Le cinéaste Hervé Le Roux a sillonné la France pour présenter Reprise, son documentaire aux airs de polar où il se met à la recherche de Jocelyne, ouvrière révoltée qu’il a découverte dans un film tourné à l’entrée de l’usine Wonder de Saint-Ouen en mai 68. Sa longue tournée se termine à New York, où il teste les réactions du public américain. L’occasion de creuser avec lui le mystère de la disparition de Jocelyne et d’évoquer de prometteurs projets.
A New York, Reprise est devenu Her second shot : un titre digne à la fois d’un western d’Anthony Mann, d’un mélo de Capra et d’un documentaire de Richard Leacock. Pour Hervé Le Roux, il s’agissait de restituer en anglais le jeu de mots initial sans perdre au passage l’ambition première du projet : partir de La Reprise du travail aux usines Wonder, le film militant de 68, pour donner une seconde fois la parole à ses différents protagonistes Back to work aurait donc été par trop réducteur.
Her second shot était présenté trois fois au Lincoln Center, dans le cadre de « Rendez-vous with French cinema today », la manifestation organisée par Unifrance pour promouvoir notre vaillant cinéma national aux Etats-Unis. Et le film y a fait un malheur. Devant une salle bien pleine (très peu de départs, malgré la durée), constituée d’une middle class intellectuelle et d’une poignée d’exilés, Le Roux a bouclé en beauté une longue tournée de débats.
Mais que ce soit à New York ou à Lugron (Landes), ce sont souvent les mêmes interrogations qui reviennent. Et d’abord la question : « L’avez-vous retrouvée ? » « Pas jusqu’à ce soir, à moins qu’elle n’habite New York.« Petits rires nerveux, regards suspicieux vers la quinquagénaire la plus proche, puis gros soupirs de déception dans la salle ; désir clamé haut et fort de rencontrer cette femme qui crie (« J’aurais moi aussi aimé la rencontrer, dit un spectateur à Le Roux, je suis désolé pour vous ») et proposition immédiate d’enquête bénévole (« Il n’y a pas des archives quelque part ? »). Dès le début de la projection, en entendant les premiers ricanements quand Tapie est évoqué (« Il est connu ici. Les journaux en ont parlé. Chez nous, c’est rare qu’un ancien ministre se retrouve en taule », nous expliquera-t-on devant notre air interloqué), Le Roux peut être rassuré : le film « marche », le suspens fonctionne, les sous-titres ne font pas perdre l’essentiel. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que Her second shot serait perçu comme un film d’un exotisme absolu, autant que Marius and Jeannette, également présenté au Walter Reade Theater : « Ils ont l’air d’avoir compris le film. Même s’ils rient beaucoup sur des mimiques, des expressions, ou quand ils entendent le prénom Rosette. Ils sont surtout sensibles au comique des situations. Mais je crois que le rôle de la fille est primordial. C’est une héroïne universelle et ça suffit. Elle, elle n’est pas exotique. » Caché au fond de la salle, Le Roux assiste à la propagation de son fantasme.
Le décalage est pourtant évident entre ce que le public new-yorkais s’attendait à voir (un film commémoratif sur Mai 68) et ce qu’il découvre (trente ans de mémoire ouvrière). Le premier soir, une spectatrice se plaindra du « manque d’idéal » du film et de sa vision très restrictive des choses, suscitant quelques protestations indignées. Le second, Le Roux prendra les devants et expliquera qu’il avait 11 ans en 68 et qu’il n’a jamais voulu faire le film sur 68. « 68 en France, c’est plusieurs choses à la fois. C’est un mouvement étudiant, une fracture dans l’histoire des idées et des moeurs, mais c’est aussi un mouvement ouvrier. Ce vaste mouvement anti-autoritaire, on le retrouve ici non pas en termes généraux mais concrets. »
Face à ce public dont une partie s’attendait à voir la Sorbonne plutôt que Saint-Ouen, il explique que certaines ouvrières de Wonder étaient encore plus jeunes que les lycéens et étudiants en lutte. Pourtant, le film ne cesse de surprendre les spectateurs américains qui voyaient 68 seulement comme un mouvement de campus et anti-guerre du Vietnam. Mais ici comme ailleurs, le personnage de Jocelyne emporte tout.
