Monsieur Propre dans Reservoir dogs ou pulp fiction deTarantino, très Bad lieutenant chez Abel Ferrara, donneur de leçons de piano chez Jane Campion. Harvey Keitel porte aujourd’hui à lui seul tout Le regard d’Ulysse sur l’Europe en décomposition racontée par Théo Angelopoulos. Un film à la démesure de cet ex-jeune homme en colère qui cherchait la guerre, devenu star sur le tard et combattant mystique.
Au début de votre carrière, vous disiez vouloir être acteur pour faire de l’argent.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est ce que Je pensais. En fait, je camouflais mes besoins et mes désirs les plus profonds, dont j’avais peur. A l’époque, je n’étais pas prêt à accepter la beauté de ce métier. Comprendre mes motivations réelles pour devenir acteur m’a demandé du temps.
Vos derniers films sont souvent, sous des formes différentes, des descentes en enfer. La plupart des acteurs de votre âge cherchent, au contraire, à échapper à ce que vous recherchez et se contentent d’un certain confort.
Affronter les épreuves de la vie est la seule manière d’espérer se révéler et évoluer. Je ne me compare ni aux autres acteurs ni à qui que ce soit. Je ne me préoccupe que du moi, qui a besoin de se comprendre et d’explorer des territoires que je ne connais pas. Ce besoin est plus fort maintenant que jamais. Cela ne signifie pas que je n’ai jamais connu de sentiment d’accomplissement, mais il y a toujours plus de choses que je désire connaître et comprendre. Je ne sais pas exactement à quoi, mais j’aspire à quelque chose. Je suis un croyant. Comment pourrait-il en être autrement quand on lève les yeux pourvoir ce qu’il y a là-haut La foi dont je parle embrasse tout: les déesses et les dieux ne sont pas faits de marbre, jouant de la harpe au-dessus de votre tête. Ils peuvent être bons, cruels ou aimants, haineux, pacifiques, vengeurs. Comme nous. Nous sommes les dieux et les dieux sont nous.
Quels sont vos points communs avec le personnage du metteur en scène – traversant les Balkans en guerre à la recherche de bobines perdues -que vous jouez dans Le Regard d’Ulysse ?
Au début du script, Theo Angelopoulos a écrit quelque chose comme « l’âme, afin de se connaître elle-même, doit se plonger en elle-même »: une idée à laquelle j’ai beaucoup pensé, et qui me fascine. Et si jamais il existe quelque chose de l’ordre du hasard ou du destin- dans le sens de destination, et non dans le sens divin du mot-, eh bien, Le Regard d’Ulysse m’a attiré vers lui et j’ai attiré à moi Le Regard d’Ulysse.
Selon Angelopoulos, sous une apparence de dur, vous êtes très vulnérable.
Je ne peux pas parler de moi en ces termes, de ces choses personnelles en public. Ça ne me semble pas correct. J’en parle avec moi-même (rires)… Même quand je dors, sous forme de rêves.
Quelle est la place de L’Odyssée dans la culture américaine ?
L’Odyssée est importante pour la terre entière. Jung, à qui l’on demandait s’il y avait un espoir possible pour l’humanité, a répondu « Oui, à condition que suffisamment d’hommes réalisent leur travail intérieur. «
Les enfants américains lisent le texte à l’école, la plupart des gens connaissent au moins superficiellement l’histoire. Nous sommes tous citoyens du même monde, et les histoires des différentes cultures devraient être partagées par nous tous. L’une des choses qui m intéressent le plus est le fait de raconter des histoires. Or, nous ayons perdu cet art de raconter. Nous ne racontons plus les histoires autour de la table: les enfants, comme les adultes, regardent aujourd’hui la télévision. Theo Angelopoulos est un magnifique conteur et un homme d’une sensibilité extraordinaire. L’histoire qu’il a écrite est, pour moi, la raison d’être du théâtre : le partage parles citoyens des conflits qu’ils rencontrent au cours de leur vie, leurs doutes, leurs peurs, leurs interrogations. Homère et Théo ont écrit deux versions brillantes de l’Odyssée.
