A l’occasion de la ressortie d’un film majeur et parfois incompris de Hitchcock, “Pas de printemps pour Marnie”, revenons sur la relation tordue du cinéaste avec l’actrice Tippi Hedren, qu’il avait précédemment dirigée dans “Les Oiseaux, et qui a raconté sur le tard le harcèlement dont elle fut l’objet de la part du cinéaste sexuellement frustré.
En novembre 2016, avec la sortie des mémoires de l’actrice Tippi Hedren (Tippi : a memoir), on a eu la confirmation de l’immense pression (pour ne pas dire harcèlement) exercée par Alfred Hitchcock sur plusieurs de ses actrices fétiches – ce qu’avait déjà révélé Donald Spoto dans sa biographie du cinéaste, La Face cachée d’un génie, publiée en 1983. Tippi Hedren, qui tourna deux des films majeurs du cinéaste, Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie, semble être celle qui a subi le plus durement la “Hitchcock touch”. Elle fut (avec Kim Novak et Grace Kelly) l’une des incarnations les plus parfaites de la mythique “blonde hitchcockienne”, dont l’apparence froide et impeccable est censée dissimuler l’insondable perversité qui émoustillait tant le réalisateur anglais éduqué chez les jésuites. L’intense névrose sexuelle de Hitchcock déchaînant ses pulsions sadiques sur les femmes dans ses thrillers tordus explique en partie la force de son univers filmique. Son œuvre elle-même, indissociable de ses frustrations, a sans doute empêché ce prédateur sexuel potentiel de réellement passer à l’acte.
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Quand le pygmalion devient harceleur
Pourtant Hitch a essayé, notamment avec Tippi Hedren, qu’il avait découverte à 31 ans dans une pub télé pour un produit amaigrissant. Emoustillé, le réalisateur en fait sa nouvelle égérie. Les blondes qui l’ont précédée, comme Janet Leigh ou Eva Marie Saint, n’ont pas réussi à faire oublier Grace Kelly et Kim Novak. Pour Hitchcock, Tippi est spéciale. En 1961, il la signe pour un contrat de sept ans, au cours desquels elle ne tournera finalement que deux films, avant de sombrer graduellement dans l’oubli. Le film qu’il lui propose d’emblée, entre fantastique et horreur, est Les Oiseaux (1963), une adaptation de Daphné du Maurier sur l’invasion d’une petite ville par des volatiles meurtriers. C’est la première expérience de la jeune femme au cinéma (hormis une figuration sans intérêt en 1950). Au début, tout se passe bien. Elle est aux anges : “J’adorais travailler avec lui”, déclare l’actrice. Prévenant et veillant à l’éducation artistique de sa protégée, Hitch s’avère un mentor parfait : “Ce n’était pas seulement mon réalisateur mais mon professeur d’art dramatique”, dit Tippi. “Pour me diriger, il venait près de moi pour me parler, ou il me prenait à part. Sur le plateau, il était toujours très serein, très digne et très drôle”.
Une poupée Barbie dans un cercueil
L’état de grâce ne durera que pendant le tournage des Oiseaux. Mais il ne sera pas non plus de tout repos. Tippi devra notamment tourner pendant cinq jours dans un studio confiné une scène pénible avec des centaines de volatiles. Non seulement des assistants lui jettent au visage des mouettes, pigeons et corbeaux, mais certains oiseaux volètent autour d’elle, liés à des ficelles qui traversent sa robe. Un jour, un corbeau attaché à son épaule fait un saut brusque et manque de lui crever un œil avec ses serres acérées. . Pendant le tournage de cette séquence, dont Hedren se tirera avec quelques égratignures, Hitch se prélasse dans son bureau. Jusque là, malgré ce moment traumatisant, Tippi n’a eu qu’à se louer de l’attitude professionnelle du cinéaste. Mais bientôt, la face sombre du maître, que le démon de la chair travaille, va apparaître. Complètement obsédé par cette actrice qu’il a modelée, il rêve d’en faire son esclave sexuelle. “Il adorait me réciter des comptines cochonnes et faire des plaisanteries salaces sur le plateau”, dit-elle. Vers la fin du tournage de leur second film, Pas de printemps pour Marnie, il la harcèle continuellement. “Etre l’objet d’une obsession est horrible. Il avait fait analyser mon écriture, il me faisait suivre”. Cela n’empêche pas le cinéaste d’avoir d’autres projets en vue pour elle. En particulier l’adaptation d’une pièce fantasmagorique de l’auteur de Peter Pan, J.M. Barrie, intitulée Mary Rose, qui doit être rebaptisée The island that wants to be visited. Mais l’attitude de Hitchcock est devenue trop insupportable. Après plusieurs tentatives de passage à l’acte du cinéaste (dont un assaut dans une limousine où il se jette sur elle pour l’embrasser), Hedren décide de rompre son contrat. Furieux, Hitch se venge sur la fille de Hedren, Melanie Griffith : “Il m’a offert un cadeau de Noël quand j’avais cinq ans, raconte celle-ci. C’était une boîte en forme de cercueil : elle contenait une poupée style Barbie qui ressemblait à ma mère”. Il tempête, menace de réduire à néant la carrière de Hedren. Menace suivie d’effet puisque, à cause de lui ou pas, la filmographie de Hedren s’est rapidement étiolée ; elle n’a plus jamais tenu de rôle de premier plan.