Depuis sa sortie, il y a tout juste un an, Reprise a fait 50 000 entrées en France : chiffre impressionnant pour un documentaire de plus de trois heures. C’est loin d’être terminé : le film bénéficie de la commémoration de 68 et Le Roux refuse chaque semaine de nouvelles invitations. Après plus de cent vingt débats, il aimerait bien « redevenir un cinéaste qui tourne plutôt qu’un cinéaste qui parle. Je ne pouvais pas présager l’écho que ça allait avoir et la demande que ça allait créer. Toutes les salles qui passaient le film voulaient un débat avec moi. Je pourrais encore passer deux ou trois ans sur Reprise. Mais l’expérience sensible montre qu’il y a un risque d’usure et de radotage. C’est comme jouer une pièce pendant trois mille représentations. » Pour conserver intact le côté imprévisible des débats d’après-projection (« Je ne savais jamais dans quel sens ça allait partir. Les débats étaient parfois purement politiques, parfois très cinéphiles »), tout en ayant la satisfaction d’avoir arpenté la France en tous sens et d’avoir accompli son devoir de cinéaste envers « les exploitants de province qui se battent à longueur d’année pour montrer le cinéma indépendant », il a préféré arrêter avant que la routine s’installe. Mais il n’en avait pas encore fini avec Reprise.
Ni transcription des dialogues ni produit dérivé (« Je devrais songer au T-shirt », la private joke préférée durant ce court séjour new-yorkais), le livre Reprise était d’abord une autre façon de répondre à la demande suscitée par le film. Dans l’impossibilité d’assurer deux cents débats de plus, Le Roux s’est emparé de la proposition d’un éditeur. « C’était le moyen de terminer l’aventure, de placer un carton « fin » au générique. Et comme les débats faisaient partie du film, c’était l’occasion de les fixer sur le papier. Il y avait aussi le désir de changer de focale par rapport aux personnages, d’avoir un regard plus libre par rapport aux intervenants du film. Le film, c’est eux, il leur appartient. Je n’aurais pas supporté que l’un d’entre eux me dise qu’il ne s’y reconnaît pas ou qu’il s’y sent trahi. Le film, j’en suis responsable en tant que metteur en scène, vis-à-vis des gens qui sont dedans et vis-à-vis de l’équipe, c’est notre travail. Alors que je porte l’entière responsabilité du livre. Je ne suis pas tenu aux mêmes engagements, ce qui m’autorise une autre distance par rapport à eux. Je ne leur accorde pas le même droit de regard. » On n’a pas beaucoup à insister pour que Le Roux confesse que ce livre contient aussi « l’idée inavouable de continuer l’enquête après la sortie du film. Pendant le tournage, j’ai porté mon obsession en moi, je ne l’ai jamais fait partager aux intervenants. Ce n’était pas leur affaire. Au montage, on s’est aperçu qu’on n’aurait pas le temps de rendre compte de l’enquête dans le détail, qu’il y avait un déficit d’informations sur le making of du film. »
Le livre vient donc combler des trous narratifs en même temps qu’il apporte des éléments nouveaux. Sans déflorer la résolution de ce qui se lit comme un véritable polar, on peut révéler qu’il contient un coup de théâtre stupéfiant, à propos du « barbu » qui aurait marié Jocelyne : « Là, on atteint le degré inacceptable par rapport à la parano du spectateur. C’est le niveau où tu possèdes une information que tu ne peux plus communiquer. Ça deviendrait un truc de très mauvais scénariste. Ça ne pouvait se transmettre que par le biais du livre. C’est ce type de hors-champ au film qui t’encourage à écrire le livre, afin de l’intégrer à l’histoire. »
Car si le « fil rouge » de la recherche de Jocelyne permet au film de s’installer dans la durée (« L’enquête était la seule construction possible »), il a aussi provoqué une vaste contagion paranoïaque. Dans le livre, Le Roux raconte avec beaucoup d’humour comment lui-même a d’abord été victime de « la paranoïa de l’enquêteur », qui commence à penser qu’on lui ment, qu’on veut l’empêcher de la retrouver, qu’on la lui cache. Puis le syndrome a gagné l’équipe : « Au montage, on s’est aperçu que la paranoïa était un des moteurs possibles du film. On a joué avec, on s’en est servi comme d’un embrayeur. Il s’agissait de communiquer au futur spectateur cette paranoïa qui était déjà très opérationnelle sur l’équipe. Car l’équipe elle-même m’a fait un coup de parano : « est-ce que je faisais vraiment tout pour la retrouver ? » Serait-ce une nouvelle version très sophistiquée du « metteur en scène qui couche forcément avec son actrice ? Et qui tient à la garder pour lui tout seul ? « C’en est une version subliminale. Mais ça va plus loin que ça. Lors de certains débats, j’ai rencontré des jeunes gens de 20 ans qui étaient persuadés que le film de 68 est un faux, que c’est un grand jeu de rôles, que ce sont tous des acteurs. Eux allaient plus loin que la CGT de l’époque qui se contentait de dire que la fille était une comparse. Il y a des gens qui ne voient que la fiction. Ça a l’avantage de régler le côté Dossiers de l’écran : il ne reste alors que le suspens et le cinéma. »