Vous parlez de préoccupations communes à tous. L’Amérique se soucie-t-elle de ce qui se passe en Europe
Il y a quelques années, personne ne savait rien des Balkans. A présent, un nombre croissant d’Américains se sentent concernés. Moi, honnêtement, je n’étais pas préoccupé par l’histoire de l’Europe, parce qu’ici, aux Etats-Unis, je suis entouré par d’autres Etats américains, et non par d’autres cultures. Je ne me suis intéressé aux Balkans qu’au moment où j’ai commencé à lire, à effectuer ce voyage avec Le Regard d’Ulysse, à me rendre à Mostar, à Vukovar, à Sarajevo, dans toutes ces villes et ces pays où chaque enfant a fait l’expérience de la mort dans sa forme la plus terrifiante.
La question des racines et de l’identité était-elle déjà importante pour vous avant cette expérience
J’ai grandi en entendant mes parents raconter les histoires de leur vie en Roumanie et en Pologne. Mais, au-delà, je suis encore plus curieux de l’origine des choses : pour les Balkans, je me demande pourquoi les orthodoxes se battent contre les chrétiens qui se battent contre les musulmans, en s’entretuant tous. Pourquoi la religion y est-elle mêlée ? N’était-elle pas censée être tolérante ? Où cela a-t-il commencé ? Voilà ce qui me fascine. Ce voyage m’a aidé à y répondre. Les gens devraient descendre davantage en eux-mêmes et prendre conscience de leurs dynamiques intérieures. Sans cela, il y aura toujours des images à vénérer. Le sang de leurs enfants n’est pas différent de celui des autres enfants. C’est ce sang qu’ils doivent adorer, et non pas des noms comme « orthodoxe », « non-orthodoxe », « musulman » ou « juif ». Nous venons tous du même endroit, il n’y a qu’une seule et même source. Mais eux vénèrent des dieux locaux, et non la source inconnue. Qui diable sont les dirigeants de ces nations qui tuent ? D’où viennent-ils ? A quoi ressemblent-ils ? Ce ne sont que des idiots, des putains d’idiots. Comment osent-ils se comporter en leaders de nations Des leaders qui, au lieu de s’occuper des affaires du peuple, tuent des enfants ? Si ces hommes s’occupent des affaires du peuple, eh bien, nous, les gens de théâtre, sommes l’âme du peuple. Nous devons poursuivre notre périple, persévérer. Il est plus puissant que le leur.
Les conditions de tournage du film ont été particulièrement difficiles. Quel a été pour vous le plus pénible ?
Voir les enfants traumatisés par les balles, les grenades à main et les bombes qu’on leur lance dessus en ex-Yougoslavie. Notre boulot était une promenade de santé, comparé à ce qu’ils doivent endurer en étant les témoins de la mort. Je n’avais jamais rien vu de tel quand j’étais marine. J’étais allé au Liban et dans d’autres pays, mais je n’avais jamais vu de villes en ruines, détruites par les bombes, des murs criblés de balles, des enfants sans eau potable, ni nourriture, ni toilettes, leurs regards témoignant de la mort qu’ils ont vue tout autour.
Dans Snake eyes d’Abel Ferrara, le personnage que vous jouez dit s’être engagé comme marine parce qu’il avait besoin de tuer quelqu’un. Etait-ce également votre cas’
Quand je me suis engagé, j’étais un jeune homme en colère qui cherchais la guerre. Contre n’importe qui, pourvu qu’elle me semble juste et que mon pays la considère comme telle. Je ne me posais aucune question. J’adhérais au credo le plus absurde qui soit : « Mon pays avant tout, à tort ou à raison. » Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai commencé à le mettre en doute. Aujourd’hui, il na plus grand sens pour moi. Etre un marine m a d’abord permis d’expurger mes troubles intérieurs. Ensuite, j’ai découvert quelque chose derrière ça , j’ai éprouvé de la fierté à être marine, j’ai découvert le sens de l’accomplissement. Puis j’ai reçu mon premier cours de mythologie… Une nuit, pendant un entraînement de combat, j’étais assis dans un champ avec un bataillon de marines, on ne voyait même pas nos mains devant nos visages. Et un instructeur nous a dit ceci : « Vous avez tous peur de la nuit parce nous avons tous peur de nous ne connaissons pas. Je vais vous apprendre a vivre dans La nuit afin que vous n’en ayez plus peur. » J’avais alors 17 ans, et c’était le début de mon périple dans la mythologie. J’ai beaucoup appris dans les marines, c’est la que j’ai commence a lire: auparavant, je n’avais jamais rien lu, même enfant. Mon tout premier livre, à 18 ans, était un ouvrage de mythologie grecque.
