Des ados mal finis du Sud américain white trash, vus par le filtre d’une esthétique mal définie. Le film atmosphérique d’un garçon cyclothymique.
La première fois que j’ai vu Gummo, il m’a fallu près d’un quart d’heure pour être convaincu de son absolu génie. La deuxième fois, une heure trente pour commencer à en douter.
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http://www.youtube.com/watch?v=35Hg8bIFu-A
Ceux qui n’aiment pas Gummo en parlent comme d’un film inhumain et voyeuriste. Ils ont pour ainsi dire raison mais ils oublient de dire que c’est le seul film dont la durée aléatoire et distendue est voisine de celle de nos vidéos amateur Hi8, ce qui en fait un film domestique et beau. Un film populaire, mais aussi un ovni arty, imparfait et conscient de l’être. Le premier film d’un drôle de type qui, en signant à 18 ans le scénario du Kids de Larry Clark, prouvait son sens du trauma contemporain et des modes. A 22 ans, il réalise le clip de Sunday de Sonic Youth avec l’enfant star Macaulay Caulkin. A 25 ans, il termine Julien, le nouveau Dogme (oui, les Danois vidéofilmants), et commence Jokes, un décalogue produit en France sans compter un roman, un recueil de photos, des chansons pour son meilleur ami, Ben Lee. Il aime la matière, l’impureté et le mélange des supports. Il est crossover.
Chloe Sevigny, la club kid ultime, est sa muse ; Kahimi Karie, sans doute la plus belle Japonaise cerise depuis Hiromix, a composé un morceau en son honneur.Pour tout ça, entre autres, Harmony Korine pourrait bien agacer sérieusement. Détesté aux USA, Gummo est l’objet d’un véritable culte au Japon. Bruce La Bruce, Gus Van Sant, Werner Herzog, le photographe et écrivain germano-américain Collier Schorr et l’artiste new-yorkais Patterson Beckwith parrainent notre sweet Harmony.
Comment essayer, après tant d’écoeurement branché, de convaincre que Gummo vaut davantage que cela ? En parlant du film, ce cadeau. Gummo développe un état du bonheur adolescent assez… particulier. Il s’agit pour l’essentiel de s’exercer sous la pluie à tirer au fusil à plomb sur des chats, parfois déjà crevés, en écoutant Cryin’ de Roy Orbison. Lorsqu’on a évoqué cela, puis décrit le personnage de Solomon (un gosse de 13 ans ressemblant à un croisement entre un milk-shake banane et un rat) et brièvement évoqué un Bunny Boy maigre de 14 ans, pissant sur tout ce qui bouge en traversant le film de façon incongrue et inexpliquée, on aura un peu tout dit du scénario, de son approche stratosphérique et latente de l’espace, on aura tout résumé de cette balade haschischienne en pays redneck.
On évoquera aussi les tons orange de Nan Goldin en rappelant qu’on est largement dans une culture de Polaroid, où l’intime le partage à la performance. Parce que son immaturité (partie prenante de son charme trouble) l’oriente constamment vers une sous-culture urbaine trash, en voie de devenir chic, Gummo abuse de sa propension à ne filmer que des freaks (jumeaux, nain gay et noir, albinos, androgyne) et manque en permanence de déraper par son goût dérangeant pour le grotesque. Un grotesque dont on ne sait pas s’il vient du cinéma de Tod Browning, de « la grande famille des anormaux » de Michel Foucault ou du True stories de David Byrne.
Ce qui rattrape Gummo, le sauve et lui donne de la valeur, c’est l’incroyable question d’artiste et de cinéaste qu’il ne cesse, par tous les moyens impurs mis à sa disposition, de poser à la durée : « Qu’est-ce qui peut (encore) arriver ? » Le pire, toujours le pire… A elle seule, cette question à multiples réponses justifie l’intégralité de cette esthétique décousue, inachevée, temporisée par l’élocution défoncée d’adolescents mal finis, cette forme dyslexique qui semble à tout moment atteinte de la maladie de la déconcentration, ce style baladeur qui guette quelque chose quelque chose qui décidément ne vient pas.
Harmony Korine ne mélange la vidéo, le cinéma, le film super-8, l’art contemporain, la photographie et la musique que pour être au plus proche du mystère de la durée, faire la guerre à l’avenir et convoquer l’éphémère. Vivre l’instant prochain. Il erre entre les arts à la recherche d’une temporalité neuve, accidentelle, accidentée. Des matériaux filmiques différents, greffés les uns aux autres, eux aussi finalement étrangers à tout, mal à leur place. Tout est ramené à un état d’adolescence, mal défini, jamais loin de l’erreur, toujours à deux doigts du sublime.
Philippe Azoury
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