Du ratage de Houellebecq aux découvertes coréennes, en passant par des courts métrages sublimes, tout le cinéma du monde était à Locarno.
Soyons honnêtes, faire une synthèse du dernier Festival de Locarno relève de la gageure : le nombre écrasant de films proposés et leur diversité avaient de quoi exciter autant qu’affoler n’importe quelle boussole festivalière. Placé pour la dernière année sous la houlette de Frédéric Maire, cet événement en dents de scie constituait une montagne de plus dans le paysage tessinois, et son relief imposant et accidenté avait de quoi donner le vertige.
Parmi tous les films présentés, on note inévitablement un grand nombre de ratages (le Houellebecq par exemple, La Possibilité d’une île, qui s’autodétruit en permanence, comme aspiré par un trou noir), voire d’aberrations, mais au vu de la qualité de ceux qui ont retenu notre attention (en majorité français !), le bilan est loin d’être honteux, et n’exclut – ô miracle ! – aucune sélection.
Au sein de la compétition internationale, deux films se sont distingués par leur pertinence critique et leur acuité sociale. Le tragi-comique Daytime Drinking, premier film du Coréen Noh Young-seok – sans aucun doute la découverte du festival –, nous embarque dans un véritable cauchemar éveillé dont le carburant est l’alcool. Les égarements éthyliques d’un jeune Coréen saisis à froid par une mise en scène répétitive évoquent l’infernale logique kafkaïenne. Soit l’application d’un principe d’aliénation et d’impuissance qui apparaît sous une forme plus naturaliste dans Un autre homme, film d’apprentissage rusé du Suisse Lionel Baier, déjà remarqué avec son Garçon stupide.
Figurant dans la sélection Ici et ailleurs, L’Idiot de Pierre Léon, adapté d’un extrait du roman de Dostoïevski et empreint d’accents dreyeriens, est bien loin de s’enfermer dans un écrin littéraire coupé de la réalité. Bien au contraire, en donnant à la parole une place centrale, une valeur d’acte, et en l’inscrivant avec une rare intelligence de cinéma comme un cache et un révélateur d’une puissance inouïe, Léon met en évidence toute l’intemporalité du romancier russe et signe un film faussement feutré, d’une violence et d’une beauté saisissantes.
La section expérimentale Play Forward programmait le dernier film de Vincent Dieutre, EA2, le deuxième exercice d’admiration que le cinéaste consacre à une figure du cinéma. A Naomi Kawase (EA1) succède Françoise Lebrun, dont il rejoue le célèbre monologue de La Maman et la Putain, sous la direction de l’actrice elle-même. Vincent Dieutre intègre pleinement la difficulté du projet à sa mise en scène, conçue comme un work in progress, et parvient à transformer cette fragilité initiale en une véritable force, suivant un beau glissement, très musical, du balbutiement incantatoire vers l’incarnation la plus criante.
La catégorie Cinéastes du présent correspondait parfaitement au sublime court métrage de Jean-Paul Civeyrac (Le Doux Amour des hommes, A travers la forêt), Malika s’est envolée, son plus beau film, réalisé dans le cadre d’une commande passée par le Théâtre de Gennevilliers. Jamais on n’a vu la banlieue (Gennevilliers, donc) aussi bien filmée, plongée dans des couleurs automnales infiniment mélancoliques. Pour la première fois, Jean-Paul Civeyrac s’attaque à un sujet d’actualité, l’expulsion des immigrés clandestins, mais rien ici n’est plaqué, ni démonstratif (contrairement au très décevant film d’Emmanuel Finkiel, Nulle part, terre promise), tout simplement parce que le cinéaste part de lui, de son univers littéraire et fantastique, d’une chambre noire, intime, pour aborder le monde, le laissant venir à lui avec une grâce et une justesse déchirantes.