Les paroles de cet instructeur m avaient marqué : je n’en ai jamais eu pleinement conscience, mais je m’en suis toujours souvenu. Le premier livre que j’ai choisi parlait de mythologie grecque, et j’ignore les raisons de ce choix. J’ai juste été conduit dans cette direction.
Pourquoi vouliez-vous faire la guerre ?
Je me cherchais moi-même. Je cherchais à être un héros, je cherchais une fierté. Et j’y suis parvenu. Non pas en tuant, mais dans le sentiment d’appartenance à un groupe d’hommes prêts à sacrifier leur vie pour protéger ceux qui sont incapables de se défendre. Mon engagement initial était motivé par des raisons très personnelles mais, sur place, j’ai commencé à avoir une autre vision des choses.
Avant, vous n’aviez aucune identité propre ?
Non. La plupart de mes amis, des jeunes hommes de 15, 16, 17 ans, se cherchaient, comme moi. J’avais été viré de l’école à 16 ans, je n’avais aucun but dans la vie. On m’avait mis à la porte car je séchais les cours et préférais jouer au hockey. Rien ne m’intéressait. J’essayais bien de trouver quelque chose, mais je ne me sentais chez moi nulle part. Je me suis engagé dans les marines pour sortir de cette impasse. Je viens d’une famille assez modeste, nos parents bossaient très dur, notre préoccupation principale consistait à avoir de quoi manger sur la table au dîner : ce milieu n’était pas propice à guider un enfant vers la découverte et l’affirmation de soi, à lui construire une identité.
Pour mes parents, qui avaient été de pauvres paysans en Europe, c’était plus facile. Mais moi, j’étais américain, pas européen.
D’où venaient vos parents’
C’étaient des paysans qui faisaient pousser leurs propres légumes dans leur jardin. Selon les saisons, ils avaient ou n’avaient pas suffisamment à manger. Le Regard d’Ulysse a été l’occasion de mon premier voyage en Roumanie et j’ai enfin vu la façon dont vivent ces gens. Mes parents ont émigré aux Etats-Unis pendant leur adolescence… (il se retourne et crie à travers la pièce) J ‘ai raison, Jerry ? C’est ça : mon grand-père est parti le premier, puis il a fait venir sa femme et ses enfants.
Où habitiez-vous’
A Brooklyn, près de la mer, à un pâté de maisons de Brighton Beach, à Coney Island. Quand j’étais jeune, nous partagions la salle de bains et la cuisine avec les voisins de palier. Mon père fabriquait des chapeaux sur une machine à coudre, dans un atelier, ma mère travaillait dans un petit coffee-shop. J’aimais énormément notre coin, son front de mer, avec toute sa cacophonie culturelle : d’un bout à l’autre de la promenade, on avait les chants et les danses des juifs, puis ceux des Italiens, les feux d’artifices tous les mardis soirs et le mardi gras, où je vendais des confettis. C’était merveilleux. Toutes les communautés se mélangeaient. Contrairement à aujourd’hui, on pouvait se promener à Coney Island sans danger, il n’y avait pas de drogue, pas d’armes à feu. Il arrivait seulement que les gens boivent trop, vomissent ou se castagnent un peu.
