Dans son premier long métrage, Tyler Taormina déconstruit le genre du film adolescent pour y insuffler toute son audace anticonformiste. Un coup d’essai saisissant.
Le rapport de force entre la norme et l’individu est le sujet de prédilection du teen movie. L’affirmation ou l’acceptation d’une différence passe le plus souvent par le récit et triomphe à la fin du film. Si Ham on Rye – premier long métrage écrit, produit et réalisé par le jeune auteur Tyler Taormina, et disponible sur Mubi après des passages remarqués à Locarno et à Deauville en 2019 – est bien un pur teen movie américain, il en reformule les enjeux avec une fabuleuse audace.
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Le plus beau jour de leur vie
On entre dans Ham on Rye par la porte ultra-familière du coming-of-age movie. Tous les motifs de la jeunesse issue des banlieues pavillonnaires sont égrainés, avec une volonté de sursignification qui déjà dégage une forme d’étrangeté. Par grappe de trois à cinq individus uniformisés par un même style vestimentaire, des adolescent·es se préparent à un événement aussi mystérieux qu’attendu, que leurs parents ne manquent pas de qualifier de “plus beau jour de leur vie”. On imagine une remise de diplôme ou un bal de promo.
En ordre dispersé, il·elles convergent vers un fast-food local, chacun·e à leur rythme, se toisant du regard, s’interrogeant sur leurs doutes et leurs peurs, la peur de celles et ceux qui s’apprêtent à tomber dans la vie d’adulte sans y avoir été complètement préparé·es. Leur apparence renforce cette inadéquation entre un futur vertigineux et une petite expérience de vie : robe mal fichue et costume oversize soulignent leur gaucherie adolescente.
Après le repas, il·elles se livreront à une étrange cérémonie, une sorte de rite de passage qui déterminera leur avenir. En cercle, il·elles dansent tous·tes ensemble et se répartissent par couples qui, une fois formés, quittent le cercle et disparaissent à jamais.
Rêverie surréaliste
A partir de cet événement, qui arrive en plein milieu du film, Ham on Rye quitte définitivement les rivages du réalisme pour s’enfoncer dans les eaux troubles d’une rêverie surréaliste, un peu comme si Dazed and Confused de Richard Linklater ou le Breakfast Club de John Hughes se transformait en Blue Velvet de David Lynch. Le film suit non pas les couples formés par le rituel, mais ceux·celles qui en ont été exclu·es, qui n’ont pas été choisi·es et qui se retrouvent à errer dans le territoire de la banlieue, sans but.
Cette rupture formelle, qui repose sur l’inventivité des cadres et des mouvements d’appareils, l’utilisation outrancière du gros plan et surtout l’installation d’une langueur qui confère au film une qualité atmosphérique assez sublime, installe un rapport de force avec les codes normatifs du teen movie et les fait voler en éclats. L’affirmation d’une différence passe d’abord par la réalisation et ensuite par le récit du film, par ailleurs éclaté et parcellaire.
Vacuité malaisante du rêve américain
Lui-même issu de cette banlieue pavillonnaire immémoriale (elle renvoie tant aux années 1970 qu’à notre présent), Tyler Taormina livre dans ce premier film un éloge de l’anticonformisme et pointe la vacuité malaisante du rêve américain.
On repense à deux scènes du film. Dans la première, trois jeunes femmes en robe blanche lisent la carte postale envoyée par la sœur aînée de l’une d’elles, qui a la vie modèle que chacune envie. Il y est écrit “I’m so good. Life is so good. Everything is so good”, comme un mantra dont l’exagération confine au mensonge désespéré.
C’est l’impératif de la reproduction sociale que dénonce ce teen movie
Dans une autre, de jeunes garçons marchent sur le trottoir. L’un d’eux s’interroge sur une vérité qui lui a été transmise et qui dit que le but ultime de l’existence est le coït, la reproduction (“porking”, en anglais). Il se demande s’il n’existe pas une activité plus importante, interrogation que son camarade vient clore par un autoritaire “non”, qui lui aussi cache mal la fragilité de sa certitude. Derrière cet impératif de la reproduction sexuelle, c’est celui de la reproduction sociale que dénonce ce singulier teen movie.
Ham on Rye ne vise pas l’acceptation d’une différence, mais finit par apprendre à jouir de l’exclusion de ceux·celles qui refusent ou ne parviennent pas à se conformer. Un·e outcast ne sera pas accepté·e par les autres, mais “it’s alright” (comme disent les Américain·es), puisqu’il·elle est riche de sa propre étrangeté et de l’originalité de son regard sur le monde.
Ham on Rye de Tyler Taormina, avec Haley Bodell, Cole Devine, Lori Beth Denberg (E.-U., 2019, 1h25). Sur Mubi
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