tunnel. De la glaise de ses humeurs noires, le cinéaste modèle un récit d’une glorieuse méchanceté qui a quelque chose d’un rite purificateur. Grande diablerie, The House that Jack Built nous offre la joie archaïque d’une pure catharsis, chose devenue effroyablement rare au cinéma.
The House that Jack Built de Lars von Trier (Dan., 2018, 2 h 35)
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