Retournant les codes du film de super-héros, Shyamalan impose une vision puissante de toutes les ambiguïtés politiques de l’époque.
Le 20 Janvier 2017, jour de l’inauguration présidentielle de Donald Trump, sortait Split et l’on se demandait alors, dans ces pages, si le film n’était pas l’annonciateur d’un populisme qui vient (et qui était déjà là, en réalité). Deux ans plus tard, presque jour pour jour, sa suite Glass est sur les écrans, et le populisme n’a cessé de progresser, prenant toutefois des formes variées et ambiguës – pas besoin de faire un dessin. Cinéaste éminemment politique, qui ne cesse de travailler la question de la communauté et des croyances qui la fondent, M. Night Shyamalan s’intéresse cette fois à la mythologie du super-héros et à l’empowerment qui en découle.
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https://youtu.be/6Y4MVya_vfI
Troisième volet d’une trilogie qu’on n’avait pas vue venir avant les ultimes secondes de Split – lorsque David Dunn, super-héros récalcitrant apparu quinze ans auparavant dans Incassable, passait une tête pour annoncer un clash avec La Bête (au moins aussi tendu qu’un Booba-Kaaris) –, Glass se passe presque intégralement dans un hôpital psychiatrique. Un trio de patients super-héroïques (Bruce Willis, James McAvoy, Samuel L. Jackson) s’y voit retenu prisonnier par une psy (Sarah Paulson) persuadée qu’ils délirent, que leurs pouvoirs ne sont rien qui ne s’explique rationnellement. Et elle est bien décidée à les en convaincre, notamment dans une longue scène dialoguée en chambre rose bonbon, peut-être le moment de bravoure du film – film qui, d’ailleurs, contourne crânement les clichés du genre, penchant plus du côté fauché de son producteur Blumhouse que du destruction porn de son distributeur Disney.
La première chose qui frappe ici est l’étonnante frontalité de la mise en scène. Glass semble en effet nous regarder. Droit dans les yeux. Comme à travers un miroir sans tain que serait la toile de cinéma tendue devant nous. Le film nous regarde – comme tous les films importants, auraient pu dire Jean-Louis Schefer et Serge Daney, qui inventa pour l’un et popularisa pour l’autre cette belle idée. Mais aussi, très littéralement, chacun de ses personnages nous regarde, à tour de rôle, par l’entremise d’une caméra placée plus souvent qu’à l’accoutumée face à leur visage. The Visit, avec ses images amateurs tournées par ses protagonistes, avait inauguré ce style chez l’auteur ; Split, à travers un journal vidéo tenu par son personnage principal, l’avait perpétué ; mais Glass, lui, le systématise. Pourquoi ?
Le regard-caméra, hyper banalisé à l’ère du selfie et de l’autolive sur YouTube ou les réseaux sociaux, reste tabou au cinéma. En l’y injectant massivement dans un film qui, en outre, réserve aux caméras de surveillance (et leurs angles hauts, pour ne pas dire hautains) un rôle déterminant, Shyamalan orchestre en quelque sorte une lutte esthétique entre deux régimes d’image : l’un, subjectif, direct, populiste (quoique très contrôlé par le cinéaste) ; l’autre, objectif, indirect, servant les intérêts du pouvoir (en proclamant, c’est le paradoxe bien connu, une forme de neutralité).
Or cette lutte fait bel et bien écho à celle que David Dunn, La Bête, Mister Glass et leurs trois premiers apôtres – très beaux personnages secondaires, notamment la jeune Anya Taylor-Joy, capable de tirer des larmes par un simple geste réconfortant de la main – mènent contre la psychiatre Ellie Staple. Comme si Shyamalan s’était soudain coltiné Foucault, Guattari et Deleuze, l’institution psychiatrique est ici décrite comme l’épitomé du néolibéralisme (avec son infantilisation, ses procédés répressifs sournois, sa société secrète à la Bilderberg, qu’on croirait sortis d’une théorie du complot), tandis que la schizophrénie (notamment celle de James McAvoy, défenseur des “brisés”, vêtus, soit dit en passant, de jaune…) est vue comme une instance créatrice, une façon de faire bouger les lignes – un empowerment. Un régime d’ambiguïté généralisée monte en puissance pendant tout le film : les assassins peuvent devenir des libérateurs, les terroristes d’hier les révolutionnaires de demain. Le film renverse à l’envi les perspectives morales et les grandes dichotomies du cinéma super-héroïque (bien/mal, gentils/méchants, etc.)
Mister Glass, personnage éponyme qui ne s’active pourtant que dans le dernier tiers, a quelque chose du Docteur Mabuse (mélange de celui du Testament de 1933 et du Diabolique de 1960) lorsqu’il manipule son monde depuis sa cellule, précisément parce que lui maîtrise l’image et sa mise en scène. Et ce à quoi le film appelle, dans un final auquel on pourra reprocher son côté grand-guignolesque et sa pluie de twists – mais n’aime-t-on pas Shyamalan pour ça, justement, cette façon de mettre les pieds dans le plat, de ne pas craindre le ridicule ? –, c’est bien à ce que chacun brise ses chaînes et laisse se déployer son propre devenir de super-héros. Jacky Goldber
Glass de M. Night Shyamalan (E.-U., 2019, 2 h 09)
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