« Gummo », film étrange et sec, est le premier du fiévreux Harmony Korine, frêle jeune homme d’une vingtaine d’années, déjà scénariste du « Kids » de Larry Clark : le seul ado du Tennessee à être fan de Dreyer et Ozu.
Tu ne partages pas du tout les mêmes préoccupations que les gens de ta génération.
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C’est ce que m’a suggéré Werner Herzog quand il a vu Gummo. Werner, pour moi, c’est aussi immense qu’Hemingway. Il m’a appelé chez moi pour me dire que Gummo est le premier film le plus audacieux qu’il ait jamais vu. Les larmes me sont montées aux yeux. Tout ça pour dire que je n’ai rien à voir avec ma génération. Je ne comprends rien à ma génération, je ne m’identifie pas du tout aux jeunes d’aujourd’hui. Quand j’écoute la radio, quand je vois des vidéos, je ne comprends pas : je ne vois pas de permanence là-dedans, pas de force, pas de vision. Moi, je sens que je fais partie d’une lignée de mavericks qui remonte à John Ford, passe par Fuller, Peckinpah, Ray, Cassavetes, Altman, Woody Allen. Même si je suis encore un débutant, voilà ma famille. On a dit que j’étais un anar provocateur, que je ne cherchais qu’à choquer le bourgeois. C’est complètement faux : n’importe qui doté de la moitié d’un cerveau peut se rendre compte que j’aime avant tout le cinéma.
Te sens-tu parfois isolé ?
Mon père a pleuré en voyant Gummo, il m’a dit que je m’engageais sur un chemin très solitaire. Werner m’a dit que si je maintenais ma ligne artistique, je serais une sorte de fantassin. Quand ils m’ont dit ça, je ne savais pas trop ce qu’ils voulaient dire. Ensuite, quand j’ai lu les critiques américaines, j’ai compris. Ça m’a donné l’envie d’abandonner. J’avais fait un film avec énormément de sincérité et d’amour et on me traînait dans la boue. Tant que je travaille sur la matière même d’un film, je suis heureux. Mais dès qu’il s’agit du reste, de discuter avec les studios, de donner des interviews où je dois me justifier, ça me déprime. J’ai choisi cette voie artistique et c’est pour ça que je suis fauché je survis grâce à l’argent de mon père.
Que pensent tes parents de ta carrière ?
Quand mon père a vu mon film, il a compris ce qu’étaient mes choix artistiques et il a compris que je serais solitaire dans mon milieu. Je crois qu’il est un peu inquiet à mon sujet. Werner m’avait prévenu que les gens me détesteraient parce que j’esthétise la folie ou la pauvreté. En fait, je ne cherche pas à esthétiser mais à traquer la beauté chez ces personnages et dans ces milieux-là.
Tu parles des mauvaises critiques, mais tu en as récolté aussi de très bonnes.
J’ai même gagné un prix de la Critique. D’une certaine manière, je crois que ma carrière de cinéaste sera fondée sur la critique. Par exemple, si la critique européenne est bonne, ça me permettra de faire d’autres films à ma façon. Par contre, sans aucun soutien critique, impossible de faire un autre Gummo. Les studios n’ont jamais cru en Gummo : ils préféraient mettre le paquet sur Boogie nights.
Dans Kids et Gummo, la musique joue un rôle important.
Musique, cinéma, attitude, tout cela est lié. Voilà encore l’influence de Godard, les différentes couches de sens et de langage : voir un de ses films, c’est comme voir huit ou neuf films à la fois. Le cinéma reste pour moi la plus grande forme d’art, de loin. Je n’arrive pas à imaginer un truc qui puisse surpasser un jour le cinéma. Pour des raisons qui m’échappent, la plupart des gens de cinéma ont la trouille de pousser cette forme dans ses derniers retranchements. Il y a tout dans le cinéma : des images, du son, du dialogue, de la musique… Cela ouvre des milliers de possibilités, il faut en profiter.
Te sens-tu proche de certains musiciens ou artistes contemporains ?
Un seul : Will Oldham, qui est l’un de mes meilleurs amis. Nous venons du même coin. On a quasiment grandi ensemble. Ses disques sont l’équivalent de mes films. Pour moi, il y a trois grands : Bob Dylan, Leonard Cohen et Will Oldham. Will est un type cryptique, il joue constamment : avec lui, on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon.
Pourquoi n’as-tu pas réalisé Kids ?
