Paranoïaque Mister Pink de Reservoir dogs ou petite frappe bavarde et imbécile dans Fargo : tout le monde se souvient des yeux globuleux, du visage anguleux et des gesticulations nerveuses de Steve Buscemi acteur. Mais Happy hour révèle Steve Buscemi réalisateur, beaucoup plus proche de Steve Buscemi l’individu : un jeune homme timide et posé, marqué par l’éthique de Cassavetes, respectueux de la liberté du spectateur, aimant l’Amérique ordinaire, celle qu’on voit plus souvent dans les chansons de Springsteen qu’au cinéma
Growing up. Je suis originaire de Brooklyn. Quand j’avais 8 ans, mes parents ont déménagé plus loin dans la banlieue est, à Valley Stream, Long Island, là où se passe Happy hour. J’ai grandi dans un milieu ouvrier, à la lisière de la toute petite bourgeoisie : mon père a travaillé trente ans au service des eaux… Inconsciemment, je devais rêver d’être acteur, j’adorais les films, les séries que je voyais à la télé. J’aimais les vieux films. Difficile pour un gosse américain de ne pas aimer les Cagney, Bogart, Stewart… J’aimais beaucoup les Bowery boys, une série de films des années 30 et 40 sur les gamins des rues du Lower East Side de Manhattan, des mômes très durs à cuire mais très drôles. Je ne m’intéressais pas au style ou au metteur en scène, seulement aux personnages. J’admirais ces durs à cuire parce qu’ils étaient tellement différents de moi… Ma dernière année de lycée, j’ai commencé à me joindre aux cours de théâtre et je me suis rendu compte que j’adorais être en scène, face à un public. Du coup, après le lycée, j’ai pris des cours de comédie. Ça me plaisait, mais devenir acteur professionnel restait du domaine de l’utopie. Pour gagner ma vie, je faisais tous les petits boulots : pompiste, glacier ambulant… Mon seul acte d’engagement professionnel a consisté à passer le brevet de pompier à l’âge de 18 ans ça rassurait mon père qui voulait que j’aie un job sûr.
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Independence day. Un été, j’ai sous-loué l’appart d’un copain à Manhattan, persuadé que je retournerais à Long Island quand il reviendrait à la fin des vacances. Le truc, c’est qu’après quelques semaines à Manhattan, je me suis rendu compte que je voulais vivre là et surtout ne pas retourner dans mon trou. Avant, comme tout banlieusard, j’étais très intimidé par Manhattan. Valley Stream est un bled blanc conservateur moyen : pas le genre d’endroit où on fréquente des Noirs, des Hispaniques, des gays, des artistes… Je savais que ces gens-là existaient mais je croyais que ce n’était pas pour moi, que je ne m’intégrerais pas dans ce genre de milieu. Puis à Manhattan, j’ai rencontré des gens, j’ai vite assimilé ces nouveaux milieux et j’ai réalisé que je me sentais bien dans ce monde-là. Je continuais les petits boulots et le soir, je m’essayais à un petit one-man show comique.
New York City serenade. A l’âge de 22 ans, je suis finalement devenu pompier, boulot stable que j’ai assuré pendant quatre ans. Pendant cette période, j’ai rencontré l’acteur Mark Boon Jr et on a commencé à monter nos propres spectacles dans les bars, les cafés, les caves du Lower East Side. J’ai travaillé avec la troupe du Wooster Group, on a fait des tournées en dehors de New York, en Europe, les perspectives s’ouvraient… et j’étais toujours pompier ! Mais c’était une bonne situation : j’avais un boulot relativement bien payé, je pouvais faire du théâtre l’esprit libre, sans me préoccuper de l’argent du loyer. Et c’est par cette activité théâtrale parallèle que j’ai rencontré toute la bande new-yorkaise des Jim Jarmusch, Eric Mitchell, Tom Di Cillo… C’est en jouant dans mes premiers films indépendants new-yorkais que j’ai pu enfin quitter ces satanés pompiers pour continuer une carrière d’acteur ! A l’époque, mon train de vie était assez cheap : j’avais un petit appart, encore pire que celui d’In the soup, la baignoire dans la cuisine, les murs qui s’effritaient, etc.
Something in the night. A Long Island, j’avais été ouvreur dans une salle de ciné locale. Je voyais pas mal de films et j’ai été marqué par Un Après-midi de chien de Sidney Lumet, notamment par les performances d’Al Pacino et John Cazale. Je me suis dit que si je devenais acteur, je voudrais jouer dans ce registre. Bien sûr, j’adorais toujours les acteurs du passé, les Cagney et Bogart, mais je ne m’identifiais pas à eux comme je pouvais m’identifier à Pacino ou De Niro qui étaient plus vrais, plus ancrés dans le présent ils ressemblaient aux types que je connaissais. Plus tard, j’ai découvert Cassavetes. Devant un Cassavetes, on n’a pas l’impression de regarder un film, mais un documentaire sur la vie des gens qu’il filme. Au début, on peut être déstabilisé par le manque d’action ou de dramaturgie « efficace », mais on finit par être pris dans son univers et ses films restent longtemps en tête. Cassavetes donne l’impression de la spontanéité, de l’instant présent, mais il y a beaucoup de travail, de répétition et de mise en scène pour obtenir ce sentiment de documentaire. Seymour Cassel m’a confirmé que les films de Cassavetes étaient très écrits, très préparés. Cassavetes m’a appris à ne pas être obsédé par les problèmes d’intrigue : si on a des personnages intéressants, c’est déjà une excellente base. La plupart des films hollywoodiens s’intéressent à un ou deux personnages et négligent les personnages secondaires ; chez Cassavetes, on prend le temps de connaître chaque personnage. Et il ne les filme pas en les jugeant, il se contente de les présenter.
