« Gummo », film étrange et sec, est le premier du fiévreux Harmony Korine, frêle jeune homme d’une vingtaine d’années, déjà scénariste du « Kids » de Larry Clark : le seul ado du Tennessee à être fan de Dreyer et Ozu.
Quand on s’apprête à rencontrer Harmony Korine, on a du mal à échapper complètement à la tentation de voir en lui une « bête curieuse ». Harmony Korine est en effet ce gamin au drôle de nom qui a écrit Kids à 18 ans, qui réalise Gummo à 20, qui a découvert Godard et Bresson à 10 ans dans le trou du cul du Tennessee.
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Mais une fois que la glace est rompue, qu’on a discuté quelques minutes, tout semble finalement normal : Korine est un jeune homme nerveux et passionné, qui s’est entiché du cinéma (le septième art, attention, pas la machine à faire bouffer du pop-corn) comme d’autres succombent au rock’n’roll ou aux vignettes Panini. Au cours de la conversation, l’auteur de Gummo s’échauffe facilement, monte au créneau de l’art cinématographique comme un Don Quichotte des bobines, taille tel confrère au passage, renvoie dans les cordes une critique médisante à son propos, clame haut et fort ses hautes ambitions.
A le lire, on pourrait le prendre pour un fat, et pourtant, nulle forfanterie dans ses accès de rhétorique bombée : Korine est un naïf, un innocent, un amoureux éperdu du cinéma qui parle fort par exigence et non par vanité. Plutôt jeune Truffaut survolté que rocker anglais plastronnant, le Korine. D’ailleurs, il suffit de voir son stupéfiant Gummo : la rencontre inédite entre Tod Browning et Will Oldham, l’alliage impensable de Jimmy Rodgers et John Cassavetes. Harmony Korine invente sous nos yeux le cinéma white trash punk.
Harmony Korine : J’ai grandi là où j’ai filmé Gummo : en plein Tennessee. Mes parents étaient communistes. C’est très inhabituel aux Etats-Unis, et particulièrement dans le Sud. Ils étaient un peu dingues, balançaient des petites bombes dans les maisons vides et les incendiaient… Chaque matin, mon père me tabassait avec une chaussure pour me réveiller. Heureusement, non loin de notre maison se trouvait un cinéma, une salle proche d’un campus, avec une programmation adéquate. Pour un dollar, on pouvait voir trois films différents chaque jour. Ce qui est extraordinaire, c’est que, comme personne n’y allait, je me retrouvais tout seul dans la salle ! C’est là que j’ai découvert Bresson, Dreyer, Ozu, c’est là que je me suis rassasié de cinéma.
Un cinéma qui n’était pas celui, largement dominant aux Etats-Unis, de la norme hollywoodienne.
Quand j’ai vu Buster Keaton pour la première fois, j’ai compris qu’il existait un cinéma vivant, un art. Mon père ne me parlait pas, mais il aimait le cinéma. Quand nous avons vu Steamboat Bill Junior, c’était de la beauté, de la poésie, je n’avais rien vu de tel auparavant ! C’était une révélation pour moi, c’était comme aller à l’église. Peu de temps après, j’ai vu La Passion de Jeanne d’Arc, qui fut un autre choc tellurique.
Quel âge avais-tu à l’époque de ces découvertes ?
Dans les 8 ou 9 ans. J’étais un enfant qui dormait mal, j’avais des troubles du sommeil… Je me suis vite réfugié dans le cinéma et suis devenu de plus en plus vorace de films et de cinéastes. J’ai découvert pêle-mêle les Marx Brothers, La Nuit du chasseur, les films de Fassbinder… Il me fallait voir tout ça en salle, en grand format : le cinéma, c’est fait pour le grand écran. Moi, j’essaie de faire du cinéma ! Je ne suis pas comme un Quentin Tarantino qui fait de la télévision… Ses films sont aussi vides que leurs références, ils sont déjà démodés. Pour moi, regarder des vidéos, c’est comme lire un livre avec des pages manquantes.
Ton histoire est quand même très particulière : découvrir le cinéma comme un art à 9 ans, dans le Sud profond.
Ce n’est pas fréquent. Pour moi, c’est un cadeau du ciel, mais aussi une malédiction. J’avais 18 ans quand j’ai écrit Kids et je n’étais pas prêt pour ça parce que je ne suis pas un politique. Je ne m’intéresse pas aux magouilles et autres intrigues de ce métier, je n’en ai rien à foutre, ce n’est pas ma nature. Je n’ai pas de plan de carrière, je n’ai pas envie de me justifier constamment sur ce que je fais. Je filme ce que je sens, ce que j’ai envie de filmer. Si je filmais quelqu’un en train de se jeter par la fenêtre, je ne m’arrêterais pas de le filmer pour empêcher son geste. Non que je sois méchant ou cruel, c’est juste ma nature, mon penchant.