Face à la suspicion et aux reproches de ne pas avoir tout tenté, Le Roux s’en tient au code déontologique qu’il s’était fixé dès le début du projet : pas question de la retrouver malgré elle. « Passer sa photo dans les journaux était exclu dès le départ, car rien n’indique qu’elle en a envie. Il y a deux niveaux d’explications à son absence. D’un côté, tout s’explique si tu objectives à chaque moment de l’enquête : le système cloisonné de Wonder, la destruction des archives, le fait qu’elle ne voie pas un film qui a moins de spectateurs que Titanic. Il y a des gens qui ne vont pas au cinéma, qui ne lisent pas les journaux. En trente ans, elle a pu avoir suffisamment de ruptures dans sa vie pour ne pas avoir d’entourage stable. C’est donc probable qu’on m’ait dit la vérité. » « Probable mais pas certain », ne peut-on s’empêcher de penser. Comme on ne peut s’empêcher de penser que Reprise passera un de ces jours à la télévision, et qu’il suffirait que Jocelyne tombe dessus pour que… Le Roux n’y croit guère : « En gardant le même code déontologique, on ne peut pas avoir un changement d’échelle suffisamment significatif pour arriver à l’atteindre, à supposer qu’elle est vivante, à supposer que c’est bien un manque d’informations qui explique son absence. Ou alors il faudrait utiliser des armes chimiques prescrites par notre propre convention de Genève : engager des détectives ou passer à Perdu de vue. Ça aurait un aspect totalitaire très désagréable. On a le droit de disparaître. » La plus belle héroïne du cinéma français contemporain restera donc une inconnue, une ombre qui n’est jamais ressortie de l’usine Wonder de Saint-Ouen.
Mais si le cinéaste n’a pas retrouvé son héroïne, sa quête a su trouver son public. D’autant mieux que Reprise est sorti juste avant la dissolution de l’Assemblée, qu’il a tourné à travers la France pendant la campagne électorale et après le changement de gouvernement. Reprise est un film qui tombait bien. « Il a été un révélateur d’un désir de gauche plurielle. Même si le mot est devenu impraticable, on sentait un grand désir de pluralité. Le film rencontrait la colère des spectateurs contre le gouvernement Juppé finissant. Ensuite, on les sentait plus détendus à cause de la victoire de Jospin, le film devenait alors un outil de vigilance. Puis j’ai assisté au renouvellement du discours contestataire. Surtout, les ennemis qu’on voit dans le film de 68 ont pu se parler trente ans après. Ce qui ne veut pas dire qu’ils se donnaient des claques dans le dos, mais ils se parlaient. Lors d’un débat à Aubervilliers, Jack Ralite est sorti de la salle complètement bouleversé, il avait les larmes aux yeux et m’a dit en parlant des gauchistes du film : « On est des camarades, eux aussi étaient membres du parti du mouvement. » Et Reprise de tourner alors à la réunion d’une famille qui a de lourds problèmes d’héritage.
Quand on l’interroge sur le silence assourdissant des cinéastes signataires de « l’appel à la désobéissance civique » lors du récent mouvement des chômeurs, Le Roux commence par préciser son propre statut : « Moi, je suis intermittent du spectacle en fin de droits, j’ai donc participé aux manifs en tant que chômeur. Mais le mouvement des cinéastes contenait toutes ses contradictions dès le départ. On y retrouvait des gens habitués à militer et d’autres qui réagissaient sur un point précis de morale. Pour certains, cet engagement en faveur des sans-papiers constituait la découverte de la politique, avec toute sa part d’innocence. Et puis il ne faut pas oublier l’individualisme constitutif des cinéastes. Toujours est-il qu’il faut bien constater que d’un discours moral à un mouvement social, le saut ne s’est pas fait. C’est un peu la réplique du cinéma militant de l’après-68, quand on est parti en Afrique faire du cinéma anti-impérialiste plutôt que de continuer à s’occuper de la situation française. De plus, je pense que les cinéastes ont tort d’oublier que le statut des intermittents est toujours en suspens, qu’il doit bientôt y avoir une réforme, que plus personne ne pourra travailler dans ce métier, personne ne remplissant les critères : 507 heures de travail par an, soit treize semaines par an, soit un film par an. Qui fait un film par an en France ? Il n’y aura donc plus de cinéma en France. C’est un problème de société, pas une revendication catégorielle. Il ne faudrait pas oublier que ce sont les industries culturelles qui ont le plus créé d’emplois en France ces dernières années. Quand j’entends la culpabilité délirante de certains cinéastes quant à leur propre statut, je me dis qu’ils sont complètement coupés du réel. »
