Jusqu’en 1993, Maurice Pialat refusera la publication de cet entretien réalisé un an plus tôt. Retrouvez ici toute sa verve et son humanité quand il évoque son enfance, son art et le milieu du cinéma.
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[A l’occasion de la sortie du numéro spécial anniversaire des 30 ans des Inrockuptibles, nous publions quotidiennement un grand entretien qui a marqué l’histoire du journal, en exclusivité pour les abonnés Inrocks Premium]
Maurice Pialat – Les questions qu’on me pose m’ont souvent foutu en rogne. Toutes les histoires qui courent, dont la plupart sont des calomnies, pfff… Dans mon entourage, des gens m’ont dit cette année “Ça y est, tu es accepté” et puis patatras ! c’est reparti de plus Belle. Le mieux, c’est d’ignorer ces choses-là, de ne pas y répondre. De toute façon, la réputation, elle est faite. Il faut la traîner, c’est comme ça. C’est ridicule. Et ça salit.
La plupart de vos films parlent des “petites gens”. Vous-même, dans quel milieu et quel environnement avez-vous grandi ?
Ma famille n’était pas constituée de petites gens mais, après la faillite de mon père, quand j’avais 2 ans, j’ai été élevé dans un nilieu populaire, à Courbevoie puis à Montreuil. J’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence parmi les petites gens, ce qui fait que je m’intéresse davantage à eux. J’ai toujours entendu dire que mon père avait eu des commis, des palefreniers, des bonnes à son service. Je n’ai pas connu ça.
Vous avez quitté la province quand la société de votre père a ait faillite ?
On ne pouvait pas vraiment appeler ça une société. Il était négociant, faisait du commerce de tout. J’ai gardé longtemps un de ses bordereaux de commande ; il y avait écrit dessus : “Bois, charbon, vin…” Comme disait mon père, il était “le roi du pays”. Il a fait faillite en deux ans, ce qui prouve qu’il était remarqualement doué (sourire)…
Après, il est revenu sur Paris où il était chauffeur chez Banania. Puis il a travaillé pour une boîte de persiennes et de rideaux métalliques, des trucs qu’on ne fait plus beaucoup aujourd’hui. Il a fait chauffeur-livreur jusqu’en 1937 et là, sa mère étant décédée, il a retrouvé une partie de l’héritage familial, ce qui lui a permis d’acheter un petit commerce à Montreuil. Là, du point de vue matériel, ça allait un peu mieux, mais c’était quand même pas Versailles.
Ensuite, mon père est retourné dans son “pays”, il a monté un petit bazar, mais les gens du coin lui ont fait concurrence et mes parents ont fini dans la misère. Dans les années 1960, il n’y avait que moi pour avoir des revenus mensuels plus bas que les leurs. Cette situation de pauvreté a duré longtemps.
Jusqu’à mon premier film (L’Enfance nue, 1969) et même après, je suis quelqu’un qui a vécu avec le strict minium, avec 200 balles par mois. Après avoir quitté Olivetti, de 1958 à 1968, j’ai essayé de percer dans le cinéma, j’ai fait quelques courts métrages et, pendant ces dix ans, je devais en être à 600 balles par mois en moyenne. Quand j’ai fait régulièment des films, ma situation financière n’était pas florissante.
Il a fallu attendre Police (1985) pour que je commence à gagner des sommes décentes. Depuis, ça va mieux, mais comme je tourne peu, c’est quand même pas brillant-brillant. Ah, j’ai oublié une autre des raisons de mon intérêt pour les petites gens : les études. On connaît plein de gens d’origine très modeste mais qui se saignent aux quatre veines pour que leurs enfants fassent des études. Moi, jamais mon père ne s’est occupé de moi, jamais. Jusqu’à la quinzième année, le niveau scolaire est tellement moyen qu’en ne foutant rien et en n’étant pas trop con, on se maintient.
Bon, j’ai eu facilement mon certificat d’études, j’étais le premier du canton. Après, au lycée, je ne foutais absolument rien. Je ne me souviens pas avoir appris par cœur une seule leçon de toute ma scolarité. Ça m’a finalement fait redoubler ma troisième, une injustice parce que je m’étais bien repris au troisième trimestre.
Je n’ai pas supporté de redoubler et j’ai foutu le camp. Je n’ai pas fait d’université ou de grande école, et j’en souffre beaucoup. C’est un handicap permanent. Ça m’empêche de m’exprimer clairement, je cherche mes mots. Ça, c’est une chose qui renvoie irrémédiablement dans le camp des petites gens, ce n’est pas comme si j’avais fait Henri-IV ou Louis-Ie-Grand.
Dans les lycées prestigieux, on fait des rencontres stimulantes, on se frotte à des gens costauds intellectuellement, on devient copains avec eux. Moi, je n’ai pas eu tout ça. J’étais à Marcelin-Berthelot (le lycée de Saint-Maur). Je ne crois pas que, de ce lycée de merde, il y ait jamais eu un seul type de valeur qui soit sorti. Le seul mec valable à Marcelin- Berthelot, c’était Léopold Sédar Senghor, qui y était prof.
Vous avez quand même fait les Arts-Déco.
C’était une espèce de dépotoir où se retrouvaient justement tous les types qui avaient foiré leurs études. Bon, il y avait quelques mecs pas mal dans le tas, mais c’était quand même un peu râpé d’avance. Les Arts-Déco n’étaient pas une école sérieuse, même pour ce qu’elle était censée enseigner.
Vos parents n’avaient donc aucune ambition pour vous ?
Non. Mon père, je lui en ai voulu toute ma vie. Il laissait tout filer. Ma mère aussi, curieusement. La réponse, ou plutôt l’interrogation, est à chercher du côté maternel, vers le père de ma mère. Cet homme était né dans les années 1870, il avait fait l’équivalent d’HEC, un niveau d’éducation exceptionnel pour l’époque. Et je ne sais pas pourquoi, il a fait toute sa carrière dans les chemins de fer, en repartant à la base. Il a quand même fini assez haut placé dans la compagnie PLM.
Je me souviens d’être allé une fois le voir avec ma mère, dans les bâtiments derrière la gare de Lyon, démolis depuis. La vision de la jeunesse engendre des transformations felliniennes : je voyais un bureau grand comme un hall de gare – c’est le cas de le dire – et mon grand-père assis au fond, avec des tapis rouges, c’était très imposant. D’autant plus impressionnant que j’avais l’habitude de le voir dans son petit appartement de Villeneuve-SaintGeorges. Bon, voilà un homme qui adorait son fils, mais c’est pareil, il l’a laissé se débrouiller tout seul, devenir électricien à 16 ans, etc. Mon père, comme cet oncle, n’a lui non plus jamais fait d’études.
Vous en êtes-vous rendu compte plus tard, ou le regrettiez-vous déjà à l’époque ?
On traîne quand même ce genre de casserole. Je me souviens du jour de la distribution des prix, quand j’ai quitté le lycée en troisième. Je devais redoubler, je ne voulais donc pas y aller, j’étais allé pêcher sur le pont de… comment ça s’appelle déjà… bon pied … ah, Bonneuil ! Une fille de la classe passait par là et m’a regardé avec un drôle d’air. Je sentais cette exclusion, bien sûr, mais pas de façon aussi consciente que plus tard.
Il y avait aussi quelque chose en moi, parce que si je l’avais voulu, si je m’étais révolté contre cette carence, cet abandon du père, j’aurais fait quelque chose. Or, je ne foutais rien. Après, pendant des années, j’étais poursuivi par l’angoisse de l’échec scolaire, par le fait de ne pas avoir mon bac. Si bien qu’à 23 ans, j’ai décidé de le tenter en candidat libre. Mais je n’ai pas assez travaillé et je me suis fait recaler de justesse, pour deux-trois points. Voilà. Même à 23 ans, je l’ai loupé.
Alors il y a le complexe par rapport aux scientifiques. Pourtant, quand ces gens-là parlent d’autre chose que de leur spécialité, je me demande parfois : “Et s’ils étaient aussi cons dans leur domaine ?” Moi, quand j’entends Reeves, je me gondole. Mais ce que je regrette le plus, ce sont les études de philo. Alors là, c’est bloqué entre la philo et moi, surtout que le jargon obscur des philosophes est un barrage. Il faudrait que quelqu’un s’attelle un jour à traduire les ouvrages de philosophie en langage simple. Vous avez lu le fameux passage de Heidegger sur les godasses de Van Gogh ? Ben oui, on entend ça, tout vient bien, ça roule bien … Finalement, on s’aperçoit que ça ne veut pas dire grand-chose et puis surtout, on peut dire qu’en peinture, Heidegger n’y comprend que pouic.
Avez-vous essayé de rattraper vos lacunes scolaires de manière autodidacte ?
Oui, mais ce n’est pas par hasard si chez Sartre, si je me souviens bien, l’autodidacte est un pédé. A l’époque où Sartre écrivait La Nausée, ce terrorisme de l’université faisait que ceux qui n’en sortaient pas étaient des rien-du-tout. Cette exclusion, ce mépris sont très courants dans notre pays. L’autodidacte peut toujours suivre des cours par correspondance, ça lui donne des diplômes, mais ça ne remplacera jamais le contact du milieu universitaire.
Votre scolarité a-t-elle été perturbée par la guerre ?
Comme beaucoup de gens, j’ai fait l’exode avec mes parents, j’avais 14 ans. D’ailleurs, on aurait tout aussi bien pu rester, mais il y avait encore toutes ces légendes sur les Prussiens qui coupaient les mains des enfants. Toujours est-il qu’un matin, pof ! on part. On ferme la boutique et on se retrouve à Clermont-Ferrand.