Un cinéaste devrait regarder et filmer, non pas juger ou donner des leçons de morale ?
Sauf qu’en Amérique, ce n’est pas si simple. Avec Gummo, les critiques conservateurs m’ont diabolisé. On a écrit que mon film était asocial, que sa morale était nihiliste ; on a jugé Gummo comme le pire film de l’année ! Une critique du nom de Janet Maslin a dit qu’aucun film ne pouvait rivaliser en matière de nihilisme, de méchanceté, que j’étais le diable réincarné. D’une certaine manière, j’étais content : venant d’elle, j’ai pris tout ça comme un compliment ! Parce que je me situe à l’exact opposé de tout ce qu’elle pense du cinéma, de ce qu’il doit être. Janet Maslin, c’est le simplisme moral, la propagande ; moi, je suis du côté de la vie. Le problème, c’est que je ne me doutais pas de la puissance de cette femme dans le milieu, de son pouvoir de nuisance. Avant qu’elle n’écrive son article, je voulais organiser une avant-première pour les gens du film. C’était très important, je ne voulais surtout pas d’avant-première bourgeoise, glamour, ni même cinéphile… C’est comme quand Godard a montré A bout de souffle : le grand public voulait voir Jean Seberg ; mais avec Jean Seberg, il a eu droit aussi au montage cut de Godard. Du coup, le cinéma a changé, il y a eu un avant et un après-A bout de souffle. C’était mon rêve : montrer Gummo dans les shopping-malls pour éventuellement changer les habitudes du grand public. Mais après son article dévastateur, mon film est passé de quatre-vingts copies à cinq ! Ça m’a foutu les boules. Mais en même temps, la réponse du public jeune et des campus a été fantastique, il s’est passé un truc auquel je n’étais pas préparé. Apparemment, un certain public attendait un tel film. J’ai reçu un tas de lettres, des gens ont commencé à écrire des articles sur le thème de « la fracture Gummo ». Pour les gens comme Janet Maslin, le cinéma n’est pas un art, mais un loisir, un jeu vidéo. En ce qui me concerne, le cinéma est le plus grand art de tous les temps : si Wagner était vivant aujourd’hui, il ferait du cinéma, pas de la musique. Pour moi, l’art est à son meilleur quand on est touché sans être obligé de connaître le mode d’emploi. Je refuse la cinéphilie intellectuelle, la dissection analytique de mes films… C’est là où les critiques et les gens se plantent : il ne faut pas commencer à disséquer ses émotions, sous peine d’en perdre la magie.
C’est paradoxal de dire cela, quand on considère le cinéma comme un art. Des cinéastes comme Godard ou Fassbinder appellent une forme d’analyse.
Disons que, dans l’art, la substance et le style, c’est du 50/50. Mais les meilleurs artistes sont une synthèse entre ce qui est haut, intellectuel, et ce qui est moins haut, populaire, distrayant. Les grands artistes s’adressent en même temps à un public élevé et à un public bas, ils parlent à l’intellect et aux sens.
Quand tu découvrais Godard ou Fassbinder, qu’est-ce qui te fascinait dans leurs films ?
C’était un tout : leurs histoires, leurs personnages, leur style… Quand je lisais un grand roman, puis que je découvrais un film de Godard, je me disais que les grands écrivains et Godard étaient du même moule. De même que certains écrivains ont inventé la littérature postmoderne, Godard a modifié la façon dont on fait ou regarde un film. Au bout d’un moment, mon seul problème avec Godard, c’est que ses films n’ont qu’un seul sujet : le cinéma. Aujourd’hui, ses films appartiennent à l’histoire, ils représentent toute une époque. Mais ils ne sont pas démodés comme ceux d’Antonioni, qui me semblent invisibles aujourd’hui. Moi, mon but est de réussir des films comme La Nuit du chasseur, des films qui passent l’épreuve du temps, des films dont je suis incapable d’expliquer pourquoi ils sont si beaux. Les mauvais films, c’est facile de les analyser, d’expliquer pourquoi ils sont mauvais. Mais La Nuit du chasseur, Au hasard Balthazar ou La Passion de Jeanne d’Arc, je n’ai pas le début d’une explication à leur beauté et au pouvoir de fascination qu’ils exercent sur moi. On ne pourra jamais faire des films aussi beaux et aussi purs que ceux de Dreyer. Mon défi est d’essayer quand même de m’en approcher.
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