Avant d’écrire, Guy Debord fut cinéaste. Homme de l’image en lutte contre les images, sa recherche d’un langage fluide se résout en autoportrait.
« Oui, je me flatte de faire un film avec n’importe quoi ; et je trouve plaisant que s’en plaignent ceux qui ont laissé faire de toute leur vie n’im-porte quoi. » Guy Debord. Debord cinéaste, c’est d’abord six films entre 1952 et 1978, quatre courts métrages : Hurlements en faveur de Sade, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, Critique de la séparation, Réfutations de tous les jugements tant élogieux qu’hostiles qui ont été jusqu’ici portés sur le film La Société du spectacle. Et deux longs, La Société du spectacle et In girum imus nocte et consumimur igni. Ces films ont été visibles quotidiennement, entre 1981 et 1984, au Studio Cujas à Paris. La salle appartenait à Gérard Lebovici, producteur et distributeur de films commerciaux français, patron de AAA et d’Artmédia qui publiait, par ailleurs, les écrits des situationnistes dans sa société d’édition Champ Libre. Après l’assassinat, resté irrésolu, de Lebovici, Debord retira ses films et refusa qu’on les montrât désormais. Jusqu’en 1995. Il réalisera un film d’une heure avec Brigitte Cornand qui sera programmé en janvier 1995 sur Canal+ avant La Société du spectacle et Réfutations de tous les jugements tant élogieux qu’hostiles qui ont été jusqu’ici portés sur le film La Société du spectacle.
Les débuts de Guy Debord cinéaste se font d’abord au sein de l’Internationale lettriste. Il collabore au Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou puis signe Hurlements en faveur de Sade, alternance de plans blancs sur lesquels s’enchevêtrent diverses voix et de plans noirs muets, cristallisant une révolte esthético-politique et la prémonition de la mort du cinéma. Les titres suivants seront réalisés après la fondation de l’Internationale situationniste.
L’oeuvre cinématographique de Debord contient peu de plans produits par lui. Elle se compose surtout d’un collage d’images préexistantes dont l’abondance donne évidemment davantage de valeur aux éléments personnels. Images sans qualité de la publicité ou extraits de films parfois célèbres, parfois anonymes cohabitent. Si le cinéma de Debord n’était qu’un art du détournement d’images déjà produites pour une autre finalité, il serait condamné à échouer sur quoi tout ce qui relève du détournement s’est aujourd’hui échoué : la télévision contemporaine et sa variante la plus « moderne ». C’est un peu d’ailleurs ce qui s’est passé. C’est que le fameux détournement situationniste que Debord a eu tort de voir comme « le langage fluide de l’anti-idéologie » (1) est davantage, ainsi que l’écrivait Pascal Bonitzer, « l’opération la plus convenue et la plus rassurante qui soit puisque c’est la technique même du discours publicitaire » (2). Il y a ainsi comme une amère logique à ce que ce soit sur Canal+, la chaîne de la parodie et de la dérision mâtinées de bonne pensée, que Debord aboutisse au stade ultime de la reconnaissance. « Le jour où les médias vont faire de Guy Debord un grand prophète qui avait tout compris, ce sera fini » (Marc-Edouard Nabe). Comme s’il en était, d’une certaine façon, conscient, Guy Debord, son art, son temps se contente de juxtaposer, avec quelques cartons en guise de surplomb théorique, des séquences devenues déjà des posters (le manifestant chinois face au char, la petite Colombienne prisonnière dans la mare de boue, un débat journalistico-littéraire grotesque, une défense télévisée de Bernard Tapie). Comme s’il n’était plus nécessaire de toucher aux images existantes, dont on verrait désormais naturellement qu’elles « ne prouvent que les mensonges existants » (3). Si l’art de Debord se réduisait à un art du détournement, sans doute son horizon n’aurait pu être que l’écriture de sketches pour Les Guignols de l’info.
Comme va le montrer La Société du spectacle réalisé en 1973, Debord tente de filmer directement la théorie, vieux rêve d’Eisenstein qui avait en projet de filmer Le Capital. Debord, lui, tente de donner une existence cinématographique à son livre clé, ouvrage essentiel qui pose les bases d’une critique radicale. La Société du spectacle, le film, superpose ainsi de larges extraits du livre à diverses images. Au spectateur de chercher une signification dans le rapport image-son, en suivant une dialectique parfois simple, parfois plus mystérieuse. Dans un premier temps, le film pose les bases de la théorie implacable de Debord sur le constat d’une séparation devenue définitive du spectacle et de la vie. Au moment où montages des images et textes semblent communier dans une relation qui ne serait pas seulement dialectique mais esthétique, dans un rythme quasi musical, et à l’instant où le spectateur en prend conscience, apparaît le carton suivant : « On pourrait reconnaître quelque valeur cinématographique à ce film si ce rythme se maintenait : et il ne se maintiendra pas. » Cette volonté de déjouer la fascination, à l’instant précis où elle se perçoit, s’appuie sur une connaissance parfaite de son propre art. C’est qu’à la théorie bétonnée, énoncée dans une langue admirable, va s’ajouter l’intime même comme persistance du vivant.
Déjà, La Société du spectacle s’achevait avec le rappel (« We few, wee happy few, wee band of brothers »), sur fond de photographies floues, d’amitiés insécables et lointaines (celle de Christian Sebastiani, Patrick Cheval, Asger Jorn, Ivan Chtchgelov). Déjà, les extraits contenus dans le film identifiaient Debord à Johnny Guitar, au docteur Omar de Shanghai gesture de Sternberg (« Je suis donc métis des plus purs. Je suis parent de toute la terre. L’humanité entière m’est familière »), à Arkadin incarné par Orson Welles (« Seules comptent comme années de vie les années qu’a duré une amitié »). Mais c’est avec In girum imus nocte et consumimur igni que la mélancolie de Debord sera la plus évidente. Vision rétrospective et travail de deuil pour un temps révolu, In girum… parle désormais au passé et en finit avec la vision volontariste qui voulait croire que les barricades de Mai 68 étaient le premier assaut contre le vieux monde. Avec ses travellings sur les canaux de Venise au son de Couperin, avec ses gros plans filés sur un plan de Paris sur fond du Whisper not de Benny Golson et Art Blakey, In girum… provoque une émotion authentique, expérience unique dont se souviennent ceux qui ont pu voir ce film désormais invisible. L’incroyable neutralité hégélienne de l’écriture se consume intérieurement face à la douloureuse perception d’un temps disparu. Paris, dont Debord dit que c’était « une ville qui était si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres plutôt que riches n’importe où ailleurs », y est évoqué avant sa destruction par l’urbanisme contemporain et d’être vidé de ses habitants. Les extraits convoqués éclairent le parcours de l’auteur de La Société du spectacle. Il se voit en Errol Flynn à la tête du 7ème de cavalerie (La Charge fantastique de Raoul Walsh) ou de la Brigade légère (La Charge de la Brigade légère de Michael Curtiz), en Lacenaire (Les Enfants du paradis de Marcel Carné) ou en diable (Les Visiteurs du soir de Marcel Carné). Biographie éclairée par le cinéma, In girum… est aussi la démonstration poétique de la façon dont une vie peut éclairer le cinéma lui-même. Et nous confirmer dans les raisons que nous avons de l’aimer.
1. in La Société du spectacle (Folio, Gallimard), page 199.
2. in Le Regard et la voix (UGE 10-18), page 73.
3. in In girum imus nocte et consumimur igni.
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