En imaginant Harry, un double écrivain qui dialogue avec ses personnages, Woody Allen continue de sonder son autobiographie et d’interroger les relations entre l’art et la vie. Hilarant et désespéré, Harry dans tous ses états résume toute la filmographie de Woody en allant encore plus loin, plus vite, plus fort. Depuis une vingtaine d’années, les […]
En imaginant Harry, un double écrivain qui dialogue avec ses personnages, Woody Allen continue de sonder son autobiographie et d’interroger les relations entre l’art et la vie. Hilarant et désespéré, Harry dans tous ses états résume toute la filmographie de Woody en allant encore plus loin, plus vite, plus fort.
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Depuis une vingtaine d’années, les hivers se suivent et sont ponctués par le Woody annuel. Et chaque fois sont régulièrement au rendez-vous, outre le plaisir procuré par le nouveau Woody, les habituels petits débats alleniens. Woody est-il vraiment un cinéaste ou simplement un clown doué et un bon dialoguiste ? Woody fait toujours le même film, il nous enchante, ou Woody fait toujours le même film, il nous gonfle ? En ce qui nous concerne, Woody est incapable de médiocrité : il y a les Woody légers (Meurtre mystérieux à Manhattan, Tout le monde dit I love you…) et les Woody graves (Stardust memories, Une Autre femme…), les bons Woody (Comédie érotique d’une nuit d’été, Radio days…) et les grands Woody (Zelig, Hannah et ses soeurs, Maris et femmes…). Mais là où Allen Koenigsberg est très très fort, c’est que l’énumération qui précède peut aussi bien être mélangée en autant de combinaisons que de spectateurs. En fait, à chaque nouveau film de Woody Allen, à chaque réévaluation des précédents, on peut se dire finalement que 90 % des films de Woody sont à la fois graves et légers, bons et grands. Harry dans tous ses états cumule assurément toutes ces qualités : aussi hilarant que tous les autres, aussi désespéré que Crimes et délits, aussi libre et inventif que Zelig ou Maris et femmes, Harry dans tous ses états apparaît comme le meilleur Woody depuis…
Harry est écrivain. C’est précisément cet état de double à peine voilé de Woody qui le met dans tous ses états. Harry est en panne sèche d’inspiration, il bloque, il n’y arrive plus. En plus, comme il a pas mal usé de sa propre vie privée dans sa dernière fiction publiée, le réel lui revient en pleine figure sous la forme d’une ex-compagne furibarde et armée, Lucy (Judy Davis, comme d’habitude étincelante). D’ailleurs, à défaut de pouvoir écrire une ligne, Harry va revoir (réellement ou mentalement) toutes les femmes de sa vie. Ce défilé mené tambour battant ressemble à une cartographie complète de la féminité new-yorkaise contemporaine : il y a donc Lucy l’intellectuelle suicidaire, Joan l’épouse bourgeoise hystérique (Kirstie Alley, vedette de sitcom idoine), Helen la judéo-mystique (Demi Moore en bidonnant contre-emploi), Fay la beauté de campus archétypale (Elisabeth Shue, délicieuse) ou encore Cookie, la pute sympa (l’excellente Hazelle Goodman fait aussi office de majeur ironiquement pointé vers tous les imbéciles qui accusent Woody de ne pas filmer les Noirs).
Loin de se résumer aux conquêtes d’Harry, cet enchaînement de personnages féminins peut aussi s’apparenter à une réapparition de toutes les femmes de la filmographie allenienne, ou encore à la présentation d’un échantillon d’actrices et de types de jeu. Enfin, se profilent évidemment en filigrane les ombres omniprésentes des absentes Diane Keaton, Mia Farrow et Soon Yi. Là où l’affaire se complique encore un peu, c’est que les créatures fictionnelles d’Harry se mêlent aussi de ce qui ne les regardent pas en intervenant dans la vie de leur créateur. Le dédoublement réalité/fiction, art/vie est donc triple ; il fonctionne dans tous les sens comme un emboîtement infini et réversible : il y a ici Woody et ses femmes, Harry (doublure fictive de Woody) et ses femmes et, enfin, les projections romanesques d’Harry et leurs femmes. Bien sûr, tout ce beau monde, toutes ces trames se mélangent, les personnages fictifs deviennent réels et vice-versa et ce papier commence à devenir un peu compliqué.