Votre vie ne paraissait donc pas particulièrement désagréable…
On ne peut pas dire ça: ce n’était là que la surface des choses. Ce qui se passe entre vos quatre murs peut être très différent. Il faut distinguer ce qui est extérieur – les feux d’artifices, les chants, les danses, mardi gras – de ce qui est intérieur: le voyage intérieur est ce qui compte le plus… (On entend une voix rapprocher) Mais Jerry veut vous raconter quelque chose…Viens, Jerry, dis ce que tu as à dire! (Son frère entre dans la pièce : plus âgé de cinq ans, le visage plus buriné encore, une allure de sexagénaire sportif)… Voilà Jerry, Jerry Keitel. C’est sa première interview.
Jerry : Je crois qu’Harvey ne formule pas assez précisément les choses, ne dit pas tout. Nous étions pauvres. Nous habitions dans une maison d’un étage sous une voie ferrée, avec une blanchisserie chinoise au rez-de-chaussée. On avait honte de l’endroit où on habitait et, quand on sortait, on guettait de chaque côté pourvoir si personne de l’école n’avait vu d’où on venait. On devait sortir la poubelle dans la rue et on en avait honte. On n’avait rien, personne pour nous guider, seulement une famille qui travaillait dur, venait d’un autre pays et ne savait pas comment nous élever. On devait se débrouiller tout seuls, on na jamais fini l’école, je me suis engagé dans la Navy et Harvey dans les marines. Mais nous avons tous les deux bien tourné.
Aimiez-vous le cinéma
Harvey : C’était un refuge pour tous les enfants de ma génération, une magnifique échappatoire à la pauvreté dans laquelle nous vivions. Mais je n’imaginais absolument pas faire partie de ce monde plus tard. C’était aussi loin de nous que peut l’être la lune.
De quoi rêviez-vous’
On luttait d’abord pour passer la nuit. J’ai toujours rêvé d’être riche un jour, parce qu’il fallait se battre pour payer le loyer et manger. J’étais prêt à tout pour être riche, même à des choses répréhensibles ? mais je n’aurais jamais fait de mal à personne. Quand vous êtes pauvre, vous ne pensez pas à un travail susceptible de vous satisfaire, vous ne pensez qu’à l’argent, à avoir deux voitures, une maison, une clôture autour du jardin, une retraite tranquille, à vous marier et à vivre heureux pour toujours. Mais tout ça n’est qu’un gros tas de mensonges. En grandissant, cet idéal de richesse me satisfaisait de moins en moins. Le rêve américain est un faux dieu) l’adoration d’une chimère. Beaucoup d’entre nous l’ont compris en vieillissant, avec Woodstock par exemple, même si la génération yuppie est retombée dedans. Moi, j’ai commencé par aspirer au rêve américain, puis j’ai découvert que le dieu que je vénérais était un usurpateur, que ça ne menait à aucune prise de conscience, à aucun progrès.
L’éducation et la religion juives ont-elles été importantes pour vous ?
On faisait la même chose que tous les autres enfants juifs du quartier. C’est la culture dans laquelle j’ai grandi, j’ai fait ma Bar Mitzvah (communion juive) et je participais aux rituels, mais ça ne représentait aucun enjeu pour moi. Aujourd’hui, je ne me sens pas juif, je me sens citoyen. Ma religion est – pour reprendre le mot de Thomas Paine – de faire ce qui est juste. Et je fais de mon mieux.
Appelleriez-vous ça « sagesse » ?
Ce n’est pas à moi d’appeler ça « sagesse » ou… »éléphant ». Je discute avec vous, c’est tout (sourire)?
A part jouer au hockey, que faisiez-vous ?
On jouait au billard, on traînait dans la rue, comme tous les jeunes de Brooklyn. On avait notre salle de jeux, on volait des pigeons dans les pigeonniers des voisins, nos copains braquaient des voitures. Mes trois meilleurs amis d’alors le sont toujours aujourd’hui. Deux d’entre eux étaient marines avec moi. Lorsqu’on était ados, on lisait tout pour les filles : notre façon de marcher, de nous coiffer, de parler, de sauter (rires)… Rien d’autre ne comptait.
On dit de vous que, jeune, vous donniez l’impression d’être cool dans la rue, mais que vous aviez peur d’être seul.
