Hou Hsiao-Hsien continue de passer l’histoire de Taiwan au crible d’un labyrinthe mental déconcertant.
On ne voudrait pas donner dans la sentence professorale, mais n’empêche : s’il existe un terrain extraordinairement casse-gueule au cinéma, c’est bien celui de l’histoire et de sa représentation. Comment mêler l’individuel et le collectif ? Comment raconter le passé dans une fiction sans sombrer dans la métaphore lourdissime et l’explication « après-coup » forcément réductrice ? Imbroglio dont la résolution à l’écran ne donne pas toujours de bouleversantes épures, c’est le moins que l’on puisse dire.
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A Taiwan pourtant, il existe un cinéaste qui travaille l’histoire comme personne. Méprisant les académismes de tout poil et les images qui prennent en otage l’intellect du spectateur, Hou Hsiao-Hsien s’intéresse en premier lieu à la mémoire et à ses réseaux souterrainement alambiqués. Ces dernières années, le cinéaste a signé deux chefs-d’œuvre historiques et contemplatifs : La Cité des douleurs et Le Maître de marionnettes, où il s’agissait chaque fois de plonger dans les souvenirs de personnages particuliers pour examiner simultanément la mémoire collective et les tropismes individuels. Avec Good men, good women, scandaleusement oublié l’an passé au palmarès cannois, Hou Hsiao-Hsien passe en quelque sorte à la vitesse supérieure, ce qui explique sans doute pourquoi certains des fans les plus fervents du cinéaste se sentent un tantinet largués par le jusqu’au-boutisme de sa démarche. Et il faut l’avouer : si les films précédents de Maître Hou n’étaient déjà pas simples, celui-ci semble de prime abord vertigineusement compliqué, pourvu d’une armature spatiale et temporelle qui épuise les neurones.
Soit Liang Ching, une jeune actrice en pleine crise intérieure. Alors qu’elle s’apprête à jouer dans un film qui retrace un épisode sanglant de la guerre sino-japonaise durant les années 30, la donzelle est psychologiquement agitée par les traces intermittentes de son propre passé. Son fax ne cesse de crépiter : quelque part à Taipei, un inconnu lui adresse au compte-gouttes des pages du journal intime qu’il lui a dérobé. Ce viol de la personnalité correspond à la découverte par l’héroïne du passé tumultueux de son pays, via le film dans lequel elle interprète le rôle principal. Good men, good women entremêle trois époques : le présent de l’héroïne, son passé avec un amant défunt qui réapparaît au gré de longues séquences autonomes, et les images (en noir et blanc) du film qu’elle est en train de tourner.
Si Hou Hsiao-Hsien soulignait au stabilo les passages d’une période à l’autre et respectait la chronologie de chaque bloc temporel, nul ne serait perdu. Il y aurait même de fortes chances pour que l’on se retrouve avec un ouvrage pseudo-moderniste, tendance prétentieusement ostentatoire. Il n’en est rien. Ce qui passionne avant tout Hou Hsiao-Hsien, c’est le travail ontologiquement irrégulier de la mémoire. Le cinéaste sculpte ici la matière temporelle et donne naissance à un art extrêmement précieux de l’introspection. Les longs plans-séquences travaillent « au-delà » du sens. Ils correspondent à des flashes, à des éclats de souvenir, qui court-circuitent la narration et entretiennent apparemment peu de rapports avec la grande histoire de Taiwan. Ici, nulle métaphore, pas de correspondance explicite. Simplement (mais c’est énorme) un travail de la rime poétique qui superpose, comme dans un même flux de pensée, un interrogatoire militaire dans le film en abyme et des réminiscences érotiques renvoyant à la bio agitée de l’héroïne.
A ce titre, Good men, good women n’est pas un film historique, plutôt une rêverie sur la recherche illusoire d’un passé perdu. Celui d’un individu et celui d’un pays. Hou Hsiao-Hsien confirme ici qu’il est un styliste invraisemblablement exigeant. Là où d’autres font de la belle image, esthétique mais vide, lui travaille l’espace et la profondeur de champ comme un territoire mental progressivement habité de signes émotifs. Si l’expression « art poétique » n’était pas si malheureusement galvaudée, il y aurait toutes les raisons de la ressortir ici avec une saine énergie. Hou Hsiao-Hsien continue de créer une œuvre profondément abstraite et pourtant sensible comme nulle autre. Cela vaut bien que l’on abandonne ses réconfortants repères.
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