A l’époque, on était élevés avec des valeurs qui n’ont plus cours aujourd’hui : le courage, le patriotisme, etc. Alors assister à cette défaite, à cet exode, à cet abandon… Lartéguy écrit que, pendant l’exode, il avait perdu son unité et marchait seul le long d’une route, en tenue et en armes. Tout d’un coup, il y a une colonne allemande, une des premières, qui l’a doublé. Pour les Allemands, le soldat français n’était rien, ils ne lui ont pas prêté la moindre attention à ce moment-là.
J’ai longtemps voulu faire un film sur l’exode. Voilà, depuis, il peut se passer n’importe quoi de français, un match de foot ou autre, pour moi, c’est la honte … Beaucoup de choses alimentent ça : cette propension à être parmi les vaincus ou à faire trois pages sur quelqu’un qui a fini troisième. Je ne peux pas m’empêcher de penser que la France est moralement un sous-pays et, d’une certaine façon, j’ai honte.
Je porte cette honte que les autres n’ont pas. Les jeunes d’aujourd’hui s’en branlent. On leur a fait croire dans les livres de classe qu’on avait gagné la guerre. Un jour, j’ai eu la curiosité de feuilleter les pages de l’encyclopédie de la Pléiade sur la dernière guerre : De Gaulle et les résistants ont délivré la France. C’est ce qu’on enseigne aux jeunes. Pour la France, c’est le mensonge du siècle. On a été battus en 1940, point final. Après, bon, il y a des types qui ont pris le maquis, mais on peut les compter, quelques milliers, pas plus. Pendant l’Occupation, il y avait moins de résistants que d’enfants de soldats allemands. Par exemple, à Sarajevo, les Serbes ont bloqué plusieurs divisions allemandes pendant des mois. On ne peut pas en dire autant en France : nous, on n’a jamais rien bloqué.
Pendant cette adolescence, aviez-vous des passions ?
C’est complexe, il y a tellement de choses qui se mélangent et qui s’imbriquent… J’avais 16 ans. Il y avait, des deux côtés, des gars de cet âge-là ou presque, qui étaient soldats. Je voulais faire un film sur cette période, j’avais écrit la phrase suivante : “En somme, nous étions des planqués et pendant ce temps-là, il y avait des types de notre âge qui se battaient.” Mais ce serait trop long d’expliquer pourquoi je ne me suis pas engagé … On mène une vie douillette.
Aimiez-vous déjà le cinéma ?
Ah oui, mais le cinéma et moi, ça avait commencé avant la guerre. Comment un gosse de mon époque pouvait-il ne pas aimer le cinéma ? Impossible. J’ai vu beaucoup de films au patronage, chez les curés. Malins comme ils étaient, ils savaient comment faire salle pleine avec les gosses. A Courbevoie, il y avait une séance Pathé-Baby tous les jeudis : beaucoup de burlesques américains, des Chaplin, des Laurel et Hardy …
J’ai vu Le Continent perdu, un chef-d’œuvre fait juste avant King Kong par la même équipe. J’ai été marqué par La Bête humaine de Renoir, mais aussi par La Charge de la brigade légère, Les Trois Lanciers du Bengale, les Marx Brothers. Tout ça, c’était avant la guerre, avant la censure. J’allais tout voir mais, comme par hasard, les films de l’époque qui m’ont marqué sont tous de bons films. Hasard ? Intuition ?
Je voulais devenir officier de marine. Un oncle m’a beaucoup influencé. Il barbouillait lui-même. C’est lui qui m’a conseillé d’entrer aux Arts-Déco. Quand j’étais jeune, je voulais devenir officier de marine. Si j’avais eu le bac, j’aurais poursuivi dans cette voie-là. Mon oncle m’a conseillé les Arts-Déco parce qu’à vrai dire, je ne savais pas quoi faire. J’avais, paraît-il, quelques dispositions pour le dessin. Mais en sortant de l’école, j’ai travaillé deux ans chez un architecte, je voulais faire architecture. La décoration, ça n’a pas de sens, sauf pour quelques chochotteux. C’est architecte ou rien. Mais finalement, je me suis dit que c’était trop technique pour moi.
Vous n’aviez pas encore eu l’idée de vous lancer dans le cinéma, de bricoler des petits films ?
Quand on était jeune à cette époque, comment voulez-vous qu’une telle idée vous vienne à l’esprit? Dans notre patronage, on avait rencontré un flic passionné de cinéma, qui venait personnellement nous projeter des films, La Lumière bleue, par exemple. Il voulait qu’avec un copain, on joue dans un de ses films. Après, il a fallu attendre les années 1950.
Alors, comment en êtes-vous venu à débuter tardivement comme réalisateur ?
J’ai fait beaucoup de théâtre en amateur, toujours dans les patronages. J’ai monté et écrit des pièces. A la fin de la guerre, j’avais un spectacle assez proche de ce que faisait Robert Dhéry, un truc genre Branquignol. Ça avait du succès, on l’a joué dans tous les coins de banlieue. On avait monté une espèce de groupe influencé par les Marx Brothers, on allait jouer dans les machins du Maréchal… ah, comment ça s’appelait déjà ? Parce que le Maréchal, il était tout, même l’abbé Pierre … ah voilà: “l’entraide d’hiver du Maréchal”.
Et puis j’avais aussi écrit une pièce sur les prisonniers. Les prisonniers … Voyez comme tout était obscurci, rien ne filtrait… La Libération était en août et la fin de la guerre, le mois de mai suivant. A la Libération, on ne savait toujours pas ce qui s’était passé dans les camps. Alors moi, j’ai fait un truc sur les prisonniers de guerre, mais je n’avais pas idée de ce qui se passait dans les camps. On ne savait pas, c’était inimaginable.
Prenons la grande rafle de 1942. Bon, c’était dégueulasse, les gosses étaient embarqués, tout ça, mais on n’imaginait pas les camps de la mort, c’était inconcevable. Dans ma famille, on n’écoutait pas régulièrement Londres. D’ailleurs, je crois que Londres n’a jamais rien dit. Par contre, eux, ils savaient. Ils avaient les photos aériennes, les témoignages, les diplomates, la Croix-Rouge. Ils savaient qu’il existait des camps de la mort et ils n’ont jamais rien dit.
Quel a été votre cheminement du théâtre à la caméra ?
J’ai fait du théâtre amateur, disons jusqu’en 1945-1946, et je vais filmer pour la première fois en 1950, toujours en amateur. Quatre ans plus tard. Alors que j’ai l’impression qu’il s’est écoulé dix ans. Mais il n’y a aucune relation entre les deux. On a acheté une caméra Pathé – décidément, j’étais abonné à Pathé –, une 16 mm. Avec deux copains, on a tourné un court métrage que je n’ai jamais monté.
Plus tard, quand je travaillais chez Olivetti, j’ai tourné une espèce de burlesque avec les gens d’Olivetti. Et puis j’ai tourné un truc sur les villas de Palladio en Vénétie (Riviera di Brenta, 1952). que je n’ai jamais monté non plus. Vous comprenez, c’est comme la théorie d’Arnold Toynbee sur l’histoire et les civilisations. Quand les conditions de vie sont trop dures, une civilisation ne se développe pas. Quand on est coupé de tout, qu’on a une caméra 16 et deux copains – d’ailleurs assez mollassons – qui s’intéressent au cinéma comme ci comme ça, ben, y a rien à faire. Chez Olivetti en 1956, c’était différent, on était nombreux, ça les amusait, mais je faisais tout : je jouais, je tournais, je montais – hélas. Car je ne savais pas monter. J’aurais les rushes aujourd’hui, j’en ferais quelque chose de rigolo.
Pendant toutes ces années d’après-guerre, étiez-vous toujours un spectateur de cinéma passionné ?
J’ai toujours fréquenté assidûment les cinémas, excepté durant les périodes d’interruption dues au tournage de mes films. C’est seulement depuis deux ans que je n’y vais plus. Maintenant, je me traîne pour y aller, que ce soit par intérêt cinéphile ou par curiosité de l’air du temps … Je regarde les films à la télé. Bon, j’y retournerai sans doute un jour. Quand je loupe une rétrospective Mizoguchi, c’est con. Mais je les ai loupées parce que ça me pèse d’aller au cinéma.
Lorsque j’ai vu Patriot Games en salle, je me suis bien marré. Le genre de film où les fins esprits font une moue pincée. En plus, ils doivent trouver que c’est antiterroriste, donc pas bien. Un film très américano-américain. Moi, j’en ai rien à branler que ce soit américano, c’est un spectacle, quoi. Bon, ça va pas changer le cours des choses… Des fois, je me pose la question : “Est-ce que j’irais voir les films que je fais ?” Ben, la réponse, c’est que je ne sais pas trop.
Que reprochez-vous à vos films ?
Il faut faire autre chose. Soit dans une voie plus radicale, encore moins commerciale, ou alors des films qui marchent. Mais demain, si je décide d’aller plus loin, de faire des choses un peu plus … comme je voudrais, je crois que ça ne montera pas. Aujourd’hui, on ne peut pas faire des films d’une certaine tenue et espérer le gros public.
Pourquoi tout ce temps entre votre premier court et votre premier long métrage, L’Enfance nue, en 1969 ?
C’est pas de mon fait. J’étais sur liste d’attente, comme on dit. Encore un gros défaut dans le cinéma: c’est plus facile pour un type sans talent mais très démerde que pour un type qui a du talent mais timide. Quand je dis timide et beaucoup de talent, je ne pense pas spécialement à moi, parce que je ne suis pas particulièrement timide.
Enfin, je ne suis plus timide, je l’étais énormément à l’époque. J’ai eu l’occasion d’être l’assistant d’Ophuls et je n’ai même pas osé y aller. Je n’étais pas dans le système et si on n’y est pas, on attend un moment. J’essayais… On parle toujours de l’arrivisme des autres, mais on est bien obligé d’en passer par là. Je me suis amusé à feuilleter mes anciens agendas : le nombre incroyable de rendez-vous avec des gens plus ou ;moins connus et, tenez-vous bien, pas un, mais pas un de ces rendez-vous qui n’ait débouché sur quelque chose !