Le Roux, lui, va replonger dans le réel. Puisque son projet suivant est un court métrage dont l’idée est née pendant la préparation de Reprise. Quand il pensait que Jocelyne pouvait encore habiter Saint-Ouen, il a cherché d’anciens militants maos qui lui auraient permis de la localiser, dans l’hypothèse qu’elle se soit radicalisée après 68. C’est comme ça qu’il est tombé sur « un type formidable », un ancien de Renault Saint-Ouen, arrivé après 68 et qui n’a donc reconnu personne dans le film. « On m’avait dit que ce type avait une collection incroyable d’objets de perruque. » Pardon ? « Les objets de perruque, ce sont des objets fabriqués avec ton outil de travail, sur ton temps de travail, mais pour toi. A Renault Saint-Ouen, ils faisaient de la perruque-provoc, des bustes de Lénine. Sa collection de perruques est fascinante, on y trouve même des lance-pierres en métal pour attaquer Citroën, des trophées de guerre, des cendriers fabriqués avec des ailes de B-52 offerts par les camarades vietnamiens. Saint-Ouen a été la première usine Renault à fermer en 91, donc avec la nécessité d’un plan social exemplaire. Quand j’ai rencontré ce type en 95, on pouvait faire le bilan : ceux qui avaient accepté de se délocaliser et qui sont aujourd’hui rattrapés par les plans sociaux, ceux qui ont travaillé en sous-traitance pour un salaire inférieur et en perdant leur qualification, et ceux qu’on a jetés purement et simplement. Plus ceux qui se sont mis à leur compte, qui ont claqué leurs 100 000 f dans un commerce et qui se sont vite retrouvés sans rien. C’est un exemple concret et édifiant, un tableau clinique de la situation. Ce projet de court métrage resté dans un coin de ma tête s’est précisé au moment de Renault-Vilvoorde, au printemps 97, juste avant les élections. En août dernier, je présente Reprise à Bruxelles, et il y a une dizaine de Vilvoorde dans la salle, eux aussi anciens maos. Je discute avec eux après le film : c’était l’usine la plus performante du groupe, avec des ouvriers prêts à la flexibilité, le contre-exemple exact de Saint-Ouen. Et ils ont pourtant subi le même sort. Le film ce sera ça : de Saint-Ouen à Vilvoorde. » Pour Le Roux, ce retour à Saint-Ouen sera aussi l’occasion de continuer son travail de topographe d’une ville dévastée par la désindustrialisation, « où une population active est devenue une population de chômeurs ».
Quand on lui demande s’il n’a pas peur d’être étiqueté « documentariste social », Le Roux répond qu’effectivement, il n’a pas envie de « céder à une demande venant d’agents économiques, d’occuper un segment de marché du documentaire, de devenir un spécialiste ». Mais il nous rappelle en se marrant que, dans son esprit, Reprise devait être « une pause entre deux films de fiction, un petit 50 minutes tranquille, tourné avec deux potes, un petit truc léger entre deux fictions plus lourdes ». De ce point de vue, c’est loupé. Mais Le Roux est aussi l’auteur de Grand bonheur et il nous avoue son admiration pour Jean Eustache, « capable de passer de la fiction au documentaire, d’un film de 4 heures à un court de 15 minutes. J’aimerais continuer à travailler dans ce style-là, avec cette souplesse et cette circulation, c’est une envie de base. Mais cette position de principe n’est pas si facile à appliquer. De toute façon, c’est une envie, pas une tactique de carrière. » Le prochain long métrage sera une fiction, une comédie avec de la musique et des chansons, comme Grand bonheur. « Ça ressemblera à du Gérard Oury gore, avec un peu de cul. En dehors de la politique, c’est ce qui intéresse les gens. Et ça intéresse plus de monde que la politique. »
Le metteur en scène de Reprise veut faire du « Gérard Oury gore » !… Pour se remettre de ces révélations bouleversantes, on suit Hervé Le Roux chez la seule personne qu’il connaisse à New York : Laszlo Szabo, son acteur de Grand bonheur. Après l’avoir insulté (« Salaud, tu as fait un nouveau film et je ne suis pas dedans ! »), Laszlo se calme quand on lui explique que c’est un documentaire et qu’il s’agissait de retrouver les protagonistes d’un film tourné trente ans plus tôt. « Ah ! Je vois, c’est un truc à la Dumas, Vingt ans après, c’est un genre à part entière, très romanesque et très français » ; en voilà un qui n’a même pas besoin de voir le film pour deviner ce dont il s’agit. Mais quand il apprendra que Her second shot serait montré à Minneapolis, Le Roux aura une légère angoisse : « Imagine que Prince s’en mêle et se mette en tête de retrouver Jocelyne ! » Il ne manquerait plus que ça.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Reprise d’Hervé Le Roux (Calmann-Lévy/Ministère de l’Emploi et de la Solidarité), 204 pages,99 f.
{"type":"Banniere-Basse"}