Le talent invraisemblable de Woody réside dans sa capacité à rendre tout ce micmac constamment lisible sans avoir besoin de mode d’emploi ou de lunettes à triple foyer. A propos de lunettes, Woody est ici l’auteur d’une trouvaille géniale, une idée tellement évidente qu’aucun cinéaste n’y avait pensé auparavant (sauf certains auteurs de série Z, mais c’était involontaire de leur part) : le personnage flou. Idée doublement géniale, ce personnage trouble est un acteur ; idée triplement géniale, cet acteur est « incarné » (faute de trouver un meilleur terme pour désigner cette figure inédite qui consiste à « jouer flou ») par Robin Williams, vedette archivue. Ce gag est la figure de style parfaite du sujet de ce film : la confusion d’un artiste qui ne sait plus distinguer entre sa vie et sa création, qui ne sait plus qui il aime, qui ne voit plus clair dans sa vie. Le film, comme son personnage central, essaie désespérément de faire le point. Cette confusion se traduit aussi dans la vitesse du récit, dans les enchaînements entre la réalité et les fictions d’Harry filmées sur la même échelle, ou encore dans le traitement même de la pellicule laissant apparaître des collures visibles comme si Woody pratiquait l’ellipse au coeur d’une scène, trouait le temps réel pour accélérer encore les choses dans une infernale poursuite entre un réel et une fiction qui finissent par se mordre la queue. Devant de telles innovations, face à une telle liberté dans les codes de la narration cinématographique, comment peut-on encore prétendre que Woody Allen n’est pas un cinéaste ?
Pourtant, Woody n’est pas exactement Harry, et la force du film tient aussi dans ce paradoxe. Les deux hommes diffèrent essentiellement sur l’état de leur création artistique. Car si Harry est en panne, Woody, lui, fait feu de tout bois. Harry n’écrit pas une page valable alors que Woody truffe son film de deux, trois, dix fictions potentielles. En fait, plus Harry se détourne de son travail, plus Woody nourrit son film comme dans un système de vases communicants entre le créateur et sa créature : Harry dans tous ses états carbure sur le néant créatif de son héros. Là où Woody rejoint éventuellement Harry, c’est dans leur rapport au sexe et au judaïsme. Dans une société puritaine et quelques années après son retentissant divorce, Woody réaffirme son amour des femmes, sa nature d’obsédé sexuel. Toutes les belles femmes le font bander et Harry/Woody se sent un peu désemparé devant cet état d’étalon immature, d’adolescent éternel. Mais son désarroi ne concerne pas du tout la société, les bonnes moeurs ou la morale : Woody/Harry est mélancolique parce qu’il ne peut pas conquérir toutes les femmes dont il tombe amoureux, mais surtout parce que cette obsession l’empêche d’aimer durablement une seule femme. Quant au judaïsme, on savait déjà que Woody réclamait le droit d’être juif légèrement, c’est-à-dire sans l’obligation d’être religieux, sioniste ou accablé par le souvenir de l’Holocauste à chaque minute de sa vie. Mais quand Harry rend visite à sa soeur juive majuscule, Woody porte ses coups les plus violents et les plus drôles à la judéité ultra. Ce n’est pas neuf, mais le clou est enfoncé avec une vigueur inédite. Remarque que l’on peut faire sur l’ensemble du film : oui, Woody raconte toujours la même chose, mais différemment à chaque fois. Harry dans tous ses états aurait plu à Coubertin, c’est un film qui va plus vite, plus haut, plus fort.
Mais ses coups les plus rudes, Woody les réserve à lui-même. Collectionneur de femmes n’ayant pas su en retenir une seule, créateur pusillanime, père dilettante, Harry est mûr pour finir sa vie au dernier sous-sol de l’enfer encore plus bas que les hommes de médias. Solitaire, vieillissant, ayant baisé toutes les femmes et épuisé tous les plaisirs, Harry n’a plus grand-chose à attendre de cette vaste et sinistre plaisanterie qu’est l’existence : son travail reste finalement la dernière barre à laquelle se raccrocher. Cette lucidité enfonce Harry mais grandit Woody et elle fait un peu froid dans le dos du spectateur. Harry dans tous ses états est certes gravement drôle, mais surtout drôlement grave.
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