Pourtant, j’avais quelques courts métrages … L’école française du court métrage était plutôt meilleure que les longs métrages qui ont suivi. Les Français sont plutôt faits pour les petits trucs riquiqui. Hôtel des Invalides de Franju et Resnais, c’était pas mal. Le meilleur film français de la deuxième moitié du siècle, c’est Le Sabotier du Val-de-Loire de Demy.
Redoutiez-vous le moment de vous lancer dans un film de fiction ?
Je ne redoutais rien du tout, mais … C’est bien connu, je suis réputé pour être un réalisateur à problèmes, voire pour créer ces problèmes… Il y a toujours des histoires. En fait, un tournage, c’est une machine à fabriquer des histoires. Il y en a toujours sur un plateau, pour tout le monde. Ou alors, c’est une espèce de dindon qui tourne comme ça … J’en connais : ils préparent leur film pendant de longs mois avant le premier coup de manivelle. Ceux-là, la seule chose qui peut les gêner, c’est une ampoule qui pète ou un nuage qui passe. Le reste du temps, ils sont là sur le plateau comme des dindons, cot-cot-cot-codec… Mais à part ces cas-là, il y a forcément des problèmes sur un tournage.
Dans mon cas, ils viennent de ce que je suis, de ce que sont les autres, des rapports entre eux et moi. Ça a éclaté dès le premier film. Le premier tournage a été infernal, comme le seront après les tournages de tous mes films . Je dis bien : tous. A chaque fois pour les mêmes raisons. Comme quelqu’un qu’on laisserait au volant pour ensuite s’efforcer de le faire sortir de la route.
Je vous assure que je n’ai pas le complexe de la persécution. Dans le cas de L’Enfance nue, ça venait de l’hostilité des gens de l’équipe. Des gens qui ne devraient pas être là, qui ont toujours barré quelqu’un comme moi. Il faut obtenir un certain pouvoir, sinon ça ne passe pas. A l’époque de L’Enfance nue, je n’avais pas une miette de pouvoir. Les soi-disant producteurs sur ce film étaient des kapos, des flics, qui étaient là pour me surveiller. Avec le temps, j’ai fini par faire sauter tout ça.
Et pourtant, sur Van Gogh (1991). le tournage a été interrompu. Dans ces moments, je retrouve une énergie qui me permet de surmonter ça. Bilan : j’ai fait dix films et, sur les dix, cinq ont été arrêtés. Alors, c’est facile de me cataloguer. Les mecs comme moi ? Maso. Terminé. Maso. Puis d’autres trucs. Pervers. Bling, bling, ça clignote : maso, pervers, maso… Tout le monde ne voit que ça. C’est facile ! Que voulez-vous faire contre ça ? Franchement, vous croyez qu’un type va s’amuser à saboter perpétuellement la chose qui le fait vivre, qui le tient en vie ? Ça tient pas debout ! C’est vrai, il y a des gens comme ça. Je n’en suis pas. Ça prouve bien qu’il y a autre chose.
Ces crises ne vous aident-elles pas à travailler, au sens où elles vous motivent, vous redonnent de l’énergie ?
Non : ça se passerait normalement, ça irait dans l’ensemble beaucoup mieux. Dans les cas extrêmes, il y a bien un sursaut. Mais quand même, c’est toujours maléfique. Les films en pâtissent toujours. Pour en revenir à L’Enfance nue, c’est plutôt l’abandon de l’enfance. On a toujours cru que j’étais un enfant de l’Assistance publique. Je ne me félicite pas souvent, mais j’en profite pour me féliciter de ne pas avoir fait là le sempiternel film sur ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, genre Diabolo menthe et compagnie, les histoires de touche-pipi…
On a cru que c’était autobiographique. Cela dit, cette enfance blessée était quand même la mienne d’une certaine façon. Le malheur d’une enfance ne vient pas des conditions sociales ou matérielles. Moi, matériellement, ça allait assez bien, mes parents ne m’ont pas maltraité, ils m’aimaient beaucoup et je le sentais, mais il y avait cette carence. Quand je fais ce premier film en 1968, j’ai 43 ans mais je suis encore comme un adolescent. On dit bien que certaines personnes restent enfants toute leur vie.
Tous ceux qui font un film sur leur enfance, c’est comme un médicament : le film provoque quelque chose en eux qui les fait se retrouver au stade de l’adolescence . Même si c’est un film-aspirateur à pognon, il y a toujours une part de sincérité. Que ce soit Kurys ou Michel Lang, ils se retrouvent en adolescence. Mais on fait ce genre de film à 30 ans et plus. Moi, quand je le fais, j’en ai déjà 43, ça commence à être limite. Je me souviens d’une phrase que je me répétais sans arrêt : “Mon enfance, c’était une plaie à vif.” L’identification se fait là-dessus. même si le film n’est pas autobiographique, c’est quand même moi.
Alors un ami – soi-disant, parce que si c’était un vrai ami, il n’aurait pas pu penser une chose pareille – voit L’Enfance nue il n’y a pas longtemps, en sort bouleversé et dit à ma femme : “C‘est bien Maurice, là, quand il jette le chat dans l’escalier.” Et voilà… Voyez… Pour tout le monde, je suis le type qui peut torturer un chat. Sauf que ce gosse qui jette le chat, c’est pas moi. Quand j’habitais Montreuil, j’avais des voisins qui étaient vraiment des sales types : un jour, ils ont lâché un chat comme ça. Pan, pan, pan, sur la rampe. Ça m’avait marqué. Moi, il n’est pas pensable que je fasse de telles choses…
Aviez-vous déjà défini votre méthode de travail et vos relations avec les comédiens dès L’Enfance nue ?
j’ai été aidé par les techniciens de l’équipe qui n’étaient pas bons. Les comédiens non professionnels étaient parfaits. A un moment, je n’avais pas pris garde, les techniciens ont commencé à leur filer des marques scotchées sur le sol. Je tiens à le dire une bonne fois pour toutes : il n’y a pas d’improvisation dans ce que je tourne. Sauf quelques improvisations de mots dans le texte, mais c’est tout.
C’est pas cette fameuse époque où il y avait les intellos, là, sur une table, avec beaucoup de bouteilles pour dérider l’atmosphère, qui parlaient… On retrouve encore ça dans les “grands moments” de Rivette, au moins jusqu’à “Machine et Machine en bateau” (Céline et Julie vont en bateau, 1973)… C’est nul, ça. Bref, avec les acteurs de L’Enfance nue, on passait parfois de notre conversation courante à la scène proprement dite, on ne sentait pas la différence entre hors-texte et texte : exactement pareil.
Alors tout d’un coup, le deuxième jour, je vois ces marques scotchées… En fait, c’était dirigé contre moi. Pour les mouvements que je leur faisais faire, merde, pas besoin de scotch. Il est vrai que j’avais un pointeur lamentable. Depuis, j’en ai eus d’exceptionnels. Le cinéma que je pratique demande une grande exigence pour le point.
Parce que vous travaillez beaucoup en plans-séquences, sans raccords ?
Vous rigolez ou quoi ? Bien sûr qu’il y a des raccords, je ne fais pas que du plan-séquence ! Mes acteurs bougent dans le plan. Alors pour le pointeur qui a tout préparé selon un angle et une distance précis, ça peut tout changer. En fait, c’est terrible, le cinéma : ce pointeur, cette espèce de crétin, je ne me souviens plus de son nom – il avait un nom de nain, en tout cas il était minable –, eh ben, j’y pense aujourd’hui, c’est lui qui a dû entraîner les repères scotchés parce qu’il n’était pas foutu de faire le point sur les gens qui bougeaient un peu.
Je me souviens de ces acteurs, ces “amateurs” comme disent les “professionnels”, l’une était terrorisée … Ce jour-là, on a dû donner à cette actrice un petit cachet de Valium parce qu’elle n’en pouvait plus : les marques de Scotch, le pointeur minable. Rétrospectivement, on a froid dans le dos d’avoir travaillé avec de tels bons à rien.
Quand je revois L’Enfance nue, je me dis que c’est un film mal fait. Dommage. Sous d’autres aspects, il est tellement bon… Enfin quand je dis “tellement bon”, je me comprends. Mais s’il était meilleur techniquement, ça ne lui ferait pas de mal, il aurait plus de poids. Si un boxeur a du punch ou de la résistance, mais qu’il lui manque un brin de technique, il est souvent battu. Pour L’Enfance nue, je n’avais pas d’idées préconçues, mais les circonstances du tournage ont introduit une méthode que j’ai développée jusqu’à la caricature dans La Gueule ouverte (1974) …
Caricature pour moi, parce que d’autres cinéastes ont été plus systématiques et ont fait leur réputation là-dessus… je leur laisse… mais on peut faire un film en dix plans. Je devrais m’amuser à faire un tel film. Quel repos ! Un film en dix plans peut être tourné en cinq jours. En tout cas, voilà l’origine de la longueur des plans chez moi. Dans L’Enfance nue, ils sont encore assez fixes, après j’ai amélioré mon truc… Parce que je considère quand même que c’est un truc. Ça remplace un autre truc : le découpage. Le champ-contrechamp, c’est le mal incontournable. Si vous remplacez le champ-contrechamp par des panoramiques, les acteurs ne sont jamais vraiment de face. Bon, Dreyer et puis Godard ont fait ça. Et puis, de temps en temps, ça revient. Woody Allen l’a fait, mais Woody Allen est un écrivain ; en mise en scène, il fait n’importe quoi. Le pana, vous balayez, c’est pire que le champ-contrechamp, qui reste le mal minimum.
Comment travaillez-vous la présence à l’écran de vos acteurs ? On parle souvent de conflits entre vous qui serviraient leur jeu.