Glory days. J’ai rencontré les frères Coen en auditionnant pour Miller’s crossing. Ensuite, j’ai tenu des petits rôles dans tous leurs films, jusqu’au rôle plus important dans Fargo. Quant à Quentin, il connaît tout dans le cinéma : à l’époque de Reservoir dogs, j’étais peu connu mais Quentin m’avait déjà repéré. Par contre, lui était totalement inconnu ; mais le script était tellement resserré, comportant toutes les indications de mise en scène, les positions de caméra, qu’on pouvait faire confiance à Quentin sans avoir vu un mètre de pellicule filmé par lui. En outre, il était tellement sûr de lui qu’il ressemblait plutôt à un vieux briscard qu’à un débutant. On a cru en lui dès le début. Et pendant le tournage, il est resté fidèle à sa vision. Je me souviens que mes scènes avec Harvey Keitel ont été tournées exactement comme indiquées dans le script. Par exemple, j’étais hors champ, on n’entendait que ma voix : Lawrence Bender, le producteur, conseillait à Quentin de faire une autre prise avec moi sur l’écran, pour nous couvrir ; et Quentin disait « Nope, pas la peine de perdre du temps, je ne l’utiliserai pas. » J’étais impressionné par cette conviction : le mec savait vraiment ce qu’il voulait. J’admire Quentin pour cette capacité à avoir fait le film qu’il désirait voir. On s’est bien marrés mais on a aussi bossé très sérieusement. Vu que c’était un petit budget, il fallait abattre une certaine somme de boulot chaque jour. Les Coen ont chacun une personnalité très différente de celle de Quentin, ils sont beaucoup moins exubérants, plus discrets et pince-sans-rire. Mais eux aussi écrivent des scripts très précis et serrés, qui laissent encore moins de place à l’improvisation. Mais quand un script est bon, on n’a pas envie d’improviser !
Prove it all night. Réaliser un film est un prolongement naturel de ce que je faisais dans le théâtre à mes débuts, c’est ce même désir de s’exprimer pleinement, d’être totalement créatif. Et puis j’ai travaillé avec tous ces excellents réalisateurs, c’était comme une sorte de défi de m’y mettre à mon tour. J’ai écrit le scénario de Happy hour il y a six ans, mais je ne me sentais pas encore prêt. J’ai donc réalisé un court métrage dans lequel je jouais aussi, juste pour voir si je pouvais jouer et mettre en scène en même temps. Comme cela fonctionnait, ça m’a donné confiance pour Happy hour. Je voulais que le travail de caméra soit simple, au service des personnages et de l’histoire. J’ai privilégié les longs plans ou les plans-séquences pour ne pas trop interférer sur le travail des acteurs, pour laisser le temps aux personnages de respirer et de vivre la scène. Je ne voulais pas de mouvements de caméra complexes, ça n’aurait servi à rien, sauf à compliquer le travail de tout le monde. J’aime aussi ce style de filmage simple parce que ça laisse de l’espace et du temps au spectateur pour regarder ce qu’il voit. Souvent, on dédaigne les longues scènes, le montage long parce qu’on craint que ça ennuie le spectateur. Les films hollywoodiens semblent vouloir dicter au public ce qu’il doit ressentir : la musique, le montage, tout semble dirigé dans ce but. Moi, j’aime les films qui me traitent en adulte, qui me laissent décider ce que j’ai envie de ressentir.
My hometown. Il y avait un Trees Lounge bar dans mon bled. Je connais l’ambiance des bars, les gens qui les fréquentent… L’ambiance et le contexte du film sont autobiographiques. Par contre, l’histoire, le personnage principal ne le sont pas. Je ne me suis jamais fait piquer ma copine par mon meilleur pote ! Mais j’aime cette Amérique ordinaire qu’on ne voit pas souvent au cinéma. Le quotidien est plein d’histoires à raconter, plein de vies qui valent le coup d’être regardées. Au cinéma, je préfère le réel banal aux formules hollywoodiennes. Beaucoup de gens ne comprennent pas ça et ne conçoivent le cinéma que comme moyen d’évasion vers des rêves artificiels. Quand nous étions en repérages, je suis tombé sur un type de mon âge dans un bar. Il m’a demandé sur quoi était mon film. Je lui ai dit que ça parlait de types comme lui, un peu paumés, qui noient leurs problèmes quotidiens au comptoir, etc. Il m’a regardé effaré : « Mais ça ne vaut rien ! Qui voudrait voir ça ? »
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