C’est l’actrice de l’été. Après son rôle d’amoureuse tragique dans « L’homme qu’on aimait trop » d’André Téchiné, elle explose cette semaine, lumineuse et drôle, dans « Les Combattants, un premier film épatant.
Depuis son éclosion dans Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, on a vu Adèle Haenel sous le regard de Valérie Mréjen, Bertrand Bonello,
Katell Quillévéré et sa filmo va franchir un cap avec L’homme qu’on aimait trop, un bon Téchiné où elle partage l’affiche avec Catherine Deneuve et Guillaume Canet, puis Les Combattants, remarquable premier film de Thomas Cailley. Adèle H dégage un charme singulier, mi-femme, mi-garçon. Côté sensualité féminine, des yeux bleus délavés profonds, une bouche délicatement dessinée, de longs cheveux blonds… Côté tomboy, des épaules carrées, une dégaine de sportive, un timbre un peu grave, un parlé brut de brut. Brouilleuse naturelle de stéréotypes, elle évoque avec un joli mix de spontanéité et de lucidité son beau début de carrière.
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Avec Téchiné, vous travaillez pour la première fois avec un cinéaste d’une telle génération et d’un tel statut. Cela a-t-il modifié votre approche?
Adèle Haenel – Au départ, j’étais anxieuse – surtout parce que j’ai eu le rôle au dernier moment, remplaçant celle qui devait le faire. J’ai rencontré André à la boîte de prod, il m’a dit : “J’aime beaucoup ce que vous faites. Lisez le scénario, si ça vous plaît, rappelez-moi.” J’étais un peu intimidée, puis il me fait : “Pour moi, c’est bon, j’attends juste votre réponse.” J’étais un peu surprise, pas sûre de bien comprendre son message : il m’a embauchée ou pas? Travailler avec Téchiné, de toute façon j’aurais dis oui direct sans lire le scénar. J’avais vu Les Témoins, Les Roseaux sauvages, Ma saison préférée, Les Sœurs Brontë, et je me suis dit que j’avais intérêt à envoyer. De son côté, André m’a choisie parce qu’il m’avait vue dans un court métrage que Jean-Paul Civeyrac avait fait pour l’émission Blow up.
Téchiné a une personnalité austère au premier abord. Comment vous êtes-vous entendue avec lui?
Le geste de confiance qu’il a eu pour moi a fait que tout de suite, je l’ai aimé. Il m’a choisie sur la base de rien, ni casting, ni besoin de lui prouver j’sais pas quoi. Je lui ai fait pareille confiance. Et puis André me fait rire. Il a cette honnêteté qui fait qu’on élague pas mal de conversations inutiles. J’étais très en confiance, je n’avais pas peur d’essayer des trucs, quitte à les rater. Je pouvais me reposer sur son regard précis. La relation de travail était détendue, et assez joyeuse.
Une scène comme la danse africaine, c’est écrit d’avance ou c’est vous qui vous lâchez?
J’ai dit à André que j’allais prendre des cours de danse africaine parce que je ne voulais pas me taper l’affiche pour les prochains cent ans ! L’idée n’était pas d’être imparable au niveau technique mais de trouver un état de transe. Il fallait montrer que le personnage et l’histoire s’enflamment. Cette scène, c’était un peu bizarre pour moi, hyper intime. Je ne suis pas danseuse, donc il y a forcément un truc profond de moi, de mon énergie qui apparaît.
Le jeu, c’est la maîtrise ou l’abandon?
Comme je ne maîtrisais pas tout dans cette danse, je ne pouvais rien économiser, j’étais obligée d’y aller à fond. Je n’allais pas rester là à ne rien faire, fallait grave plonger. Mais ce genre de scènes, ce sont des moments de peur : peur d’être mal jugée, de livrer trop de moi. C’est plus intime qu’une scène de sexe, qui projette une intimité plus convenue. André cherchait un truc indompté, et cette scène y parvient.
Vous avez besoin d’en savoir beaucoup sur votre personnage pour jouer, ou les indications de gestes et de déplacements suffisent?