Un enfant a besoin d’attention, qu’on s’occupe de lui. A défaut, il développe en grandissant un mal-vivre dû à sa solitude. Et la solitude est un état qu’il faut à tout prix apprendre à tolérer afin de grandir et d’évoluer.
Vos parents ne se sont pas suffisamment occupé de vous’
Je vous ai dit l’essentiel. Ils travaillaient. Je ne peux pas en dire plus, franchement, ce sujet est trop personnel.
Vous dites que vous passiez des jours et des nuits dans la rue à essayer de survivre.
Mes deux amis très proches, qui ont rejoint les marines avec moi, s’appellent Howard et Cari. On jouait au billard jusqu’à l h du matin, puis on se baladait et on discutait. On avait formé un club de trois membres seulement, les Night Owls (les Hiboux de la Nuit). A l’époque, on écoutait ce rock très populaire : « Here come the night owls/coming on their merry way/Night owls »… Les Hiboux de la Nuit, c’était le nom de notre club à trois, fermé à toute personne extérieure (rires)… J’ai eu de la chance d’avoir pour copains des mecs bien. Nos autres potes étaient des durs, organisés en gangs, toujours prêts à en découdre ou à tabasser quelqu’un. Ce n’était pas notre truc, nous n’aimions pas agresser les gens. J’avais peut-être hérité d’une certaine sensibilité familiale, la certitude que ce n’était pas bien.
Vous n’avez jamais pensé faire de la musique ?
Bien sûr. Mais je chantais faux ; mes copains me l’ont vite fait comprendre (rires)… Et je n’étais pas dans un milieu qui m’encourageait à jouer d’un instrument. L’écrivain américain Robert Bly a écrit ce livre magnifique intitulé Iron John, dans lequel il dit que si vous, adulte, ne dites pas tous les jours à votre enfant qu’il est merveilleux, vous manquez à votre devoir… Maintenant, j’ai une fille de neuf ans et demi. Elle est partie en vacances pour dix jours. Je m’occupe de son chien.
Si vous ne vous étiez pas engagé dans les marines, qu’auriez-vous pu faire ? Vous n’avez rien essayé d’autre ?
Non, c’était ma manière de m’en sortir. Mais je ne crois pas que j’aurais pu mal tourner.
Beaucoup de personnages que vous avez interprétés se demandent qui ils sont. Vous posez-vous toujours cette question’
Je me la pose en permanence, mais comment décrire la différence entre hier et aujourd’hui ? Elle est presque imperceptible, et pourtant aussi importante que la distance qui nous sépare du ciel : c’est la différence entre la fuite devant l’adversité et le combat face à l’adversité. Je ne dirais pas que je ne fuis plus jamais, mais j’ai appris à affronter les déceptions, à affronter la solitude, à vivre avec elles.
On dit que votre forte personnalité est difficile à vivre. Aimez-vous cette image de vous-même
(Rires)… Qui peut bien dire ça ? Donnez-moi des noms !Je n’ai pas à parler de moi en termes plus ou moins flatteurs. Je ne me préoccupe que du travail, que je considère comme mon dieu. Ma carrière n’est qu’une préoccupation secondaire, car ce qui importe, c’est l’essence du travail. Bien sûr, on pense un minimum à sa carrière parce qu’il faut bien payer son loyer – et sans carrière, pas de travail. Mais ça n’a rien à voir avec notre capacité à évoluer. Pour le choix de mes films, je ne prête attention qu’à l’histoire elle-même et aux expériences qu’elle peut m offrir. Il y avait un grand professeur d’art dramatique aux Etats-Unis, Stella Adler, qui disait ceci : l’analyse du texte est la formation de l’acteur. Je suis à la recherche de l’histoire qui m’intéresse et peut m’apprendre quelque chose.
Vous dites que vous privilégiez les histoires. Or, celles que vous choisissez vous placent souvent dans des situations inconfortables.
La question n’est pas de se sentir bien, mais d’être juste (sourire)…
II y a souvent de la violence dans ces films, plus ou moins abstraite. Vous attire-t-elle ?
