Patrick et Hugo Sobelman livrent une histoire intime de la Shoah à travers le regard de Golda Maria au soir de sa vie.
En 1994, le producteur de cinéma Patrick Sobelman, l’un des membres du collectif d’Agat Films & Cie (notamment avec Robert Guédiguian), bien connu dans la profession (il vient de sortir Les Jeunes Amants de Carine Tardieu), décide de filmer, chez elle, sa grand-mère Golda Maria Tondovska. Il lui fait raconter sa vie devant une caméra vidéo (sans doute de l’Umatic ou du Betacam, à l’époque, j’imagine). Elle a alors 84 ans et lui 38.
Golda Maria est née en Pologne, dans une famille juive qui va bientôt s’installer à Berlin – Maria insiste sur le fait qu’elle parlait allemand et qu’elle a toujours détesté le yiddish, qui était pourtant la langue de ses parents. Maria a du caractère et un bel accent allemand. Bientôt, au début des années 1930, donc de la montée du nazisme (pour ceux qui l’ignoreraient encore), une partie de la famille immigre à Paris.
Maria se marie, a deux enfants avec Pierre, un Français juif. Et puis vient la Seconde Guerre mondiale. Après maintes péripéties et déplacements (l’exode, Marseille, Aurillac, La Bourboule..), le mari et la fille de Maria parviennent à se réfugier en Suisse, mais son fils et elle se retrouvent à Drancy en mai 1944, et font partie de l’avant-dernier train qui part de France pour Auschwitz, où ils arrivent le 6 juin 1944.
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Un témoignage particulier
Des témoignages d’hommes et de femmes juif·ves sur la tentative d’extermination totale des juif·ves d’Europe par les nazis, il y en a déjà eu beaucoup. Bien sûr grâce à Claude Lanzmann, à la fondation Spielberg. Mais celui-ci, monté il y a deux ans par Patrick Sobelman et son fils Hugo après la mort de Golda Maria à l’âge de 102 ans, est particulier.
Pourquoi ? Parce qu’aucun individu ou rescapé de la Shoah ne se ressemble, bien sûr. Le dispositif du film est pourtant très simple, mais ce qui fait aussi sa grande force est justement sa rigueur : un plan totalement fixe, sur pied, qui filme une dame en train de raconter une partie tragique (avec des moments qui font sourire aussi) de sa vie.
Son petit-fils lui pose le minimum de questions, le plus souvent pour lui faire préciser un lieu, une date, un prénom, rectifier une erreur factuelle. Des photos de famille viennent aussi nous aider à mettre des visages sur des noms, nous rappeler quelque événement historique.
Mais jamais un plan de coupe qui nous montrerait Maria dans sa rue, aujourd’hui, au marché. Rien qui ne distraie le regard, la pensée, notre concentration, nous permettrait de prendre une pause. Nous n’avons pas besoin de repos. Nous sommes, comme dans la vraie vie, assis dans le salon d’une vieille dame qui aurait pu être notre grand-mère et qui nous raconte des moments de sa vie passée, et ils sont saisissants.
Persistance de l’image et du souvenir
À l’intérêt naturel, évident, de ces faits, se superpose cette idée que Flaubert affirmait : “Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.” Miracle de la vie dont le cinéma, cet “embaumeur du temps” (André Bazin) est l’un des miraculeux héritiers.
On pense évidemment à l’un des derniers films de Claude Lanzmann, Les Quatre Sœurs, en voyant Golda Maria. Le ou la spectateur·ice pense aussi au magnifique film de Wang Bing, Fengming, chronique d’une femme chinoise, qui pendant quatre heures où l’on voyait la lumière du jour baisser, filmait, face caméra, pendant un plan de près de quatre heures, une vieille dame raconter toutes les révolutions culturelles qu’elle avait vécues et où elle avait perdu tant des siens.
Mais avec Golda Maria nous reste surtout l’image de cette femme si modeste, drôle parfois, toujours digne (pas de pathos), droite, qui mélange et confond allègrement les noms, les dates, les lieux – distraction qui fait à la fois son charme et nous rappelle à bon escient que les drames quelle a connus sont un chaos incroyable où les souvenirs se perdent, créent des images en en oublient d’autres, labiles ou trop réelles parfois (la mort d’un enfant).
Grandeur et dignité
Ce qui est inoubliable, dans Golda Maria, ce sont aussi ces moments où cette dame, cette femme, cette fille, cette enfant, commence une phrase, un récit par “Je dois dire ça, parce que c’est extra”, accompagné d’un sourire. Le spectateur comprend très vite que le souvenir qui viendra sera souvent un moment d’une tristesse impossible, tétanisant même, contrairement à ce que le “extra” et le sourire laissaient augurer.
Parce que si Golda Maria a parfois les larmes aux yeux, elle les essuie toujours très rapidement, et se renfonce dans son fauteuil pour retrouver sa dignité, ne pas laisser croire aux nazis de tous poils qu’elle pourrait s’effondrer jamais.
Lors de son arrestation par une patrouille allemande, en 1944, un jeune soldat bien nazifié lui avait dit : “Maintenant que vous êtes tombée entre mes mains, vous ne connaîtrez plus jamais le bonheur.” Alors Golda Maria se rejette en arrière dans son fauteuil, fière, pleine de fougue, et nous lance comme si elle le jetait, cinquante ans après, au visage de type : “Il se trompait !”