Pour celui-là, je me suis documentée, par culpabilité vis-à-vis du réel. C’est fondé sur un fait divers qui concerne des gens encore en vie, il fallait que je sache un peu de quoi je parle. Une fois documentée, j’avoue que j’ai laissé la charge du réel à André. Ce qui compte pour moi, c’est le moment où on tourne, du présent absolu. Je ne cherche pas à tout prix la cohérence du personnage, je suis dans l’énergie de chaque scène.
C’est votre premier film avec des stars comme Catherine Deneuve ou Guillaume Canet. Ça change quelque chose?
Ça met un peu plus la pression, surtout le premier jour. Après, ça s’est détendu très vite. Catherine et Guillaume ont un jeu très différent, c’était super intéressant. Catherine a un rapport de spontanéité quand elle joue, elle est attentive à ce qui se passe et réagit en fonction. Guillaume a une approche beaucoup plus construite. Ce sont vraiment deux écoles,
mais les deux sont passionnantes. Guillaume a plein de propositions, il essaie d’amener la scène vers des endroits surprenants, il amène du récit à l’intérieur des scènes.
Cet été, vous serez aussi à l’affiche des Combattants. Premier film, jeune cinéaste, partenaire peu connu : l’opposé de L’homme qu’on aimait trop…
J’ai tourné beaucoup de premiers films, c’est plutôt le film d’André qui était différent de ce point de vue. Les Combattants m’évoque le discours sur la folie. Qu’est-ce que c’est, ne pas être fou? Avoir des projets, avoir une situation pérenne, avoir des amis, etc. Mon personnage a un projet. Alors, projet de folle, ou pas ? Elle se dit : “Il va y avoir la fin du monde, il faut que je me prépare.” Il y a un élément rationnel. Mais c’est là que peut entrer la folie.
Le rôle semble très physique. Ça vous a plu?
J’adore. La dépense physique, c’est génial, c’est la base du jeu. Quand on est petit, on se bat, on fait des galipettes, on saute dans l’eau, bref, on fait
des trucs avec son corps. Du coup, j’étais très contente de courir dans les bois, de chausser des rangers… C’est beau, on se sent vivant, j’aime.
D’où vous est venue l’envie du métier d’actrice?
Jouer est une des premières choses que j’ai aimé faire, avec la natation. Dans Naissance des pieuvres, j’alliais mes deux passions ! Gamine, à 5 ans, je prenais des cours de théâtre dans des maisons de quartier. Ensuite, j’ai fait le film Les Diables, de Christophe Ruggia, j’avais 12 ans, ça a été un approfondissement extrême. J’ai commencé à comprendre vraiment
ce que signifiait jouer.
Vous admiriez des acteurs ou actrices qui auraient pu être des sources d’inspiration?
Pas vraiment. À la base, c’est le goût de jouer qui m’a orientée vers cette activité. Quand j’ai commencé les cours de théâtre, je ne comprenais même pas que les gens “jouaient” dans les films, je n’avais pas conscience que le cinéma et le jeu étaient liés.
Le métier vous a-t-il rendue cinéphile?
Oui, c’est dans ce sens-là que ça s’est passé. Voir des acteurs faire des choses inspirantes, ça a forcément une influence sur ce que je fais, ça stimule. Dernièrement, j’ai trouvé Emilie Dequenne géniale dans Pas son genre de Lucas Belvaux. Natacha Régnier dans La Vie rêvée des anges, c’est une bombe. Il y en a pas mal comme ça. Kechiche fait un super
boulot avec les actrices.
Vous n’êtes pas bloquée par la concurrence, par le côté “il ou elle est tellement bon que ça me paralyse”?
Non. A partir du moment où on m’embauche, ce n’est plus mon problème de me demander si je suis bien ou pas. Évidemment, je vais essayer d’être bonne, mais si on m’a engagée, c’est que le réalisateur ou la réalisatrice m’a trouvé des qualités et c’est son affaire.
Vous êtes plutôt cinéma d’auteur français ou blockbuster hollywoodien?