Hitchcock fait imploser la blonde glacée
Si pour Hedren, les ennuis commencent avec Marnie, d’une certaine manière cela cadre parfaitement avec la situation décrite dans le film, celle d’une voleuse compulsive prise en flagrant délit, qui révèle un traumatisme de l’enfance ayant transformé sa vie en enfer frigide et phobique. Dans la réalité, c’est Hitchcock qui va être un enfer pour Hedren. Si le film est le plus mental de l’œuvre du cinéaste – car il intériorise les tourments subis par l’héroïne, qui s’expriment soit par des flashes back étranges (génialement exprimés sous une forme grotesque et presque théâtrale), soit par un jeu avec la couleur (la phobie du rouge) –, le cinéaste projette ses propres névroses plus concrètement que jamais chez ses héros désaxés, incarnés par Hedren et Sean Connery (un de ses meilleurs rôles).
Pour le grand critique Jean Douchet, le film est pratiquement un documentaire sur la pygmalisation de Hedren par Hitchcock : “Marnie est un personnage complètement façonné à la Hollywood – d’où, au début, le changement de chevelure du noir au blond. Et cette blondeur, la plus rayonnante et factice de tout Hitchcock, ainsi que son regard, tout aussi rayonnant et vide, font d’elle une héroïne aliénée par le système de l’apparence et de la séduction sexuelle, qui est finalement son gagne-pain.” En fait, ce film qui est l’apogée de la carrière du cinéaste est aussi le plus moderne, dépouillé des artifices du cinéma de genre. Hitchcock s’approche du drame pur, au sens théâtral, avec un sens de la concentration et du ressassement qui ne sont pas sans rappeler celui de grands cinéastes scandinaves de l’époque comme Bergman (Persona) ou Dreyer (Gertrud). A force de creuser la figure impossible et impassible de la blonde hitchcockienne, et sa folie souterraine, le cinéaste la fait imploser. Il n’y aura plus de peroxydée fatale dans la suite et fin de son œuvre, qui ne s’en remettra pas. Mais il aura offert au public son film le plus dérangeant et déraillant, faux “film malade” (formule célèbre, forgée par François Truffaut pour ce film), faux exercice psychanalytique, et saisissante radiographie de la psyché d’un cinéaste fou de sexe.
La folle passion de Hitch décrite dans un téléfilm
La relation tendue et malsaine d’Hitchock et de Hedren sera amplement transposée dans un téléfilm intitulé The Girl, inspiré par la biographie de Donald Spoto. Hedren, qui est incarnée par Sienna Miller (et Hitchcock par Toby Jones, déjà interprète de Truman Capote), participera même à la promotion de ce film, qui préludera à ses propres mémoires quatre ans plus tard. Ironie de l’histoire, ou passage de témoin, Melanie Griffith, la fille de Hedren, sera elle aussi actrice et incarnera à son tour, dans les années 1980, une blonde hitchcockienne dans un célèbre thriller de Brian DePalma, Body double, relecture baroque de Vertigo et de Fenêtre sur cour. Quant à la fille de Griffith, Dakota Johnson, également comédienne, elle a été révélée avec Cinquante nuances de Grey, adaptation-phénomène qui a vulgarisé le SM auprès du grand public, puis elle a joué le rôle principal du remake de Suspiria, chef d’œuvre du grand disciple européen de Hitchcock, Dario Argento. Etrange continuité…
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