Le conflit, ça peut servir à quoi ? On peut décontenancer un acteur, à la limite … Même s’il n’est pas très intelligent, il a toujours cet instinct-là, il n’est pas dupe et joue le jeu, c’est le cas de le dire. C’est pour ça que les enfants sont les plus doués pour ces trucs-Ià : ils ont vite pigé. Parfois, on tourne à leur insu, en camouflant la caméra ou le “moteur”. Il m’arrive de tourner sans rien dire, rien annoncer. Au début, j’avais déjà supprimé le clap : je pensais que le cinéma était le contraire du théâtre, pas besoin de lever de rideau. je n’ai jamais changé.
Maintenant, je tourne certains plans intimes où je fais simplement un signe de tête ou un coup d’œil vers le cameraman. Quand l’opérateur a une grande complicité avec moi, il démarre sans que je dise quoi que ce soit. Mais tout ça, ce ne sont que des trucs. Céline disait qu’il avait trouvé un style et qu’il s’y tenait. Je trouve ça renversant ! Bon, c’est vrai que tout le monde ne peut pas écrire comme Céline, mais s’en tenir à un truc…
Pour en revenir à mes trucs de clap, ça ne change rien au jeu des acteurs. Le jeu existe antérieurement à moi. Il n’y a pas de miracle : ceux qui ne sont pas bons ne sont jamais bons. On ne le dit jamais, mais dans mes films, j’ai beaucoup de gens qui ne jouent pas bien… Je vous assure. Je n’aurai pas la méchanceté de vous citer des noms.
En mettant vos acteurs sous une certaine pression, n’arrivez-vous pas à en faire sortir des choses uniques ?
Je peux prendre mon violon et vous en faire un air, de tout ça. Mais c’est du bidon, je n’y crois pas. Vous savez, les expressions humaines sont finalement assez limitées. Avec de bonnes marionnettes, on arrive à reproduire toute la gamme. Regardez Les Guignols de l’info : peu d’acteurs sont capables de ça.
Sur le tournage d’A nos amours (1983), Sandrine Bonnaire et Evelyne Ker se sont engueulées et vous aviez pensé utiliser cette dispute. C’est l’idée d’abolir la frontière champ/hors-champ, cinéma/vie ?
Sur ce tournage, Evelyne Ker – je l’aime bien, elle est très bonne – était jalouse de Sandrine. Il y avait de quoi : il n’y en avait que pour Sandrine. C’est vrai qu’on la couvait : le moindre truc, le moindre mot, c’était Sandrine, Sandrine, Sandrine. Au bout d’un moment, Evelyne Ker en a eu marre. Et un jour, elle a piqué sa crise …
D’ailleurs, ça a été très bénéfique pour le film, mais ça n’a rien à voir avec du terrorisme d’acteur, je ne lui avais rien demandé, c’est venu d’elle-même. Bien sur, on peut toujours dire que ça venait du fait que j’accordais tant de soins à Sandrine. Un réalisateur hypocrite aurait fait semblant de consoler Evelyne : “Ma petite Evelyne, tu vas avoir scène formidable” ; moi, je ne suis pas du tout comme ça.
Il s’est passé sur ce film des choses formidables qui n’arrivent jamais. C’est-à-dire que parfois, Evelyne Ker ne se préoccupait plus du tout du champ : à un moment, elle a foutu le camp dans le couloir et on ne pouvait pas la suivre avec les caméras. Elle tombe sur Sandrine à bras raccourcis: “Et ça veut faire du cinéma, et pour qui ça se prend ? Et pan et pan !” Malheureusement, il y a quelques scènes comme ça qu’on n’a pas pu garder. Pour un tas de raisons, le tournage d’A nos amours se traînait. On était là dans un décor, on tournait des scènes… pas mal, mais enfin, il n’y avait pas de… (il claque des doigts)… Ce n’est pas que je veuille seulement filmer des scènes où les parents filent des gnons à leurs mômes, mais le moment où Evelyne s’est emballée a filé un coup de fouet au tournage. A partir de là, on a tourné pendant deux semaines des scènes qui avaient un peu plus de punch. On le doit à Evelyne.
Il y a donc quand même l’idée d’utiliser les tensions du tournage dans vos films.
C’est exceptionnel. Ce n’est arrivé que cette fois-là. Non, je n’ai pas de système.
Prenons Sophie Marceau dans Police (1985). Vous attribuez la qualité de son jeu à son personnage ou à ce que vous avez su tirer d’elle ?
C’est le rôle qui change tout. Ça s’est un peu mal passé entre nous, parce qu’elle est arrivée avec des idées arrêtées, fausses évidemment. Elle était remontée … Et finalement, j’apprécie Sophie parce que c’est quelqu’un de direct. Avec elle au moins, ce n’est pas de côté.
Le premier jour, on a tourné des scènes qui ne prêtent pas à conséquence, plutôt un travail d’approche. J’en fais toujours et les comédiens s’en sortent toujours mal, parce que c’est un peu une façon de jeter les gens à l’eau pour voir ce qui se passe. Au théâtre, c’est bien connu que même les comédiens exceptionnels ne sont pas bons quand ils commencent à lire une pièce aux premières répétitions.
Dans ces scènes d’approche, je fais toujours tourner la caméra parce qu’on ne sait jamais ; même s’il y a très peu de chances, il se peut qu’on chope des choses excellentes, même un truc un peu loupé ou maladroit. Et donc, Marceau avait une scène très longue, qu’entre parenthèses elle avait apprise au rasoir – ce que j’empêche de faire d’habitude. Elle la savait par cœur mais était quand même un peu perdue. Elle l’a très mal pris et le lendemain, elle me “convoque” dans son espèce de petite loge. J’étais comme un petit garçon et elle a commencé à me faire la leçon, comme quoi je me comportais comme un entomologiste, que j’observais les gens comme ça, vicieusement… Elle se gourait complètement, la pauvre. D’ailleurs, maintenant, je ferai peut-être plus attention avec ces scènes d’approche. Après tout, c’est un travail, on cherche.
Vous dites qu’un acteur a une qualité antérieure au film ou au travail du réalisateur et, d’un autre côté, qu’un film se crée vraiment pendant le tournage, pas avant. N’y a-t-il pas là contradiction ?
C’est subtil parce que c’est contradictoire. Mais je ne me rétracte pas. Ce que je dis, je le crois. Ça veut pas dire que c’est vrai, mais je le crois, c’est ce qui me permet de travailler de cette façon-là. Mais je suis aussi prêt à changer de méthode de travail. J’y pense souvent, je l’ai même déjà fait. La facilité du plan-séquence – facilité pour moi ; pour d’autres, c’est une difficulté –, je l’ai plus ou moins abandonnée.
Mais vous avez raison : on ne peut pas prétendre faire quelque chose qui relève de l’instant alors qu’on dit que tout est réglé d’avance. En fait, je crois qu’il y a des deux. Je minimise la part réglée d’avance. Travailler la spontanéité, le moment présent, me permet d’éliminer une chose que je déteste : le jeu théâtral. Je devrais dire “jeu de cinéma”, ce jeu à l’américaine où tous les effets sont calculés au millimètre près. On voit bien tous ces acteurs, les Nicholson, les Meryl Streep, on pourrait les citer tous, ils sont formés pour ça et sont bons, vous sortent des regards répétés des dizaines de fois, pIaf pIaf ! Et ça fonctionne.
Moi, franchement, je n’ai jamais essayé ça,je ne sais pas si je serais bon. Je n’aime pas ce travail à l’américaine parce que c’est un travail entièrement d’artifice. Moi, je joue sur la durée, quitte à couper et à faire finalement comme tout le monde, à tout tripatouiller au montage. Le montage, c’est un bien, parce qu’à partir d’une chose amorphe, on fait un film ; mais c’est aussi le plus grand mal du cinéma. Un mal nécessaire. Je tripatouille le moins possible… en quantité. Mais c’est quand même du tripatouillage. Le montage, c’est une affaire de contact physique, d’adresse manuelle. Moi, je ne suis pas adroit, je fais un montage plus cérébral, plus lent. Heureusement, il y a Yann Dedet, mon monteur…
Dans Sous le soleil de Satan (1987), vous avez filmé un événement surnaturel. Avez-vous dû forcer votre caractère ?
C’est de la fiction, ça n’a rien à voir avec la vie quotidienne. Le plus gros reproche qu’on me fait – faut bien qu’on trouve quelque chose –, c’est le réalisme. Je suis tellement réaliste que j’en suis borné, paraît-il. Quelqu’un qui ne veut pas sortir du réalisme, c’est quelqu’un qui n’a pas d’imagination… Beaucoup de peintres ont peint la Résurrection, Rembrandt a peint les pèlerins d’Emmaüs, mais il ne croyait peut-être pas.
L’apparition, dans Sous le soleil de Satan, est pratiquement la seule scène fantastique de votre cinéma.
Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai tourné le film pour ça, mais à l’origine, ce que j’aimais beaucoup dans ce roman, c’est – sauf peut-être ce pseudo-miracle, pas trop mal – les rencontres avec Mouchette, le suicide de Mouchette, que je trouvais chez Bernanos inutilement mélodramatique. En plus, totalement invraisemblable. J’ai demandé à des médecins : des gens qui se tranchent la gorge comme ça n’existent pratiquement pas. Dans la plupart des cas, ça s’est arrêté à la trachée, ils n’ont pas touché à la carotide. C’est rarissime. Remarquez, Mouchette étant un être d’exception … Chez Bernanos, c’était du grand guignol…
Vos personnages sont souvent dans un état de douleur intense. N’êtes-vous jamais tenté de filmer l’apaisement ?