Un peu les deux. J’aime beaucoup le cinéma français, c’est sûr, je regarde beaucoup de films français, mais en même temps, j’ai adoré Hunger Games avec Jennifer Lawrence. Kristen Stewart est aussi une super actrice. Avec Les Combattants, on s’est dit qu’on allait faire la battle avec Hunger Games, qu’on allait les tataner ! Avec Kévin (Azaïs, son partenaire – ndlr), on est partis, on y va avec des lances ! Non mais c’est super, Hunger Games. Dans un autre genre, l’animation me branche pas mal, j’ai beaucoup aimé Le vent se lève de Miyazaki.
Pourtant, l’animation réduit l’acteur à sa voix…
Oui, mais bizarrement, ça m’a beaucoup inspirée. J’ai commencé avec les Tex Avery, et de fil en aiguille je suis passée aux films de Jim Carrey. Lui, c’est le prolongement du cinéma d’animation dans le cinéma réel. J’aimerais bien jouer dans un film burlesque, mais qui peut proposer ça en France?
Vous avez débuté par le théâtre, et venez de jouer dans une pièce. Le théâtre, est-ce le lieu “sérieux” du métier?
Tout dépend des rencontres. Au théâtre, j’ai commencé avec Arthur Nauzyciel, qui est un grand metteur en scène. Comme André, il m’a fait confiance. La confiance, j’adore ça, c’est la base de toutes les relations. A part ça, Nauzyciel a un univers très profond, un rapport très fort au texte, ça m’a ouvert des perspectives. C’est en jouant au théâtre qu’on se rend compte de la puissance d’un texte. Et puis le théâtre remet à plat le jeu, chaque soir. Il m’a beaucoup aidée à me décomplexer.
Le théâtre intimide certains acteurs de cinéma…
Ça me faisait super peur, mais parfois il faut y aller. Si on ne fait que ce qu’on sait faire, on tourne en rond.
De vos films, quels sont ceux qui vous ont le plus appris et fait le plus progresser?
Les Diables a été le premier, donc la base de tout. Naissance des pieuvres a aussi été une expérience hyper forte. Mais c’est difficile de savoir exactement où et quand on progresse. Comme avec Les Diables, il y a clairement eu un avant et un après Naissance des pieuvres. C’est sur la base de ce film que j’ai ensuite fait tous les autres.
http://www.youtube.com/watch?v=KoSgz5FVue8
Parmi vos films marquants, L’Apollonide de Bertrand Bonello, où vous étiez fondue dans une troupe. Qu’est-ce que ça change de ne pas tenir le premier rôle?
C’était génial de ne pas être seule. Ce qui compte, ce n’est pas le nombre de minutes à l’écran, c’est que le film reste. Une chanson dure deux minutes et ça suffit parfois pour marquer une époque. Avec les autres actrices, c’était comme si on formait un seul corps. Dans le film, on apparaît, on disparaît… et je trouve qu’avec cette mise en scène, on profite autant de notre absence à l’écran que de notre présence. L’Apollonide est comme nimbé d’un voile d’opium… Bertrand n’a pas une direction d’acteur psychologique, mais plutôt chorégraphique. Il donne peu d’indications, les acteurs sont des éléments au service de sa mise en scène. Pour lui, c’est l’atmosphère du film qui va se refléter sur le visage des acteurs et non le contraire. Du coup, cela donne une certaine neutralité de jeu, teintée de mélancolie. L’ambiance du tournage était douce, ouatée.
Vous êtes encore jeune. Comment vivez-vous les à-côtés du métier, la célébrité, Cannes, les César, etc.?
J’sais pas… Je crois que je vis ça très simplement. Je n’y pense pas, je ne sais pas ce que sera ma vie dans deux mois. Pour l’instant, rien n’a changé, je peux prendre le métro, faire des pique-niques… Avant, j’étais un peu plus méfiante, fermée. Depuis mon César, j’ai appris à me détendre. Je sais que les gens avec qui je travaille m’aiment bien, ça aide à se calmer.
Avez-vous peur que tout s’arrête un jour?
On sait que ça peut arriver, mais je n’ai pas peur parce que je suis dans le mode “on verra bien”. Et si ça s’arrête, je ne serai pas morte pour autant, ça me donnera l’occasion de réinventer quelque chose.
Propos recueillis par Serge Kaganski
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