Comment éviter la violence, intérieure et extérieure, du monde dans lequel nous vivons ? Je ne parle pas seulement de la violence physique, mais des tumultes et des conflits intérieurs dans lesquels nous devons, s’il y a le moindre espoir pour l’humanité, nous débattre. Je suis la violence, et je suis en elle. Dans les films comme au quotidien.
Même dans vos relations avec les gens ?
Absolument. Ça commence là.
Comment allégez-vous cette violence au quotidien ?
Les bouddhistes disent : « Je ne peux que vous montrer le chemin… à vous de le prendre. »
Vous avez commencé à jouer sur scène à 25 ans. Comment êtes-vous entré à l’Actor’s Studio
Il était naturel d’y aspirer. Tout ce que j’admirais était associé à cette école : le travail de John Cassavetes, de Marlon Brando, de James Dean, d’Elia Kazan, de Lee Strasberg, etc. Je rêvais de cet endroit car le travail accompli là-bas avait une charge émotionnelle irrésistible.
Comment avez-vous fait pour découvrir ces artistes, alors que votre milieu d’origine ne vous y encourageait pas’ Qui vous a aidé?
Personne. J’ai quitté les marines à 21 ans. J’ai pris un train, j’ai traversé le pont de Brooklyn, et commencé un cours d’art dramatique à New York. Mais cela a quand même pris des années. Avant, je travaillais comme greffier, je prenais en notes des auditions dans le comté de Manhattan. Mais je m’ennuyais, j’avais besoin d’autre chose. Un de mes collègues, sténographe comme moi, m’a proposé de prendre des cours d’art dramatique avec lui. A partir de là, l’Actors Studio représentait pour moi un étalon de qualité ou, du moins, une aspiration à ce niveau d’excellence : ceux qui avaient franchi les portes de cette institution se battaient pour trouver dans leur travail quelque chose de l’ordre du sacré et étaient en quête d’eux-mêmes. Comme moi. J’ai énormément appris, notamment avec une personne merveilleuse, Penny Island. Et je n’arrête pas d’apprendre, même aujourd’hui. L’exercice de l’acteur consiste à mêler en permanence le travail et la vie privée. L’acteur est un piano, ou une harpe, qui joue sur lui-même.
Quel rôle votre vie personnelle a-t-elle joué dans votre travail ? La frontière est-elle claire
La nature même de ce travail consiste à se découvrir soi-même. Sinon, il est sans intérêt. Et je fais sans arrêt des découvertes pénibles. Il s’agit d’une prise de conscience de soi très primitive. On parle ici de l’origine du temps, de l’être : qui sommes-nous’ Pourquoi sommes- nous ici ? Pourquoi la vie ou la mort ? Avec les cours et l’Actors Studio, une nouvelle vie a commencé pour moi, comme quelqu’un qui découvre dans un poème l’essence de ce qu’il brûlait de comprendre, mais en était incapable avant que ces mots ne naissent de l’expérience.
Quel fut votre tout premier rôle ?
II consistait en quatre ou cinq répliques d’une pièce de Sam Sheppard, dans un spectacle off de Broadway: c’est ainsi que j’ai obtenu ma carte syndicale. Je connaissais Sam par l’intermédiaire du groupe d’acteurs qui squattaient le café La MaMa, de Greenwich Village, où j’allais souvent.
N’avez-vous jamais pensé écrire ou tourner ? Comme John Cassavetes ou Clint Eastwood, passer du métier d’acteur à celui d’auteur ou de metteur en scène ?
Si je pouvais changer une seule chose, ce serait celle-là : jeune acteur, je tournerais mes propres films. L’occasion s’est présentée, mais je ne l’ai jamais saisie. Je n’avais pas d’idée précise de ce que je pouvais faire, mais j’étais entouré d’énormément de talents qu’on aurait pu mettre en commun pour faire nos propres films. Nous avons manqué de chance.