Oh si ! Peut-être que le prochain film sera comme ça. J’aurais aussi bien aimé filmer la joie, le comique. Vous savez, je ne mène pas une vie qui ressemble à mes films. C’est curieux, mais à chaque fois que je pars dans des choses drôles, je vais dans la tristesse. Ça ne m’empêche pas d’avoir des réactions saines, j’aime la rigolade. Par contre, quand je tourne, j’ai une espèce de fuite, comme ça, pfuitt… et alors c’est lourd, ça devient de la grosse rigolade. La grosse rigolade n’est pas drôle pour le spectateur. C’est lourdingue.
J’ai souvent été tenté de faire un film comique. Je me suis abstenu, d’abord parce que je risquerais de me péter la gueule… Mais après tout, qu’est-ce que ça peut foutre? Le comique est plus difficile, c’est une évidence. C’est dommage, mais je n’arrive pas à écrire pour la comédie. Pourtant, des fois, ma femme me dit : “Pourquoi tu mettrais pas telle réplique dans ton film ? C’est plus marrant que d’autres” ; oui peut-être, mais il faut quand même tenir la distance. Faudrait que j’essaie. Là, je voulais faire un film qui s’appelle L’Avion, une sorte de Y a-t-il un pilote dans l’avion ? à la “framçaise”, et bêtement, j’ai abandonné. Je suis con parce que ça marcherait peut-être.
Le fait que le gag tire vers l’invraisemblance est contraire à votre cinéma, qui tend, lui, vers la vraisemblance.
Mais il y a des trucs invraisemblables dans mes films. Tenez, dans Van Gogh, les invraisemblances pullulent. Le pire, alors qu’on a tellement fait attention, c’est que ce film est bourré d’anachronismes. Par exemple, la chanson Le Fiacre n’était pas encore écrite à cette époque. En plus, c’est pas bon quand Maurice Coussoneau chante Le Fiacre, ça ne sert à rien, je voulais l’enlever et on n’a pas pu. La Butte rouge a été écrite en 1920 et dans Van Gogh, je situe ça en 1890, trente ans avant ! La gamine parle de l’Harmonie des Chemins de fer du Nord, alors qu’elle n’existait pas encore. Et il y en a d’autres. Mais le pire, l’Himalaya de l’invraisemblance, c’est que Dutronc ne sait pas peindre, alors qu’il est censé incarner un génie de la peinture.
Là, on touche au cœur d’une question essentielle du cinéma.
Là, on touche à la merde, oui. Parce que c’est pas bon. Fait chier. Je suis en rage avec ça.
N’est-ce pas plus vivant que Dutronc ne soit pas peintre, qu’il amène quelque chose de personnel au personnage ?
Il y a cette scène que j’aime tant, une des meilleures que j’aie jamais tournées : celle du piano entre Dutronc et la petite Alexandra London. Dans cette scène, Dutronc peint. Même un mauvais peintre ne peint pas comme ça.
On parlait de l’opposition entre tristesse et comédie, lourdeur et légèreté. Dans Van Gogh, avec des scènes comme celle du repas, vous tendez vers la joie de vivre et la comédie. Ce qui est nouveau pour vous.
Mais ça reste lourdingue. C’est de la grosse rigolade. Voyez le genre de réplique comique que je suis capable d’écrire, dans La Maison des bois par exemple : le bedeau boit le vin de messe avec les enfants de chœur et tout d’un coup, on lui dit : “Monsieur, voilà l’enterrement qui arrive” ; et il répond : “Oh mes enfants, il ne faut pas mélanger la bière et le vin.” Voilà le genre. Voyez, vous n’avez même pas compris tellement c’est lourd.
Vos personnages n’arrivent pas à s’en sortir. Comme si la dégringolade était inéluctable.
C’est à la fois facile et tellement proche de la vie. Regardez, aujourd’hui, on nage dans le caritatif. On traînaille l’abbé Pierre, à la limite, c’est même plus un cureton. Je crois surtout que ce qui a été perdu, c’est la foi. Ça vous fait rire,je vois votre œil qui s’allume. On ne croit plus à ce qu’on fait…
Moi, je fais souvent les choses comme je pisse et je le déplore. Mes films se ressemblent tous : je crois à quelque chose, je bâtis un truc, puis je vois que ça se passe mal et je dis : “Et puis merde, allons-y quand même.” Après, il y a un sursaut, parfois pendant le tournage comme dans Van Gogh. Ou pendant le montage. Bon, ça marche comme ça, mais c’est un peu n’importe quoi. Le malheur dans mes films, c’est pas moi, c’est l’époque, et encore, ils ne sont pas assez durs, assez sévères. Prenez n’importe quel journal n’importe quel jour, c’est tellement effarant. Je vois pas comment on peut faire des films poilants là-dessus.
Maintenant, êtes-vous plus intéressé à filmer le bout du tunnel, la façon dont les gens peuvent combattre la déchéance ou la mélancolie ?
C’est vrai, ma vie a changé. Bon, il ne s’agit pas d’une question d’âge, mais il m’aura fallu tout ce temps-là pour trouver enfin quelqu’un avec qui ça aille à peu près, quelqu’un qui ne soit pas un ennemi. On parle toujours d’histoires d’adultère, de couples qui se déchirent, mais il y a aussi carrément des couples ennemis. Voilà, l’ennemi est dans la maison, c’est le cheval de Troie. J’ai fait trois films depuis que j’ai rencontré Sylvie.
Tenez, essayons de faire un bilan. Police, j’avais une bonne idée de départ, une idée toute simple. Celle d’un polar au quotidien, qui montre les flics comme ils sont, au travail, au bureau. Ce qu’on ne voit jamais au cinéma. Pas les flics héros de polars américains ou ceux du type Quai des Orfèvres de Clouzot. Même Maigret est un flic imaginaire, un flic qui n’existe pas. Police, c’était une bonne idée, mais je l’ai mal suivie, parce que j’étais pris par d’autres éléments. Je ne le regrette pas. C’est comme ça, c’est fait…
C’est sûr qu’aujourd’hui, il suffirait que j’aie dix années de moins pour que je ne sois pas le même homme. On ne peut rien y faire, on sait qu’on s’approche du truc et que ça va être cuit. Hitchcock fait son dernier film à 77 ans, il y en a quelques-uns qui ont été un peu plus loin. On s’use. Bon, Police aurait dû être bien mieux. Au début, je voulais le faire avec de grands flics. Puis finalement, je me suis rabattu sur les petits flics de la base. Police aurait dû être un très gros succès. Ça s’appelait Police et il n’y avait même pas de cascades de bagnoles, pas de coups de feu…
Les interviews, c’est bien quand on s’aperçoit de choses qu’on n’avait jamais formulées. Je viens de comprendre pourquoi ma vie avait changé en 1982, malgré l’âge qui était là. Ma vie a profondément changé mais malheureusement, ça ne s’est pas traduit dans mes films parce que je suis perdu dedans. Et puis, les sujets trop près de l’os sont très délicats. Quand on voit la France d’aujourd’hui, le débat autour de Vichy … Soit les gens s’en foutent totalement, soit ils ont une idée complètement arrêtée : par exemple, “Vichy, c’est la merde”, ce qui est d’ailleurs vrai. Je ne parle pas de faire un film sur Vichy au sens strict, mais d’un film qui touche à des choses comme ça, sur la France.
Voilà pourquoi, après Police, j’ai repoussé ce film sur la France d’après-guerre telle qu’elle était vraiment, pas la France de la version officielle. Ce film, je ne le ferai peut-être jamais, parce que si je le tourne, je crois que ça sera le dernier … Après tout, Police n’était qu’un truc de flics et finalement, j’en ai rien à branler des flics. Mais j’hésite à faire ce film qui me tient à cœur. Alors, au lieu de faire ce film, j’ai tourné coup sur coup deux sujets que je traînais dans ma tête depuis vingt ans, Sous le soleil de Satan et Van Gogh. Van Gogh, je l’aimais depuis 1940, quand j’étais étudiant aux Arts-Déco.
Pourquoi les avoir réalisés ?
Parce que je suis comme je suis et que je fais parfois des choses aberrantes. Comme si j’avais tout le temps devant moi. Dans le fond, c’est pratique. Je savais que je pouvais faire Van Gogh les doigts dans le nez. Pas comme je l’ai finalement fait, ça aurait pu être un film plus intéressant, moins superficiel. J’ai fait une sorte de Vie parisienne. Dans le Satan de Bernanos, il y avait une espèce de fièvre hallucinée. C’est curieux que j’aie fait ces films-là. Ça prouve qu’il y a quelque chose qui ne peut pas être guéri par le simple fait que ça aille beaucoup mieux dans la vie privée.
Dans Van Gogh, il y a quand même des scènes de lumière et d’allégresse.
Le cas Van Gogh était très simple : c’était un mec qui peignait, point. Pas si bien qu’on le dit, mais il peignait. Le reste … Je crois qu’il ne devait pas avoir de vie, ce type-là. Peut-être des bouffées, de temps en temps : triquer, se branler, aller voir une pute ou je ne sais quoi.
Dans vos films et dans votre vie, la douleur a notamment la famille pour origine. Le fait d’avoir un enfant a-t-il changé votre regard sur la famille ?
A mon âge, on ne se rend pas compte à quel point un enfant, ce n’est pas du tout ce qu’on croit. A votre âge, c’est différent, c’est dans la logique. A mon âge, il y a tout d’un coup une vitalité qui est redoutable. Avoir un enfant entraîne plein de choses très positives, mais pas que ça. C’est crevant. Depuis que le gosse est né, je suis sûr que j’ai beaucoup de troubles que je n’avais pas avant.
En aucun cas, filmer une amélioration des choses ne peut vous intéresser ?
Mais enfin ! Depuis que vous êtes né, vous avez vu quelque chose s’améliorer ?! Il n’y a pas d’amélioration.
Vous en avez pourtant évoqué une dans votre vie personnelle.
