L’analyse du sentiment amoureux n’est pas l’apanage du seul cinéma français : la preuve avec le splendide Grains de sable, qui évoque autant Hou Hsiao-hsien que Nicholas Ray. Le premier plan montre, venant s’inscrire dans le cadre, une succession de poitrines masculines. Façon extrêmement synthétique et suggestive d’exposer le thème central du film : l’homosexualité. […]
L’analyse du sentiment amoureux n’est pas l’apanage du seul cinéma français : la preuve avec le splendide Grains de sable, qui évoque autant Hou Hsiao-hsien que Nicholas Ray.
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Le premier plan montre, venant s’inscrire dans le cadre, une succession de poitrines masculines. Façon extrêmement synthétique et suggestive d’exposer le thème central du film : l’homosexualité. Pourtant, ce plan n’est pas follement représentatif du style de Ryosuke Hashiguchi, plus fondé sur la durée et sur la parole, sur le signifié que sur le signifiant. D’ailleurs, on se dit dans un premier temps que Grains de sable ressemble plus à un film européen qu’à un film oriental. Mais est-ce bien sûr ? Car quand il décrit l’amitié entre potaches japonais, le film fait penser à Kids return, la dernière œuvre de Takeshi Kitano. Il rappelle également, par nombre de ses dispositifs scénographiques plans-séquence, dialogues des personnages parfois noyés dans les interférences de la vie quotidienne , le travail du Taïwanais Hou Hsiao-hsien. Seulement dans Grains de sable, il y a un plus : une densité psychologique inédite dans le cinéma asiatique contemporain.
Le film s’organise autour du désarroi d’Ito, lycéen de 16-17 ans, quand il constate que la passion qu’il éprouve pour son camarade de classe Yoshida n’est pas réciproque. A partir de là, Hashiguchi va creuser le sujet, développer une myriade de ramifications sur les conséquences d’une homosexualité adolescente dans une ville de province du Japon. On constate d’abord qu’aimer quelqu’un du même sexe est encore un sujet tabou, une maladie honteuse pour la très rétrograde société japonaise… Au-delà de ces précisions sociologiques, ce qui frappe le plus, c’est la justesse documentaire du film. Le début se déroule dans le huis clos d’un lycée, entre terrain de sport et salle de classe puis, au fur et à mesure que la tare inavouable d’Ito se révèle aux yeux de ses proches (père et amis), le film se concentre de façon saisissante sur les rapports de quelques lycéens : deux garçons, Ito et Yoshida, et deux filles, la rebelle Aihara et la sage Shimizu. Décrivant avec un lyrisme rare la difficulté d’être et donc d’aimer de ces adolescents, Hashiguchi met en œuvre une problématique fort rare dans le cinéma nippon contemporain. Car, à part peut-être dans certains films de Naruse, ce cinéma à tendance anxiogène préfère en général se focaliser sur l’aliénation et la violence plutôt que sur le discours amoureux.
On est frappé par la façon audacieuse dont ce discours amoureux est mis en scène en particulier dans l’incroyable plan-séquence du baiser entre Ito et Yoshida : après avoir été sérieusement malmené par ses condisciples à cause de son homosexualité, Ito reste seul, prostré dans sa salle de classe. Yoshida vient l’y rejoindre. Maintenant que son homosexualité est brutalement devenue officielle, Ito en profite pour déclarer sa flamme à Yoshida. Il finit même par s’enhardir à embrasser celui-ci, qui subit l’agression stoïquement (double transgression : le baiser est une pratique inhabituelle dans la civilisation asiatique et rarement montrée au cinéma). Mais ce plan-séquence, dont la durée permet d’enregistrer le tremblement du réel, lui conférant une intensité absolue, n’est qu’un avant-goût de la scène finale sur une plage, dont la folie tragique évoque les plus beaux moments de Nicholas Ray. Cela commence comme dans une pièce de Marivaux : Yoshida déclare son amour à Ito, le prenant pour Aihara car il porte la robe de la jeune fille. Puis Yoshida sauve le jeune homo de la noyade et lui fait un bouche à bouche, pour la plus grande joie de ce dernier, qui reprend conscience en disant « Tu vois, quand tu veux ! » Un badinage pas si anodin que ça. Il recèle en fait une douleur absolue : traumatisée par un viol, Aihara entend la déclaration de Yoshida, mais refuse de croire à sa sincérité, contrairement à Ito, jaloux, qui tentera de se noyer… Cela donne une magnifique scène nocturne, d’une incroyable force émotionnelle, que ces accents tragicomiques rendent plus grinçante et déchirante encore. Ce mélange étonnant de sentiments contradictoires (amour homo/hétéro, résignation, haine, rire, désespoir, etc.) contraste de manière dissonante avec l’aspect lisse et enrégimenté du monde scolaire présenté au début du film avant qu’il ne commence lentement à se fissurer… Voilà en tout cas la preuve tangible et superbe que l’analyse du sentiment amoureux n’est pas l’apanage du cinéma français.
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