J’ai rencontré Larry dans un parc, il a pris ma photo, je ne savais pas qui il était. On a engagé une conversation et il m’a demandé si je savais écrire. Je lui ai répondu que je pouvais essayer. Il avait une ligne de départ : un garçon refile le sida à une fille. C’est d’ailleurs ce que je n’aime pas dans Kids, cette ligne dramaturgique. Bref, je suis rentré chez moi et j’ai écrit Kids en une semaine. Je l’ai donné à Larry et il a fait le film. Et voilà. En un sens, ce n’était pas mon histoire. Moi, je voulais déjà faire Gummo. Le livre de Schrader sur Ozu, Bresson et Dreyer a été fondamental dans mon apprentissage : c’est là que j’ai compris qu’une histoire pouvait être transcendantale, qu’elle pouvait se situer sous la surface du film. C’était l’idée de Kids : dessiner une ligne centrale en pointillé. Avec Gummo, j’ai voulu aller plus loin, déconstruire toute forme de narration classique, inclure les erreurs, les accidents.
Gummo rappelle Freaks dans sa façon de regarder des gens différents sans les juger.
Je suis à la fois d’accord et pas d’accord. Ce qui me gêne, c’est le mot « freak ». Je ne considère pas mes personnages comme des « freaks ». Il est vrai que Tod Browning non plus. Freaks est un film important, pas de doute : c’est juste que je n’aime pas le titre. Mais si on cite Browning comme une influence possible de Gummo, je dis non. Je citerais plutôt Diane Arbus, Clint Eastwood ou Cassavetes.
Gummo est un documentaire ou de la pure fiction ?
C’est là où le cinéma est magique. C’est 24 mensonges par seconde. Je suis un illusionniste, un truqueur. Tout ce que je fais, c’est raconter une histoire. Le meilleur art doit questionner les émotions du spectateur, le faire douter.
Certaines scènes semblent complètement dirigées, d’autres ont l’air plus improvisées.
Scorsese a dit une fois qu’il est impossible de mettre ensemble un acteur professionnel et un amateur, parce que l’amateur est trop parfait ! Je ne suis pas entièrement d’accord. J’aime le mélange des deux, c’est une expérience, une fusion, ça crée des interactions intéressantes. La plupart du temps, je lance une situation et je la laisse se développer naturellement. J’ai une scène en tête, je la montre aux acteurs, je leur dis « Faites la scène » et je tourne. C’est tout. Parfois, c’était magique, les acteurs emmenaient la scène dans des endroits que je n’avais pas imaginés. En d’autres moments, j’étais plus metteur en scène, plus manipulateur.
Dans Gummo, on retrouve avec plaisir Linda Manz, qu’on n’avait plus vue depuis Les Moissons du ciel et Out of the blue.
Je l’avais découverte dans le film de Dennis Hopper, l’un de mes préférés sur une adolescente. En pensant à elle, je sentais qu’elle était bonne pour Gummo. C’est la même chose pour les autres comédiens : mes choix de casting ne sont pas intellectuels mais intuitifs. Linda Manz avait disparu de la circulation, elle s’était mariée à un jardinier. J’ai mis deux mois à la retrouver. Elle vivait du chômage et m’avait téléphoné depuis une station-service. Elle ne se rend pas du tout compte de son impact, elle n’a aucune idée de son statut culte. J’aime cette modestie, ce côté largué.
Gummo est-il un film réaliste ou un film fantastique ?
C’est un des rares films américains. Parce que je viens vraiment de cette région. Quand le cinéma montre l’Amérique profonde, c’est toujours complètement stylisé, enjolivé. C’est une image fausse qui m’a toujours irrité. Je suis un artiste américain, j’ai voulu faire le premier film vraiment américain. Pour mon chef-op, Jean-Yves Escoffier, le Tennessee est apparu comme un pays du tiers-monde ; pour moi, tout était normal, quotidien. Gummo est le mélange de sa vision et de la mienne. Le film existe par ses détails : le mobilier, le papier peint, les attitudes, la saleté du sofa… Si on les enlève, il n’y a plus de film. L’aspect fantastique est là consciemment. Gummo, c’est du réalisme légèrement surréel, c’est de la poésie qui exprime une vérité. Les meilleurs films sont de la poésie, il suffit de regarder le visage de Buster Keaton. Je pourrais regarder Keaton pendant des heures.
Propos recueillis par Serge Kaganski
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