Mais c’est mon petit truc à moi. Une phase ascendante qui va se terminer par le grand plouf. Le grand plouf, c’est pas une amélioration. Bon, il y a un passage, là, qui est plutôt mieux… Quand je pense à mon gosse, je me dis que plus je vais vivre vieux, plus ce sera terrible. J’ai failli perdre mon père à 11 ans. Il paraît que je m’en foutais ; mais j’avais de l’impétigo sur tout un côté du visage. A l’époque, on appelait ça la gourme. Berri et sa sœur ont été plombés pour le restant de leurs jours par la mort de leur père – le père Langmann était un homme exceptionnel. Arlette avait seulement 15 ans. On s’en remet difficilement.
La psychanalyse peut-elle aider ?
Ah ben voilà. Nabokov appelait Freud “le charlatan viennois”. J’aimais pas beaucoup Nabokov, mais je l’aime un peu plus depuis que je sais qu’il a dit ça. Je regrette de ne pas avoir trouvé cette formule. Regardez comme ça va mal depuis que la psychanalyse a été “inventée”. C’est un foutoir effrayant. Vous allez en analyse, vous ? Comment Freud peut-il se permettre d’interpréter les rêves de personnes qui les lui ont racontés ? Un rêve, par principe, c’est inracontable. Pour celui qui ne les a pas vécus, ça doit être encore plus étranger que pour celui qui les a rêvés. L’Interprétation des rêves, c’est un bouquin de madame Soleil. Tout ça, c’est du charlatanisme. Nous sommes dans l’époque du baratin, du baratinage. La télévision utilise un langage issu directement de la psychanalyse et le public suit le mouvement.
Maintenant que votre vie s’est stabilisée, notamment du côté familial, redoutez-vous un ramollissement de votre cinéma ?
Rassurez-vous, je ne me suis pas embourgeoisé du tout, il n’y a rien de changé. Quand on échappe un peu à des gens néfastes qui vous font du tort, ce n’est pas pour autant qu’on se ramollit. Et pour ce qui est du problème de l’âge… Il y a l’exemple de Renoir, un homme qui, à partir de la cinquantaine, ne fait – à mon avis et malgré tout ce qu’on a raconté – rien de bon ; il est très vite vieux, quoi. Moi, je ne sens pas ça pour l’instant.
Redoutez-vous la sagesse comme un “vice de vieillard” ?
Oui, je dis souvent : “sérénité : sénilité”… La sérénité, je sors mon colt et je tire. Enfin, moi, ça ne me concerne pas, la sérénité. Je n’ai pas besoin de lutter contre. Je ne serai, heureusement pour moi, jamais serein… cui-cui (rires)…
Dans vos films, les femmes sont dominatrices, garces, cruelles. Avec Van Gogh, cette vision évolue.
C’est ça. J’ai connu des garces … Ecoutez, c’est pas la peine de se cacher la tête sous le sable. Faire Nous ne vieillirons pas ensemble (1972), où je décris sans complaisance l’abandon d’un type par une femme, c’est pas courant. Généralement, les mecs aiment se montrer comme dans les romans américains, ils prennent quatre doigts de whisky, ils tirent une gonzesse pendant toute la nuit.
Nous ne vieillirons pas ensemble, passe encore. Mais après, tourner Loulou (1980), l’histoire d’une bonne femme qui se barre avec un autre mec, écrite par ma femme, Arlette Langmann. Et ça ne s’est pas passé exactement comme elle le raconte, je ne suis quand même pas resté planté là comme une courge… Loulou, voilà un film de la honte ! On ne peut pas tomber plus bas. S’il y a un film que je n’aurais jamais dû tourner, c’est bien celui-là. Après, je m’étonne qu’on me traite de maso…
Mais le personnage de Depardieu n’est pas…
Là, vous n’y êtes pas du tout. Je ne suis pas Depardieu, je suis Guy Marchand. Huppert quitte un bourge, Marchand, pour aller avec un loubard, Depardieu. Je suis Marchand, moi ! Mais on fait pas un film pareil, c’est pas possible ! Ou alors, on introduit d’autres personnages… Un auteur, il doit prendre tout ce qu’il trouve, c’est comme les ramasse-crottes de Chirac. Mais faire écrire son autobiographie par quelqu’un d’autre, ça ne va pas. En plus, c’est totalement faux.
Pourquoi alors l’avoir fait ?
Parce qu’à l’époque, c’était un scénario qui tenait la route et moi, j’étais tricard. Je ne voyais que le côté pratique des choses : je m’en foutais. Mais à la réflexion, il aurait mieux valu que je tourne autre chose. Tiens, puisqu’on parle de scénario, j’ai un bouquin déjà écrit en partie où je parle de la dictature du scénario. Or, une chose est certaine, on ne lit jamais de bon scénario. Ça n’existe pas. Hollywood a fait des essais avec des grands écrivains, Faulkner, Fitzgerald, ça n’a jamais collé. Alors je m’excuse de dire ça, je ne me vante pas souvent, mais les scénarios de Nous ne vieillirons pas ensemble et Loulou sont parmi les meilleurs que vous lirez jamais. Meilleurs que les films que j’en ai tirés. A part ça, les bons scénarios, ça n’existe pas.
Vous condamnez la dictature du scénario. N’est-ce pas un point commun avec la Nouvelle Vague, que pourtant vous critiquez beaucoup ?
De qui vous parlez ? De Godard ? Les autres avaient tous des scénarios.
Le célèbre article de Truffaut, Une certaine tendance du cinéma français, ne condamnait pas le scénario, mais la soumission d’un film à son scénario.
Eh bien, ses théories, il ne les a pas tellement appliquées. Ce qu’il a tourné, c’est complètement scénario. Tant pis pour la vacherie, mais je trouve que quand on voit ses films, on lit le scénario à travers. On voit pratiquement les indications : “Extérieur. La voiture entre dans le garage.” Le scénario, c’est rien, c’est même pas un squelette, même pas des arêtes.
Il est quand même étonnant que vos deux “bons” scénarios, Nous ne vieillirons pas ensemble et Loulou, aient donné deux “mauvais” films ?
Faut pas exagérer ! J’ai pas dit “mauvais”, j’ai dit “moins bons” que le scénario. Parce qu’ils n’ont pas été tournés comme il faut. On pourrait dire que meilleur est le scénario, plus difficile est le tournage.
Votre ressentiment envers la Nouvelle Vague s’est-il atténué avec le temps ?
Au contraire.
N’aviez-vous pas quelques principes fondamentaux en commun ?
Aucun. Sauf, malheureusement, qu’on a tourné à peu près à la même époque – moi plus tard et dans de moins bonnes conditions. Encore que leurs films n’étaient pas formidables … C’est malheureux parce que je n’ai pas de haine – et puis d’abord, ils ne méritent pas qu’on les haïsse, ils ne sont pas méchants, ils sont tellement pas méchants que ça se voit dans leurs films.
Mon ressentiment ne diminue pas, au contraire. Entre autres choses, ils n’ont jamais eu la cruauté nécessaire à qui prétend être artiste. Vous savez, cette cruauté qu’on a pendant le match, qui fait .dire d’un lutteur : c’est un tueur. Ils n’ont jamais eu ça une seconde. Aucun. Ce qui me confond, c’est que des gens de votre âge puissent encore parler de la Nouvelle Vague. C’est incroyable. Vous ne connaissez pas la colère, vous n’êtes jamais en colère ?! Je vais peut-être écrire un bouquin, parce que ce n’est pas dans des interviews que je vais expliquer ces choses. Ici, ça pourrait se résumer à des insultes … et ce n’est pas intéressant.
De toute façon, ils peuvent être supérieurement intelligents, ces types-là – c’est ce qu’ils ont cherché à faire croire et ils ne l’étaient pas tellement d’ailleurs, ils étaient même souvent bien bêtes ; le manque de talent, c’est tout de même souvent lié à la bêtise. Mais ils peuvent être suprêmement intelligents et moi, suprêmement con, n’empêche que, moi, je filme bien et eux filment mal. Mais eux tournaient, et avec quelle insolence… Si seulement ils avaient pu mettre cette insolence dans leurs films. Là, tout d’un coup, il n’y avait plus d’insolence. Et moi, je ne faisais rien. Alors c’est vrai, sur ce plan-là seulement, il y a un ressentiment.
N’y a-t-il pas la moindre petite qualité que vous reconnaissiez à la Nouvelle Vague ?
Je ne mets pas Godard dans la Nouvelle Vague. Quand j’en parle, ça ne comprend jamais Godard. Mais Godard, le truc philosophique sur le travelling, tout ça, y font chier… C’est pas lui qui a dit que le travelling était une affaire de morale? C’est du pipeau, tout ça.
Vous avez souvent déversé votre fiel sur Godard. Fiel derrière lequel on voyait poindre l’admiration.
Ce n’est pas de l’admiration, c’est une certaine affection – je ne suis pas tellement admiratif, moi. C’est un peu paracinématographique, ce qu’a fait Godard, mais très intéressant quand même. Malgré tous ses défauts – et j’en ai aussi beaucoup – , c’est un homme attachant. Il y avait des choses attachantes chez Truffaut, mais aussi des choses très déplaisantes. Ce que l’on pourrait me reprocher, justement, c’est de continuer à déverser ma bile, alors qu’à partir du moment où on savait que le grand champion de la Nouvelle Vague était malade, j’aurais dû me taire – parce que sa fin m’a beaucoup touché. Je ne l’ai pas rencontré à ce moment-là, on se connaissait si peu, mais ça se voyait de loin. Il y a deux morts dans ma vie qui m’ont particulièrement touché – l’une évidemment plus que l’autre puisqu’elle est très proche : celle de mon père et celle de Truffaut.
