Le nouveau film du Philippin Lav Diaz nous plonge dans un futur dystopique. Une nouvelle et passionnante évocation politique de son pays et du monde d’aujourd’hui, fragilisée par une forme corsetée.
Peut-on vivre sans souvenirs, oublier une partie de ce que l’on a été ? Pour Horacia, héroïne de La femme qui est partie (2017) de Lav Diaz, impossible d’effacer les années de prison et le visage de celui qui l’y avait, injustement, jetée. Une fois dehors, elle traquait son bourreau et dispersait sur son passage une traînée de poudre divine. A son contact, tout s’animait et (re)vivait. Le vent soufflait dans les feuilles des arbres, les rayons du soleil aveuglaient et la nuit crépitait. Haminilda, l’une des nombreuses têtes de Halte, présenté à la Quinzaine des réalisateurs en mai, a, elle, tout oublié. Son corps, qu’elle vend, est à l’arrêt, sa tête vidée.
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C’est dans cet état de paralysie mortifère, à l’image de l’amnésie de son personnage, que nous plonge le nouveau film du cinéaste philippin. Dans cette fresque noire et blanche (comme le sont La femme qui est partie et beaucoup de ses films), la perception est brouillée. Il fait trop sombre pour y voir clair depuis qu’un cataclysme volcanique a plongé l’Asie du Sud-Est de 2034 dans une nuit éternelle. Le pays, terrassé par une épidémie de grippe, est désormais sous la gouverne d’un guignol sanguinaire et pleurnichard. A Manille, les drones tueurs explorent le moindre bout de béton, tandis que dans la pénombre des ruelles, les soldats exécutent. Autour de cette marionnette autocrate grotesque, la résistance peine à tenir et les destins tournoient.
Si l’ancrage SF de Halte constitue une étonnante nouveauté dans la filmographie du cinéaste, son projet cinématographique, lui, est inchangé. Evocation nébuleuse ou incarnation sans détour de l’histoire des Philippines d’hier et d’aujourd’hui (et par extension du monde actuel), le cinéma de Lav Diaz a toujours su, malgré la violence de ses récits, la composition martiale de son dispositif, ses plans fixes et infinis (ici, « seulement » 4h36), aménager des mondes habités par un irrépressible souffle vital et organique.
Dans Halte, les cris des persécutés sont toujours déchirants mais étouffés, comme déjà morts. Cette nuit maléfique et éternelle a comme encapsulé son cinéma dans une allégorie un peu trop littérale où les choses semblent regardées de trop loin, plus avec l’œil clinique de l’observateur que celui du chaman. Reste, préservé de cette bulle asphyxiante, l’émouvant (ré) apprentissage d’une jeune fille et d’un Pays sans mémoire (titre d’un pamphlet qui circule dans le film), partis à la recherche de leurs souvenirs traumatiques. Ce n’est qu’une fois les résidus du passé retrouvés, le territoire débarrassé de son oppresseur et le droit de mémoire rétabli, que l’épaisse fumée d’ombre s’estompe et laisse se faufiler, dans les rues vides, le corps frêle d’un petit garçon, annonciateur d’espoir et de renouveau.
Halte de Lav Diaz, avec Piolo Pascual, Joel Lamangan, Shaina Magdayao (Phil., Chi., 2019, 4h36). En salle le 31 juillet
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