Auriez-vous été un bon metteur en scène
Attendez de voir. Rien n’est jamais révolu. Je n’ai rien prévu de précis, mais je vais essayer de le faire avant de rejoindre l’au-delà.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Martin Scorsese
C’était à l’université de New York. Je m’étais présenté à une audition pour tourner dans un film d’étudiant qu’il allait réaliser, parce que je voulais acquérir un peu d’expérience. J’ai immédiatement senti que nous avions beaucoup de choses en commun -et c’est toujours le cas. Ce Who’s that knocking at my door fut mon tout premier rôle à l’écran. Et ensuite, Mean streets, mon premier vrai long métrage, toujours avec Martin, fut l’une des expériences les plus extraordinaires de ma vie. Martin, Robert (De Niro) et moi partagions quelque chose d’unique. Pourtant, à l’origine, Martin avait trouvé quelqu’un d’autre pour mon rôle, qui s’est désisté. Une seconde personne pressentie a été engagée in extremis dans une pièce sur Broadway. Je ne suis venu qu’en troisième choix – même si Martin affirme avoir écrit initialement: le rôle pour moi. Le hasard et son monde intérieur l’ont ramené vers moi (sourire)…
Aviez-vous le sentiment, avec ce rôle, d’entrer définitivement dans le monde des acteurs’
J’avais moins une impression qu’un espoir. Je ne pensais pas avoir de don. Plutôt un désir. Après, j’ai fait de la télévision, j’ai joué dans des séries à Hollywood, dans le tout premier épisode de Kojak, entre autres : je crois bien être la toute première guest-star de Kojak (rires)… Puis j’ai décidé de quitter Hollywood, je suis revenu sur la Côte Est et à l’Actors Studio, car je ne voulais pas passer ma vie à jouer dans des séries télévisées, comme l’envisageaient mes agents. Je ne pouvais pas trouver à Hollywood ce à quoi j’aspirais. Je suis donc retourné à mes études d’acteur.
Après Mean streets, vous avez vu les premiers rôles attribués à d’autres acteurs de votre génération, tels que Robert De Niro, AI Pacino ou encore Dustin Hoffman.
Leur itinéraire n’a rien à voir avec le mien. Je n’avais pas a les affronter. Ma tâche était bien plus lourde : c’est à moi-même que je devais faire face. Je ne pensais pas en termes de carrière, mais plutôt de qualité et de connaissance de moi-même. Je ne les ai jamais jalousés, ils méritent ce qu’ils ont eu, et moi, je devais trouver ma propre voie. La jalousie est une émotion vaine. Quand j’étais jeune, j’ai pu être jaloux, mais j’ai vite compris que c’était un sentiment inutile : il vous éloigne de votre propre parcours et de votre mission, qui consiste à comprendre pourquoi vous êtes là, ce que vous pouvez faire pour participer à l’existence. Et ceci n’a rien à voir avec quiconque. Seuls les chefs-d’ uvre de la littérature et de l’art, les grandes pièces de théâtre peuvent vous inspirer.
Au cours des années 70 et au début des années 80, alors que votre carrière restait très modeste, vous n’avez jamais pensé tout laisser tomber
J’y songeais en permanence. Je me considérais comme un raté, incapable de faire quoi que ce soit. On ne me donnait pas de travail. J’ai lutté pour garder la tête hors de l’eau et ne pas abandonner. Je n’avais nulle part où aller, je ne pouvais – ni ne voulais – faire autre chose. Même dans ces moments de doute et d’échec, je n’ai jamais cessé d’étudier en classe ou de lire. Encore aujourd’hui, je suis des cours à l’Actors Studio, toujours avec le même collègue.
Pour avoir une idée précise de ce travail, il faut lire le merveilleux livre de Richard Boleslavsky, Acting : the first 6 lessons.
Comment expliquez-vous que les choses aient soudainement changé pour vous, que vous ayez commencé à être reconnu au début des années 90, à 50 ans, notamment grâce aux films de Tarantino, de Ferrara ou de Jane Campion ? Pensez-vous être meilleur aujourd’hui qu’autrefois’
J’ai eu énormément de chance. Et peut-être que j’étais enfin prêt. Je n’aime pas parler de moi en ces termes, mais je possède sûrement davantage de choses en moi, susceptibles d’être utilisées dans mon travail comme dans ma vie.