J’emploierai le mot “dignité”, alors que ce n’est pas dignité, ce n’est pas courage non plus, mais quelque chose qui révèle quelqu’un quand il va mourir et qui n’échoit pas à beaucoup. Où là, tout d’un coup, on retrouve vraiment quelqu’un, comme il est vraiment, profondément. Quand A nos amours (1983) a eu le césar, Truffaut était sur scène, je suis monté, je l’ai embrassé et ça l’a beaucoup surpris. Je n’avais jamais embrassé Truffaut de ma vie, ça va de soi, c’est à peine si je lui avais serré la main. Et pourtant, là, c’était spontané. Ce qui était aussi touchant, c’était le comportement discret de Fanny Ardant auprès de lui.
Vous dites qu’un cinéaste ne doit pas être hypocrite, ne peut pas dire : “Tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil.” Mais, inversement, peut-on dire : “Tout le monde, il est laid, tout le monde, il est méchant” ?
Ce n’est pas “Tout le monde, il est laid, tout le monde, il est méchant”, c’est “Tout le monde, il est laid, tout le monde, il est lâche”. Vouloir mener une vie exemplaire, ça ne rime à rien, mais il faut peut-être essayer de corriger certaines choses. Vous essayez de me faire admettre que je vois le monde… dégueulasse.
A moi de vous poser une question : vous avez l’impression qu’il y a un salut, ou des saluts, ou même des solutions actuellement pour que le monde aille mieux qu’il ne va ? Je souhaite vivement aux jeunes générations d’avoir… cet élan, ce qu’on appelait tout simplement l’amour. Sûrement que ça existe encore, je le souhaite… Si je me contentais de “vivre l’instant” – ce qui m’a toujours foutu en rogne, “vivre l’instant”, ce n’est pas en moi –, je serais plus calme, mes films seraient léchés, chacun serait un chef-d’œuvre et puis, moi, j’aurais une vie calme, équilibrée, sereine, et tout. Mais qu’est-ce que ça veut dire, ça ?!
Vous fuyez l’hypocrisie et les bons sentiments. Peut-on s’offrir le luxe de s’en passer complètement ?
Impossible. L’autre jour, Huppert m’a entrepris dans le hall de l’immeuble, elle m’a dit que j’étais l’homme du consensus alors que j’étais si peu consensuel. Elle visait juste, car j’ai passé mon temps à faire des concessions, donc à être hypocrite. On dit que je suis intègre, que je refuse les concessions, voire les compromissions, les magouilles… Je ne cours pas après, je n’en fais pas ma tenue de service comme certains, mais… Celui qui est complètement intègre ne tourne pas. Lorsqu’on fait son premier film, on lèche le cul de tout le monde.
Etre sympathique, est-ce toujours une hypocrisie, comme le dit Dutronc dans Van Gogh ?
Non, bien sûr, ça c’est bête. Je crois que ça existe, des gens vraiment sympathiques, il n’yen a pas beaucoup. On les voit, les braves gens : du fait qu’ils sont braves, ils se font souvent avoir. Mais les autres, c’est hypocrite, ils ne sont pas sympathiques, et c’est pire. Un ami disait : “Moi, j’aime pas ces peuples où les gens sont vachement accueillants, comme les Américains ou les gens du Midi.” Les gens du Midi ne sont pas sympathiques, par exemple, mais leur accent l’est, et puis il y a eu les films de Pagnol, Les Lettres de mon moulin, La Chèvre de monsieur Seguin, tout ça … Pagnol n’est pas sympathique du tout, et heureusement, parce que ce qu’il y a de moins bien dans ce qu’il a fait, c’est ce qui paraît sympathique.
La sympathie étant rare, est-il impossible d’avoir des amis, est-on condamné à la solitude ?
Totalement. A votre âge, on croit avoir beaucoup d’amis, c’est après qu’on se rend compte qu’on n’en a pas beaucoup. Qu’est-ce que j’avais comme copains ! Moi, je ne vois plus aucun des amis que j’avais quand j’étais jeune. C’est fini. Tout compte fait, on n’avait pas beaucoup de points communs. Quelle est, pour moi, la meilleure façon d’être ami avec quelqu’un maintenant ? C’est de rencontrer un jeune gars à qui je donnerais un coup de main parce que je reconnaîtrais chez lui quelque chose qui me plairait, qui aurait les mêmes goûts que moi ? Franchement, le jour où j’aiderai quelqu’un … Je crois pourtant qu’au fond, je suis généreux. Mais comme j’ai dit souvent, jamais personne ne m’a donné un franc. J’attends encore. Personne ne m’a jamais aidé. Dans le cinéma, toutes les “aides” dont j’ai bénéficié – comme beaucoup, et beaucoup moins que beaucoup –, c’est pas de l’aide, c’est un système.
Lorsque votre femme travaille avec vous sur un film, ce n’est pas de l’aide ?
C’est très juste… C’est curieux, je ne l’inclus pas. Alors qu’on est quand même ensemble et mariés depuis dix ans. En effet, c’est la contradiction, c’est l’arbre… Oui. Je ne l’inclus pas, non par oubli, je le sais, ô combien … Mais je ne veux pas en parler, alors je l’oublie.
Vous luttez contre l’hypocrisie en montrant que les victimes sont aussi des coupables, en ne portant pas de jugement sur vos personnages. Ce qui est à l’opposé de votre comportement dans la vie quotidienne, où vous jugez tout le monde en permanence.
Si vous restiez sur un tournage quelques jours, vous verriez que lorsque je tourne, je ne suis pas pareil, tout le contraire de ce que je suis tous les jours. Quand je tourne, je suis efficace, je vais vite… Tout ce que je n’ai pas dans la vie. Mais ça s’enroule autour de ce que je considère comme une imposture, à savoir le cinéma. J’ai été peintre, c’est même le seul métier que j’ai appris. J’ai découvert que quand vous peignez quelque chose, il y a le tout de ce que vous faites, tandis que quand vous écrivez… je ne vais pas jusqu’à dire qu’il n’y a jamais rien, il n’y a toujours qu’une partie.
C’est là que j’ai compris pourquoi je n’aime pas vraiment la littérature : c’est toujours inachevé. Il n’y a jamais ce qu’il y a dans une toile. Dans une toile, même si elle présente des défauts, il y a toujours tout. Le premier plaisir vrai que j’ai eu dans le cinéma, c’est quand je suis allé voir la file d’attente de Nous ne vieillirons pas ensemble au Colisée et qu’elle allait jusqu’au Figaro. Je me suis assis sur le banc d’en face et suis resté là jusqu’à ce que la file entre. Et puis je suis revenu à la séance suivante. Il n’y a rien qui fasse plus plaisir que ça. Parce qu’à ce moment-là, à ce moment-là seulement, on se dit: “Tiens, ça a servi au moins à quelque chose…”
Vous avez obtenu toutes les récompenses : césar, Palme d’or… Vous sentez-vous mieux accepté dans le cinéma français ?
Non, ça ne change rien du tout. Van Gogh n’a pas eu de succès.
Trois cent cinquante mille spectateurs à Paris, c’est pas mal.
Ben non, c’est rien du tout. C’est la moitié de Tous les matins du monde, point-trait. Ah ben, oui. C’est horrible, parce que les films coûtent de plus en plus cher. L’idéal serait de faire deux millions de spectateurs sur la France. Il m’est arrivé de frôler ce chiffre mais je ne l’ai jamais atteint. Ce serait l’idéal : un film dont le budget ne dépasse pas dix millions de francs et qui fasse deux millions d’entrées.
Voilà, alors moi, dans ce métier, j’ai eu des velléités. Le peu de temps qui me reste à faire des trucs – si j’en fais encore –, j’aimerais cesser d’être velléitaire et essayer de faire passer des choses à la hauteur des capacités que je crois avoir et qu’on ne sente pas l’effort derrière. C’est un gros boulot. Ça m’est arrivé par éclats. Dans la première heure de Police par exemple, où il y a un nombre incroyable de mouvements de caméra qu’on ne voit pas. Dans la plupart des films, les mouvements de caméra, on ne voit que ça. Et on continue à trouver que les gens qui font des mouvements de caméra voyants sont des virtuoses, alors que c’est la chose la plus facile au monde.
Cette contradiction entre votre “marginalité” et votre volonté de toucher tout le monde, vous l’assumez ?
La contradiction, ce n’est pas moi. Je trouve que d’être comme vous venez de le citer – je vous assure, ça me fait plaisir d’entendre ça et ce n’est pas la première fois, ni la dernière – “marginal”, en ayant fait ce que j’ai fait dans le cinéma français, y a de quoi se tordre, quand même ! “Marginal”, par rapport à qui ? “Marginal”, ça dit bien ce que ça veut dire, c’est celui qui touche pas une canette. Pas besoin de subtilités, c’est péjoratif, “marginal”. On est mal barrés, là… Généralement, les gens sont jaloux de ceux qui ont plus qu’eux : plus de talent, plus d’argent, la belle bagnole. Moi, je suis jaloux de ceux qui ne valent rien ou pas grand-chose. C’est malheureux à dire, c’est une tare chez moi. Mais du public, jamais.
Effectivement, j’ai jamais eu beaucoup de monde – enfin, je finis par être parmi ceux qui font des entrées en France, le niveau est tellement bas maintenant. Malgré tout, je suis considéré comme un marginal, ce qui est absolument ahurissant. Depuis A nos amours, parce que j’ai joué, ils s’intéressent à l’acteur ; le metteur en scène, ils n’en ont rien à foutre. C’est vrai que je n’ai qu’une partie du public, mais ce public a un rapport immédiat, aime mes films sans se poser de questions, et je vous jure que, pour eux, je ne suis pas un marginal. Mais d’une manière générale, Pialat, le public n’en a rien à foutre.
Mes quelques films qui ont fait une échappée vers le succès, c’est carrément sur un malentendu. Les gens voient dans le casting quelques vedettes qui sont de la même famille que les gros films commerciaux. Et ils se rendent compte que mon film est visible, au moins autant que ce qu’ils ont l’habitude de voir, alors tout compte fait, ça marche à peu près. Mais on sent qu’il y a quand même une espèce de retenue, que le public ne va pas vers mes films dans un élan franc et massif.
Lorsque le public vient voir Dutronc dans Van Gogh, c’est un malentendu ?
Je pensais plutôt à Nous ne vieillirons pas ensemble. C’est un film qui a cent vingt plans. Rien que ce fait prouve qu’il n’est pas écrit comme un film habituel. Ceci dit, je ne le trouve pas particulièrement bien réalisé, mais je faisais beaucoup de plans-séquences à l’époque et, à ce titre, c’était un film quasi expérimental. Ben, ça a marché quand même. Ils y sont allés pour voir Marlène Jobert, Jean Yanne, et puis une histoire de couple.
Ma femme a eu une phrase très juste sur Van Gogh : c’est un film qui aurait beaucoup plu à ceux qui ne sont pas allés le voir. Les gens n’ont pas envie d’aller voir ça. Ça ne les intéresse pas. Qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez vu ce qu’il advient des émissions littéraires de la télé ?! Pourtant, ce n’était pas des émissions de pointe, c’était de la soupe.
Les émissions sur le cinéma ont aussi disparu.
Il n’yen a jamais eu. Cinémas cinéma, c’était Cahiers, c’était vas-y donc, j’te prends mon violon. Les vieilles lunes, quoi. Ça sentait le moisi. La cinéphilie, je déteste. On dit aujourd’hui que le cinéma se meurt. Mais il a commencé à mourir à l’époque de la cinéphilie, c’est-à-dire tout de suite après la fin de la guerre. Des types ont commencé à traiter le cinéma comme un bibelot, ils venaient regarder les films avec un carnet et un crayon … C’était le commencement de la fin.
Et tous ces gens, donc toute la Nouvelle Vague, n’ont connu le cinéma que là. Heureusement pour eux, il y avait encore un cinéma américain qui continuait sur sa lancée, mais le cinéma français… Mais eux, la Nouvelle Vague, c’était surtout la Cinémathèque. D’ailleurs, il suffit de voir comment leurs goûts ont changé. Je relisais ce que Godard écrivait en 1958 sur Mizoguchi : l’écrirait-il aujourd’hui ? Il se référait encore à des gens du muet. Maintenant, à part quelques exceptions comme Murnau, on n’en parle plus, du muet. Bref, à partir des années 1950, le cinéma devient le musée.
Vous dites que le cinéma est une imposture, au bas de l’échelle des arts. Pourtant, c’est ce qui vous tient en vie.
Parce que je ne sais faire que ça. Si je pouvais faire autre chose, je le ferais avec plaisir. Mais je regretterais de ne pas avoir fait au moins un bon film… pour moi. Parce que, quand j’ai le malheur de dire ça, j’entends: “Il filme pas terrible, il le dit lui-même.” Attention, il faut voir les autres. Mais ce ne sont pas de bons films pour moi. Parce qu’ils ne sont pas sérieux. D’ailleurs, c’est ce que je reproche au cinéma en général : c’est pas sérieux. C’est fait par des gens qui n’ont aucun intérêt, si ce n’est l’argent.
Comment un art aussi piètre…
Piètre, non, faut pas exagérer. Justement, c’est là que ça devient intéressant. Le cinéma a un siècle, à deux-trois ans près. Il y a quand même des bribes, qui entraînent des regrets pour quelqu’un comme moi, d’autant que quelque chose qui n’avait jamais existé que dans le cinéma va disparaître, purement et simplement. Ceux qui pouvaient faire, à supposer qu’ils existent, quelque chose de différent, qui aille plus loin, n’en avaient jamais les moyens. Ils ne pouvaient faire que des petits films expérimentaux bon marché, qui sont immédiatement ce qu’il peut y avoir de plus mauvais. Ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas construire un Boeing dans une cabane au fond de votre jardin.
Sauf pour les films de Lumière…
Mais oui, justement, ils sont nombreux, échelonnés dans l’histoire du cinéma, les exemples d’échappée où, tout d’un coup, on sent qu’on tient quelque chose qui aurait pu être extraordinaire, et parfois on tient quelques minutes … Evidemment, le plus bel exemple, c’est Lumière. C’est même plus important que le fait qu’il ait inventé la projection. Parce que là, il y a… oui, une forme de miracle. Lumière, comme réaliste, c’est le champion toutes catégories. Eh bien, moi, je trouve pourtant que les films de Lumière, c’est du fantastique. C’est curieux, parce que ce fantastique-là, qui devrait être dans tous les films, ne s’est pas retrouvé après. Il s’est fatigué, il s’est usé car, ensuite, tout a été truqué.
Mis à part le fait qu’il n’y ait pas de son et que ce soit en noir et blanc, le cinéma de Lumière montre la vie comme on ne l’avait jamais vue – quoique quelques films d’Edison traînaient mais, c’est frappant, ne valent rien. Lumière, c’est pas réaliste, c’est du domaine du miracle. L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, La Sortie des usines, c’est beaucoup plus un miracle que mon pauvre petit miracle du Soleil de Satan. Et c’est pourtant la réalité pour la première fois. Après, il y a une ingénuité, une pureté qui s’est perdue.
Et lorsque vous allez au cinéma voir des films de Mizoguchi, de Renoir ?
On pourrait citer d’autres gens que moi, mais comme j’en connais pas beaucoup aujourd’hui, je vais me citer, je vais être fat, prétentieux. La seule différence qu’il y a entre l’œuvre de ces gens-là et la mienne, c’est qu’ils ont tourné à une époque où l’on avait de vrais moyens pour faire des films. Ce que je n’ai jamais eu.
Vos films, que leur manque-t-il ?
La liberté de l’argent.
La grâce et l’innocence en seraient dépendantes ?
C’est une définition de l’artiste que vous donnez. J’aimerais mieux d’autres mots que grâce et innocence, ça fait un peu jardin d’enfants… une espèce de pureté, d’inspiration, admettons. Dans le cinéma en particulier, un artiste digne de ce nom doit pouvoir travailler dans n’importe quelles conditions matérielles, il n’a rien mais il peut quand même, contrairement à ce que je dis… C’est très difficile au cinéma parce que mine de rien, ça représente quand même quelques millions.
L’envie et la jalousie, on n’en parle jamais, mais ça existe. Les types qui ont tout pour eux, qui font ces fameuses entrées, qui ont du succès, qui font des pubs, ces types-là sont quand même jaloux, parce qu’ils savent bien qu’il y a un ou plusieurs mecs derrière eux qui n’ont rien, tirent la langue mais ont plus de talent. Moi,je jalouse des gens qui n’ont pas de talent, parce qu’en général ils ont beaucoup plus de moyens.
En disposer stimulerait votre inspiration ?
Le tournage, c’est ça : que des soucis. De temps en temps, on arrive dans la journée à obtenir quelques minutes où on peut travailler, on est tranquille. Et tout le reste, c’est des soucis. L’argent ne les fait pas disparaître tous, mais au moins le plus gros d’entre eux a disparu, donc on travaille dans de meilleures conditions. Attention, l’argent, c’est pas forcément pour le dépenser, c’est pour savoir qu’il est là. Si vous êtes pilote de Formule 1, que vous savez y tâter et puis que vous êtes avec une de ces bagnoles qui finissent toujours à cinq tours … On ne doit pas donner à un tocard la meilleure voiture ! Rivette, si c’était un sauteur en hauteur, ne sauterait pas 1,10 m…
Comment le cinéma, un art que vous ne placez pas très haut dans votre estime…
Attention, je précise : pas très haut par ce qu’il a été et surtout par ce qu’il est devenu. Le cinéma aurait pu valoir la littérature, voire la poésie, et peut-être même plus, parce qu’il peut dire parfois beaucoup plus de choses. Il ne l’a pas été. On en est réduit aujourd’hui, comme moi, à trouver – ce que j’ai toujours trouvé d’ailleurs, parce que j’ai toujours été un fan – un vieux film de Laurel & Hardy, où l’histoire est complètement idiote, avec des gags faciles, extraordinaire parce que ces deux types-là, en particulier Laurel, sans doute l’un des plus grands comédiens du monde, étaient extraordinaires. Ces films-là ont tant de valeur pour moi maintenant – c’est même pas qu’ils soient drôles, ils ne me font presque plus rire – parce qu’ils ont été tournés sans prétention, avec simplicité, comme ça, pour les enfants, dans un coin de rue, à 100 mètres des studios, sans beaucoup d’argent, sans recherches particulières de décors.
Comment cet art-là peut-il vous transformer au point de faire de vous quelqu’un de différent lorsque vous êtes sur un tournage ?
J’étais sans doute aussi différent quand je peignais. Seulement, quand on peint, on est seul. Je crois que c’est simplement une question d’action. C’est malheureux. Je suis quelqu’un qui a complètement loupé son coup et qui aurait pu faire beaucoup mieux dans la vie. Parce que, dans le fond, je suis un homme d’action et tourner – peindre aussi –, c’est actif. Je suis bien mieux quand je suis actif. Il y a autre chose que je n’aime pas dans l’écriture, c’est d’être là, le cul sur une chaise, à sortir ces idées …
Le Van Gogh, je l’ai écrit, mais sur des bouts de canapé, dans des coins impossibles, dans la cuisine, alors que j’avais tous les endroits pour écrire. Actuellement, je me fais un bureau à l’étage en dessous, on va voir ce que ça va donner, je ne suis pas sûr que ça marche. C’est pour ça que certains écrivains écrivaient debout, ils ne supportaient pas la position assise. Mon rêve serait d’aller tous les lundis sur le tournage comme on va à l’usine ou au bureau – j’aime mieux l’usine, parce qu’on est moins le cul sur une chaise.
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