Parallèlement à ces rôles dans lesquels vous vous investissez beaucoup, vous jouez dans des films plus légers, comme Sister act. En avez-vous besoin’
Je joue aussi dans des films légers parce que ça m’amuse. Et puis, au moment de Sister act, j’avais besoin d’argent. Mais Le Regard d’Ulysse est un film unique : l’un des moments essentiels de ma vie.
Scorsese était là dès le début de votre carrière. Plus tard, en 1988, il vous fait jouer le rôle de Judas dans La Dernière tentation du Christ : un film qui, ironiquement, peut être considéré comme une rédemption pour vous.
La mienne, et celle de tous ceux qui ont participé au film, car ce fût une aventure pour nous tous. Le livre de Nikos Kazantzakis m’a ouvert les yeux sur ce qui a pu se passer entre Jésus et Judas. Un jour, j’ai regardé la définition de Judas dans le dictionnaire : « l’homme qui a trahi Jésus ». Cette version de l’Histoire ne me satisfaisait pas et j’ai compris qu’il fallait que je dépasse tout ce que pavais entendu depuis mon enfance. Il faut plonger plus profond, songer qu’à l’époque les religions juive et chrétienne étaient dominées par ceux qui les montaient l’une contre l’autre. Je pense que cette trahison dont parle l’Histoire n’a pas existé. Le Nouveau Testament est l’ uvre d’une quantité d’auteurs différents qui n’ont écrit que bien longtemps après la mort du Christ. Dans The Book off J., Harold Bloom avance même l’idée que la Bible a été en grande partie écrite par une ou des femmes. Nous ne devons pas oublier que la plupart des histoires racontées dans la Bible sont des mythologies : le jardin d’Eden est un mythe raconté pour justifier une croyance, ou les conditions de vie d’une époque donnée. Nous devons aujourd’hui voir plus profondément dans le mythe. Pourquoi devrions-nous être punis pour avoir goûté à l’arbre de la connaissance ?
Toute la religion catholique est fondée sur cette idée de la faute et du péché originel.
J’ai choisi de ne pas y croire. Ayons le courage de trouver autre chose. J’ai cherché en lisant et en réfléchissant continuellement. Je ne peux pas croire que nos enfants sont des pécheurs à cause d’Adam et Eve. Il y a une source, des dieux et des déesses – appelez-les comme vous voudrez.
Une certaine forme d’énergie a créé ceci et cela. Il peut exister une croyance plus profonde, fondée sur quelque chose de plus solide, quelque chose que nous, êtres humains, sommes capables d’accepter.
Etes-vous attiré par des formes de spiritualité comme le bouddhisme ou par des pratiques comme la méditation ?
J’ai lu de la littérature bouddhiste et zen pour m’informer, pas pour pratiquer. Mais la méditation m’intéresse, et je vais essayer d’en apprendre davantage.
En apparence, nous sommes loin de l’univers de Bad lieutenant. Quelle a été votre réaction à la lecture de son script
C’est très intime… Abel Ferrara m’a proposé d’aller quelque part, il fallait que je l’y rejoigne. Quelque chose en moi m’empêche d’expliquer ce qui m’a attire, c’est trop personnel, ça m’appartient : j’ai fait mon travail, aux gens de voir le film et de l’interpréter à leur façon.
Bad lieutenant et beaucoup de vos personnages perdent ou risquent de perdre leur âme.
Je n’ai jamais été en position de perdre mon âme : j’essaie de la trouver.
Ce film représentait un tel danger qu’il aurait pu tout aussi bien saboter votre carrière.
Je n’ai jamais pensé en termes de danger ou de menace pour ma carrière. Il fallait que j’y sois. Certains de mes amis mont juré qu’ils ne m’adresseraient plus la parole si je tournais ce film. Je leur ai simplement répondu que je faisais ce que j’avais à faire.
{"type":"Banniere-Basse"}